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Plongée dans les coulisses des voeux politiques: « J’lui ai dit à la ministre que c’était qu’une pute »

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Un rédacteur en chef qui sprinte pour être assis à la droite d’un ministre-président, une ministre qui se fait traiter de pute par une vieille militante ivre, et un président de parti unilingue francophone cerné par des journalistes flamands. Morceaux choisis d’un mois de vœux politiques.

Cagliostro. On l’appelle Cagliostro, et le café, c’est son truc. Il a commencé sa carrière ascensionnelle il y a longtemps en portant la Thermos de café, et aussi, plus sûrement, les glaçons pour son whisky, au bouillant rédacteur en chef d’un journal de gauche que personne ne lisait. Il a plus amené les cafés du bouillant rédacteur en chef très à droite d’un journal populaire qui est toujours le plus lu, et dont il est aujourd’hui, récompense légitime de ces décennies de portage de café, le chef fatalement très médiatique.

Et Cagliostro, ce jeudi soir-là, porte son petit badge d’invité aux vœux du gouvernement wallon à la presse, les premiers depuis 2020. Il est avec une cinquantaine d’invités, journalistes, attachés de presse et, bien sûr, ministres, au milieu du Cap Nord, qui abrite, pendant les heures de bureau, des centaines de travailleurs du SPW mobilité et infrastructures. Il a sa flûte de Rufus, servie par une espèce de Jean-Maurice Dehousse en smoking blanc, très sympa.

L’immense bâtiment étale toute sa longueur à l’arrière de la gare de Namur, et est doté d’une rue intérieure et «d’une valeur esthétique manifeste» qui se caractérise par «la modernité de son image» depuis 1999, lit-on sur l’indispensable site Connaître la Wallonie. Un petit bar a été approvisionné pour l’occasion, et, devant, il y a trois ou quatre tables hautes où s’accoudent les invités, sauf Cagliostro qui avance imperceptiblement, puis une petite scène avec un petit pupitre devant un écran de toile blanche, rougie d’une inscription bilingue Wallonie-Wallonië.

Derrière l’écran, les tables où les ministres, un par table, avec leur attaché de presse, avaleront de succulents produits wallons avec les journalistes. Mais avant de manger assis derrière l’écran, il y a les discours debout devant, au pupitre. Et après avoir applaudi celui d’un confrère de la RTBF qui a engueulé le gouvernement wallon pour avoir protégé le greffier du parlement et son président, Cagliostro se rapproche encore un peu du pupitre où s’avance Elio Di Rupo.

Et Cagliostro, ce jeudi soir-là, porte son petit badge d’invité aux vœux du gouvernement wallon à la presse, les premiers depuis 2020.

Les mauvaises oreilles d’Elio Di Rupo

Le ministre-président répond au copain du service public. «Malgré mes mauvaises oreilles, j’ai bien entendu ce que vous disiez», il dit, en lisant un texte. Il se réjouit d’être là plutôt que, comme d’habitude, au château de La Hulpe ou dans une autre ville, «Ici, c’est plus commode, et c’est l’épicentre de l’administration», ainsi que d’avoir «augmenté de 100% la présence de journalistes flamands, puisqu’ils sont cette année pas moins de deux tandis qu’il n’y en avait qu’un seul la dernière fois», et ça fait rire tout le monde, mais moins que quand le téléphone ministéro-présidentiel sonne au moment où Elio Di Rupo nous «remercie de notre attention en musique, ha ha ha», et nous invite à passer à table, mais un des invités a devancé l’invitation.

Pendant ses vœux à la presse, Georges-Louis Bouchez a été gentil avec les journalistes, même avec ceux qui ne sont pas importants, qu’il ne traite que de socialistes.
Pendant ses vœux à la presse, Georges-Louis Bouchez a été gentil avec les journalistes, même avec ceux qui ne sont pas importants, qu’il ne traite que de socialistes. © BELGA IMAGE

Parce que quand le ministre- président arrive à la sienne, tout le monde est encore en train de se demander où chacun peut s’asseoir, il n’y a pas de plan de table pour les journalistes et, en fait, ça n’a d’importance pour personne, mais Cagliostro, lui, est déjà assis, un peu essoufflé d’avoir démarré si vite, à côté de la chaise où s’installe Elio Di Rupo.

A toutes les tables, on a mangé des tartares de poisson de nos eaux, de la volaille de pas loin, avec de bonnes carottes d’Antheit et des légumes de Bierwart, puis des fromages de Gesves et des chocolats d’ Andenne. Mais parce que, nous, on était à la table de Christie Morreale qui a fait des imitations de Maggie De Block (et même d’Elio Di Rupo mais on ne peut pas le dire) qui ont beaucoup amusé 50% des journalistes flamands présents à cette cérémonie, c’est-à-dire un, qui était très étonné parce qu’en Flandre ce qu’ils font avec les journalistes, les ministres, c’est un grand barbecue au début de l’été, on n’a pas vu si c’est Cagliostro qui a servi le Café Liégeois bouillant à Elio Di Rupo à la fin.

Après, les ministres s’en vont, du moins les importants, ils passent de table en table pour dire au revoir et raconter leurs petites blagues sur le bon travail qu’ils font, Cagliostro et les autres confrères importants aussi, ils ont bu leur café et puis les journalistes, les attachés de presse et les ministres moins importants – on ne dira pas lesquels mais Christie Morreale devait aller à l’anniversaire de Frédéric Daerden, Willy Borsus était attendu dans le Luxembourg –, ainsi qu’une bonne moitié de la délégation flamande, prennent la petite dernière au bar de Jean-Maurice Dehousse. Puis tous ces gens moins importants vont échanger plusieurs autres petites dernières, un peu plus loin du Cap Nord, dans le coin cuisine un peu poussiéreux du cabinet d’un ministre apparemment un peu moins important, on ne dira pas lequel mais Philippe Henry était en mission aux Emirats, et il ouvre très bien les Jupiler au coin de leur bac, et il a même un décapsuleur, il est très à l’écoute, certainement parce qu’il a de moins mauvaises oreilles que ses collègues partis plus tôt.

On a mangé des tartares de poisson de nos eaux, de la volaille de pas loin, avec de bonnes carottes d’Antheit et des légumes de Bierwart.

La tentation de la petite dernière

La petite dernière, c’est l’erreur classique commise par les arrivistes débutants, la tentation à laquelle il ne faut pas céder en début de mois de vœux, surtout pas quand ce sont ceux des exécutifs, où on boit et où on mange le mieux, ce qui nimbe de la dangereuse illusion que ça ne fera pas mal à la tête ni au ventre. Cette année, heureusement pour les journalistes moins importants ainsi que pour leur tête et leur ventre, seul le gouvernement wallon organisait des vœux. Les ministres bruxellois et de la Fédération Wallonie-Bruxelles n’en tenaient pas. Leurs membres, individuellement, pas tous donc, mais un certain nombre, préférant inviter un petit panel de confrères importants à leurs yeux à manger et à écouter gourmandement les saletés qu’ils ont à dire sur leurs collègues. On ne dira pas lesquels, bien sûr.

La dernière grande réception de Nouvel An, chez Ecolo, était en 2019, organisée surtout avec l'argent de Groen. Cette année, c'était juste jus de fruit bio un lundi matin après le bureau politique.
La dernière grande réception de Nouvel An, chez Ecolo, était en 2019, organisée surtout avec l’argent de Groen. Cette année, c’était juste jus de fruit bio un lundi matin après le bureau politique. © BELGA IMAGE

Si bien qu’entre les vœux du gouvernement wallon, début janvier, et ceux du gouvernement fédéral, à la fin du mois, juste avant ceux du roi aux corps constitués, donc aussi à l’estomac et au crâne des journalistes importants, la corporation, importante ou pas, n’avait que les vœux des partis pour satisfaire son besoin collectif de boire et de manger sur le compte de gens importants qui essaient de l’abuser à longueur d’année.

Ce qui fait, quand même, une très dangereuse litanie de tentations de petite dernière à éviter.

Parce que les partis invitent toujours au moins une fois, et souvent deux fois, avec ou sans militants, aux échelons national, régional ou local: il y a de quoi en casser à la petite dernière, des ventres ambitieux et des têtes networkeuses. Une recherche sur les sections locales, évoquée dans Les Partis politiques en Belgique (Pascal Delwit et Emilie van Haute, éd. de l’ULB), établit que les centaines de sections locales des formations belges ne servent presque plus à rien d’autre qu’établir des listes et souhaiter des vœux: plus de 40% tiennent un «drink de Nouvel An» ou une activité similaire, contre à peine 8% des «débats politiques». Mais chaque parti à sa politique. Le PTB en fait de plus en plus, Les Engagés de moins en moins.

Et Ecolo, par exemple, n’a monté qu’une fois, en 2019, et paraît-il surtout avec l’argent de Groen, une grande réception avec une scène, un bar, des militants qui dansent et des journalistes qui en profitent. Cette année comme les autres, les verts ont convié, un lundi matin après leur bureau politique convoqué dans l’auberge de jeunesse voisine de leur Green House bruxelloise, «parce que comme on n’a pas du tout de problème de répartition des espaces avec Groen, on n’a pas deux salles assez grandes pour nos deux bureaux politiques ici», rit une parlementaire importante mais on ne dira pas laquelle, les médias à recevoir leurs vœux et leurs idées. On peut y boire un peu de bière artisanale, du jus bio, manger des petits pains avec ou sans viande, et écouter un journaliste important imiter Elio Di Rupo faisant des imitations quelques jours plus tôt à la table de Cagliostro.

Mais la petite dernière est plus facile à refuser, même aux plus indolentes des vocations journalistiques, le lundi en début d’après-midi à la Green House que, par exemple, le jeudi soir au «Village durable Be-Here», à Laeken, une ancienne usine à apéros de Laeken devenue un village durable, «l’endroit idéal pour faire vos courses durables et locales, déguster des produits artisanaux, mais également pour y faire réparer son vélo ou penser à son bien-être», où le Parti socialiste réunissait ses militants et la presse pour le discours présidentiel de début d’année, et pour les petites dernières qui le précèdent de peu et lui succèdent longtemps.

L’avantage, pour le parti, est de montrer aux journalistes qu’il garde une base militante, surtout constituée d’obligés mais enfin. Il y avait là plusieurs centaines de personnes, qui ont bu de la bière et mangé des sandwiches mous au poulet curry. Pour ses dirigeants, c’est l’occasion d’avoir un contact chaleureux avec des journalistes, et c’est le risque de les rendre témoins de contacts parfois moyennement chaleureux entre la base militante moins obligée mais encline à savourer les petites dernières sans curry et ses dirigeants. «Moi j’lui ai dit à Lalieux que c’était qu’une pute elle a même pas répondu à mes e-mails», comme disait une militante des confins du Grand-Duché à tous les députés, tous les ministres, tous les présidents de parti et tous les journalistes concentrés sur la toujours pénultième petite dernière qu’elle croisait.

Boulette de viande

Ce mariage de la petite dernière avec la base militante, surtout constituée d’obligés mais enfin, et du off bravache est également très bien réussi au MR, où traditionnellement les cinq fédérations provinciales, en commençant par celle du Hainaut au Bois du Cazier, à Marcinelle, remplissent successivement une salle de leur choix pendant une semaine, afin qu’un midi de la semaine suivante, le président puisse expliquer aux journalistes importants ou pas que les militants sont plus nombreux et plus motivés que jamais cette année.

Et quand Georges-Louis Bouchez arrive à midi quarante tapantes à ce lunch informel de midi pile, c’est ce qu’il fait, en disant qu’il venait de souhaiter bonne année à «plus de cinq mille militants» tout au long de cette semaine votive. Les chefs de groupe et les attachés de presse, et même les ministres qui l’aiment bien – les autres sont excusés ou sont annoncés mais n’arriveront pas, on ne dira pas lesquels – sont là. Le lunch est fort peu formel en effet, puisque de petits plateaux de boulettes frites à la viande passent distraitement sans permettre aux importants affamés de s’alimenter, et qu’il y a du vin, toujours servi par petits derniers, aux vœux du toujours abstème président et de ses camarades.

Ce mariage de la petite dernière avec la base militante et du off bravache est également très bien réussi au MR.

Il est gentil avec les journalistes, même avec ceux qui ne sont pas importants, qu’il ne traite que de socialistes, mais ce sont surtout les journalistes qui sont importants qui sont gentils avec lui, car ils lui parlent français alors qu’ils sont flamands, et qu’ils pulvérisent le record des vœux du gouvernement wallon. Ils sont nombreux, ils s’avancent comme en bloc et, sitôt son petit discours gentil terminé, ils enferment Georges-Louis Bouchez dans un coin derrière un pilier pour l’écouter parler français pendant plus d’une heure.

C’est l’heure de midi, elle est dépassée depuis longtemps, et les confrères moins importants, eux, partagent petits derniers vins et boulettes frites avec les libéraux moins importants, et c’est amusant, mais le journaliste important qui avait bien aimé les imitations d’Elio Di Rupo quelques jours plus tôt s’en va parce que lui ça ne l’amuse qu’un peu de voir un président de parti parler à d’autres que lui, même dans sa langue à lui.

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Mecouilles ti

Paul Magnette commencera vers ce moment, lui, sa tournée des vœux dans les fédérations. Et comme il l’a entamée au moment où Georges-Louis Bouchez terminait la sienne, unilingue, il a pu s’en moquer partout et en deux langues, français et wallon, comme à Fleurus, devant les camarades de l’arrondissement de Charleroi, où il a très bien menti en disant qu’ils étaient cinq cents pour une soirée de vœux de l’arrondissement. «Le MR, au Bois du Cazier, organisait ses vœux nationaux. Ils ont dit qu’ils étaient cinq cents. Mais on a compté et il n’y a que 285 places assises tout au plus. Ils étaient maximum trois cents. Pour tout le parti», a-t-il alors menti – il y avait bien quatre cents libéraux à des vœux strictement hennuyers ce jour-là mais enfin, on se tape sur les cuisses dans la salle polyvalente du Vieux Campinaire bombardée de petites dernières, c’était un vendredi soir. Et puis, on rigole encore plus quand le parfait bilingue prend la voix de Fabrizio, le Carolo du Grand Cactus, rappelant qu’il est «président du parti socialisss» et qu’il remercie Ludivine Dedonder d’être venue en citant un militant âgé croisé à l’entrée «Il m’a dit “Mecouilles ti avec estelle-là j’veux bien refaire mon service”.»

C’est dommage mais aucun important n’a pu profiter de cette imitation. Même pas Cagliostro. Sans doute parce qu’il n’y avait pas de café à porter.

Le Conseil de déontologie journalistique a constaté une faute déontologique dans cet article. Sa décision peut être consultée ici.

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