Une nuit avec Paul Magnette: «C’est moi qui appelle tous les présidents de parti. Sauf Bouchez» (reportage)
C’est à Lodelinsart que Paul Magnette, le président du PS et bourgmestre sortant de Charleroi, a passé la soirée électorale du 13 octobre. Avec sa garde rapprochée carolo et celle venue de Bruxelles, les militants qui, cette fois, ont pu faire la java et beaucoup, beaucoup de « coups fils à donner ». Récit, depuis les coulisses, d’une nuit de revanche.
Le message était assez clair: «Je serai essentiellement à La Ruche Verrière, à Lodelinsart. A priori, je dirais vers 18h.» Mais «tout dépend du rythme auquel tombent les résultats. Bien à vous. Pm». Pm, c’est Paul Magnette, président du Parti socialiste et bourgmestre de Charleroi depuis douze ans, qui a annoncé fin août qu’il ne briguait pas de troisième mandat. La Ruche Verrière, c’est le lieu qui a longtemps abrité les réunions de l’Union verrière, le syndicat des ouvriers de l’industrie du verre de la région. Lodelinsart, c’est l’une des quinze sections de la deuxième ville de Wallonie (204.000 habitants). Et les résultats qui doivent tomber, ce sont ceux des communales et provinciales du dimanche 13 octobre.
A 17h30, il y a beaucoup de voitures mais peu de monde devant le grand bâtiment installé sur la place Edmond Gilles, à côté de Chez Greg, ouvert et faisant alimentation générale, librairie, Lotto, fruits et légumes, sandwichs et pain frais, en plus d’être relais colis. Sur et devant la façade, bannières PS, ballons rouges et panneau avec le sigle du parti, son numéro de liste (3) et son slogan de campagne: «Charleroi, ma ville, mon choix». A l’intérieur, deux ou trois personnes dans le vaste café et une dizaine dans l’immense arrière-salle à balcon, où on organise des fêtes, des brocantes et des vide-greniers (comme le 20 octobre prochain, annonce une affichette à l’entrée), les réunions des Climbias, le club folklorique local à vocation philanthropique créé en 1893, ou des activités comme une compétition de sarbacane sportive (le 9 novembre, selon une autre affiche). Ce soir, y trônent des tables avec nappes en papier. Les déjà présents sont plutôt blanchis sous le harnais. Indifférents aux premiers résultats, partiels pour la plupart, qui défilent sur les trois écrans géants, dont on a coupé le son: le plus grand, tout au fond, derrière l’estrade d’où émergent deux micros, retransmet l’édition spéciale de la RTBF; sur les deux autres, qui se font face, à gauche et à droite quand on entre, c’est RTL-TVi.
«On attend encore, pour ne pas s’emballer. Et parce qu’on est tétanisé par rapport aux résultats de juin.»
«Ça pue» vs «C’est trop tôt»
A 18 heures, Pm n’est pas là mais des militants plus jeunes débarquent. En regardant les pourcentages qui s’affichent, passant d’une commune à l’autre et du scrutin communal au provincial, avec parfois seulement un bureau de vote dépouillé sur plus de 60, Gilles, la trentaine, chope à la main, lâche «ça pue». Simona, pas beaucoup plus âgée, finit la sienne et avant d’aller racheter quelques tickets (pour les boissons et les pains saucisses) rétorque «c’est trop tôt pour se casser la tête, hein». Ça se remplit toujours plus, mais au petit trot. On voit des casquettes rouges, des pulls rouges, des sweats rouges, parfois au logo du parti, parfois avec celui des Spirou (cinquièmes actuellement au championnat de basket), des foulards rouges, des petits drapeaux rouges. On voit aussi quelques survêtements du Sporting (neuvième au foot, pour l’instant), des costumes-cravates, des jupes en cuir, des shorts en jean, des souliers vernis, des bottines de chantier, beaucoup de bières et quelques vins blancs, des ongles peints et des mains calleuses.
Il est 19h07, Pm n’est pas là mais les journalistes sont arrivés: Télésambre, RTL, RTBF, VRT. On parle de plus en plus fort, parce que la salle est presque pleine maintenant et que ça écluse quand même sur un bon tempo. A la première table à gauche de l’entrée, tournant le dos à l’écran où l’on voit le journaliste Martin Buxant sans l’entendre et devant une dizaine de verres vidés, une dame (levant un rempli) lance «santé!», un quadra blague avec «au MR!», quelqu’un renvoie «ta gueule!» et tout le monde rigole avant presque cul sec. Plus loin, un monsieur à la mine plus allongée. Il s’appelle Freddy Warrant, 74 ans, ancien syndicaliste et ex-catcheur. Il vient de Couillet et déplore qu’«aujourd’hui, on a une liste avec 51 noms mais on n’en connaît que quatre ou cinq, alors qu’avant on savait qui était qui. Comment tu veux que les gens votent?» Pourtant, les résultats, de plus en plus complets, semblent prédire un autre scénario que la claque prise aux dernières régionales et fédérales. Un membre de l’entourage du président confirme, avec soulagement: «On attend encore, pour ne pas s’emballer. Et parce qu’on est tétanisé par rapport aux résultats de juin.»
«On a une liste avec 51 noms mais on n’en connaît que quatre ou cinq. Avant, on savait qui était qui. Comment tu veux que les gens votent?»
Banco, il est là! Et bingo, «on a gagné!»
Mais à 20h30, alors qu’on n’a toujours pas vu Pm, des scores pour Charleroi apparaissent sur le grand écran, celui où c’est la RTBF: 45% pour le PS, à ce moment. Ovation dans la salle. En réalité, le président-bourgmestre est en route. Parce que le discours qu’il va tenir est écrit par Jamil Araoud, directeur de l’Institut Emile Vandervelde, depuis le siège du parti, boulevard de l’Empereur, à Bruxelles, et par le QG carolo installé à l’étage de la salle bondée de La Ruche Verrière. Donc, le texte fait des allers-retours, au gré des chiffres qui deviennent définitifs, des tournures et formules qu’il faut ajuster. En fonction aussi de l’avis du patron et des suggestions de son conseiller spécial (Laurent Pham, resté à Bruxelles), de sa porte-parole (Stéphanie Wilmet) et du conseiller politique (Laurent Zecchini), qui sont à Lodelinsart.
Après la prise de parole, il est prévu d’aller jusqu’à Mons, d’autant que les nouvelles y semblent bonnes, puis de revenir ici. Ici où, à 20h53, la salle est pleine à craquer. Jean, le petit jeune derrière la table de mixage, à la gauche de l’estrade, vérifie que son micro fonctionne bien parce que «le président prend la parole dans cinq minutes» et c’est lui qui va l’annoncer. Et à 21h03, banco. Paul Magnette! Il est là. Tout sourire, veston et chaussures noirs, chemise blanche, jean bleu nuit. Vivats, applaudissements, youhouhou! Ce n’est donc pas le bourgmestre de Charleroi qui intervient là mais le boss du parti. Il remercie et félicite les 4.500 candidats et les militants, et énumère: «Nous sommes les premiers à la Ville de Bruxelles, à Molenbeek, Saint-Gilles, Evere, Koekelberg et nous allons prendre le maïorat à Schaerbeek!» Pareil en Wallonie: «Premiers à Liège, Seraing, Herstal, Mons (grosse clameur), Binche, La Louvière, Ath et évidemment à Charleroi (grosse clameur)!» Bref, « la vague bleue prédite s’est fracassée sur le mur rouge » (grosse clameur) et «ce 13 octobre restera pour nous le premier jour de la remontada du Parti socialiste» (énorme clameur et «on a gagné, on a gagné»).
«Nous sommes les premiers à la Ville de Bruxelles, à Molenbeek, Saint-Gilles, Evere, Koekelberg et nous allons prendre le maïorat à Schaerbeek!»
A 21h15, interview télé pour la RTBF, sur un côté de la salle, puis pour RTL-TVi. Après s’être frayé un passage parmi les camarades, les tables et les petits drapeaux PS agités, avec bisous reçus et donnés tous les deux mètres. A 21h25, Pm s’éclipse dans la «salle de réunion 1», à mi-chemin de la salle et du café, avec Stéphanie Wilmet et Laurent Zecchini. Pour vérifier les résultats qui continuent d’affluer, demander si les interviews ça allait, mais on ne sait pas, elles n’étaient pas en direct, et «donner des coups de fil». Parce que les grandes manœuvres ont commencé, partout où il faut se blinder, s’assurer d’une alliance avec un ou plusieurs autres partis pour ne pas se faire doubler.
Yo-yo entre le QG et le Grand Jojo
A 21h31, direction l’étage, où une vingtaine de collaborateurs compilent, décortiquent et analysent, nez sur leur ordi. Certains viennent du parti, donc de Bruxelles, d’autres de Charleroi. Pm prend une bière et un sandwich mou, zieute par-dessus une épaule, consulte son téléphone, se plante devant l’écran télé branché sur la RTBF. Thomas Dermine, tête de liste et prochain bourgmestre carolo, est là aussi, chemise et baskets blanches. A 21h47, Paul Magnette redescend dans la salle des fêtes, serre des mains, avec la sono qui joue à fond Ma philosophie, d’Amel Bent, que plein de gens chantent à tue-tête et qu’on voit sur l’écran derrière la tribune Nicolas Martin, depuis Mons, qui doit être occupé à exprimer toute sa jubilation d’avoir bien battu Georges-Louis Bouchez. A 22h02, redirection l’étage, «parce que j’ai des coups de fils à donner».
Cinq minutes plus tard, revoilà le président, avec Thomas Dermine cette fois, qui va faire lui aussi son discours: remerciements, engagements qu’on va bosser encore et encore et promesse qu’on «va continuer le travail de Paul», qui est au premier rang. A 22h14, tous les candidats chantent (avec toute la salle, en chœur et en écho) Pays de Charleroi, puis L’Internationale, main sur le cœur, puis Bella Ciao, puis c’est la chenille sur Chef, un p’tit verre on a soif. Puis Dermine et Babette Jandrain, élue elle aussi, montent sur une table quand le DJ met La Goffa Lolita, chanson corse d’il y a 40 ans mais popularisée en 2022 par le chanteur La petite culotte (bah), et hurlent le refrain en plein délire collectif. Pm en profite pour filer à l’anglaise («Désolé, j’ai des coups de fil») et remonter. Les appels doivent être importants, parce qu’on est prié de rester en bas.
«A part Tournai, qu’on a perdu, les résultats sont majoritairement ceux auxquels je m’attendais.»
Passé 22h30, c’est clair que personne n’ira ce soir à Mons, mais Thomas Dermine part pour un débat à Télésambre, avec les autres têtes de liste. Magnette ne redescend plus avant 0h15, preuve que ça ferraille à gauche et à droite (c’est à ce moment que, à Tournai, l’alliance MR-Les Engagés-Ecolo dame le pion au PS, vainqueur du scrutin et au pouvoir depuis 1977). A 23h15, il redescend, parce que l’équipe de la télé régionale carolo n’attend plus que son interview pour plier bagage. Mais il a un appel, auquel il répond dans le couloir, pas loin des toilettes, cherche un coin pour entendre et parler tranquillement et comme c’est impossible (c’est Magnolias for Ever dans la salle et dans le café le bruit monte au fur et à mesure que les verres se descendent), il repart à l’étage.
Des coups de fils et des alliances
Télésambre n’aura jamais l’entretien. Parce que le président ne réapparaît qu’à 0h15, toussotant («Il a été malade les deux dernières semaines de campagne»). Mais il glisse qu’«on a commencé à travailler, comme des fous, dès le 10 juin», le lendemain de la défaite aux fédérales et régionales. «Donc j’étais confiant. A part Tournai, qu’on a perdu, les résultats sont majoritairement ceux auxquels je m’attendais.» Et tous ces coups de fils, là? Qui appelle qui? «C’est plutôt moi qui les donne. Aux sections et autres présidents de partis –sauf Bouchez– pour mettre en place les alliances, les majorités. Parfois, c’est une section qui vient demander, en fonction de la situation sur place.» Il aurait bien pris une soupe à l’oignon (3,50 euros), mais sur la table installée dans le couloir il n’y a plus que les croûtons et le fromage râpé. Alors le boss, comme disent beaucoup ici, remonte. Les résultats complets sont tombés presque partout.
«Bouchez doit tellement enrager qu’il fera tout pour s’associer avec les uns et les autres partout où c’est possible, et nous flinguer.»
Ici, c’est clair: le PS reste le maître, avec plus de 43%, soit 2,4% de plus qu’en 2018, et il conserve ses 26 sièges. En bas, la salle se vide gentiment et ça se regroupe plutôt dans le café. Il y a là, notamment, Jean, l’un des fils de Paul Magnette, celui qui est enseignant; les échevins sortants Julie Patte et Maxime Hardy; le nouveau bourgmestre surprise de Châtelet, Alpaslan Beklevic (Apo, pour les intimes); Julien De Ridder (conseiller politique du groupe PS au Comité européen des Régions), qui visait pour ses premières élections, à Châtelet lui aussi, «150 voix, pour ne pas être ridicule, et j’en ai fait 151»; Hicham Imane, qui apprend son élection comme député provincial; Dermine, revenu de son débat télévisé…
A 1h40, il semble que le café va fermer, mais on ne parierait pas là-dessus. L’encore bourgmestre pour trois mois est revenu se mêler à ceux qui n’arrivent pas à lever l’ancre. Il a l’air, objectivement, fatigué mais souriant. Il doit avoir faim, mais il n’y a que des chips pour accompagner son Orval. Lundi matin, pas de radio prévue mais réunion au parti, à Bruxelles, à 11 heures, pour préparer le bureau de 14 heures, où un topo complet des résultats sera présenté en PowerPoint et sur lequel a bossé toute la nuit Laurent Pham. Bureau hyperimportant, souffle un membre de l’équipe rapprochée: «Bouchez doit tellement enrager qu’il fera tout pour s’associer avec les uns et les autres partout où c’est possible, et nous flinguer.»
En attendant, il est plus de 2 heures et les scores personnels sont annoncés. Pm a perdu la moitié des voix obtenues il y a six ans mais il reste numero uno (12.080), devant Thomas Dermine (11.360) et Julie Patte (7.582). Un brelan qui vaut bien encore une tournée. Alleeez! Un peu avant 3 heures, extinction des feux. Les gagnants de cette fois s’éparpillent, se claquant des bises à la chaîne. La première nuit de la remontada du PS peut tomber sur Lodelinsart. Et sur Pm.
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