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Il n’est pas rare que les experts des services d’études (ici David Pestieau, du PTB, au centre) accompagnent les représentants du parti lors des discussions pour la formation d’un exécutif. © Photo News
«On aura gagné quand 30% des musulmans voteront pour nous»: plongée dans les services d’études des partis (où le MR joue les francs-tireurs)
En francophonie, chaque parti politique dispose d’un service d’études: aux premiers rangs lors des négociations, ils lancent aussi des idées neuves et veillent à la cohérence en interne. Des couteaux suisses méconnus mais indispensables.
L’a-t-il choisie volontairement? Sa cravate de couleur amarante, lissée au centre d’un impeccable costume gris, rappelle évidemment celle du parti DéFI. Loyal à sa formation, Christophe Dubois, porteur de ladite cravate et directeur du centre d’études Jacques Georgin, l’est bien sûr. Ce qui ne l’empêche pas, assure-t-il, de travailler en toute indépendance. D’autant que ce service n’emploie qu’une seule personne: lui. «Je ne suis pas payé par le parti mais par le subside en éducation permanente que nous verse la Fédération Wallonie-Bruxelles, détaille-t-il. Les autres centres d’études s’appuient souvent sur le travail des attachés parlementaires, payés grâce à la dotation des partis. Autrement dit, les partis traditionnels doivent leur succès aux services d’études qu’ils subventionnent.»
Voire. Le Parti socialiste a connu une sacrée dérouillée lors des élections de juin dernier alors que son service d’études, l’Institut Emile Vandervelde (IEV), turbinait avec une vingtaine de collaborateurs et un budget de près de deux millions d’euros (voir infographie). En sens inverse, le Vlaams Belang a réalisé une percée considérable en 2019 malgré un centre d’études peu structuré. «C’est seulement après ce scrutin que ce parti a choisi de renforcer cette équipe, confirme Benjamin Biard, chercheur au Crisp, le Centre de recherche et d’information socio-politiques. Il n’est donc pas sûr qu’il y ait une relation entre la bonne santé d’un parti et son service d’études. D’ailleurs, du côté flamand, ces services sont organisés autrement, plus attachés à la présidence du parti, en appui des élus et moins dans la réflexion de long terme. En outre, une bonne cellule de communication a encore plus d’impact.»
Voilà, le mot lâché: la com. Sans elle, les meilleures études du monde n’auront aucun écho. Ce n’est pas un hasard si le MR a choisi de renforcer son équipe de communicants plutôt que de chercheurs avec la manne reçue à l’issue des dernières élections (1). «Il nous manquait un soutien dans la diffusion de nos idées, précise Corentin de Salle, directeur scientifique du Centre Jean Gol (CJG). Georges-Louis Bouchez, notre président, était conscient qu’un changement était nécessaire: nos travaux n’étaient pas assez exploités ni assez lus.» Le parti libéral a donc investi dans du matériel, notamment destiné à alimenter les réseaux sociaux en vidéos, et engagé le personnel ad hoc pour l’utiliser. «On a appris à s’exprimer de manière plus efficace, plus courte, en multicanaux», ajoute Corentin de Salle. Bref, depuis le Covid, le CJG s’est beaucoup professionnalisé. «Les services d’études n’ont pas vocation à se montrer en spectacle, recadre Stéphane Nicolas, directeur du Cepess, le Centre d’études politiques économiques et sociales des Engagés. Même s’ils sont certainement un noyau d’influence.»
Sur les sites Internet et les réseaux sociaux, via des courriels, lors de conférences ou par le biais de la publication d’ouvrages, tous les partis tentent ainsi de diffuser leurs idées, leurs propositions d’actions, leurs valeurs. Avec quelle efficacité? Nul ne le sait. «On ne peut pas quantifier notre impact d’un point de vue quantitatif mais qualitatif, reconnaît David Pestieau, directeur politique du PTB et de son service d’études. Nos idées percolent-elles?» Difficile, là aussi, à mesurer. D’autant que cette diffusion d’idées dépend aussi du parti, de ses mandataires et du service de communication.
«On aura gagné la guerre culturelle quand 30% de la population musulmane votera pour nous.»
Corentin de Salle, directeur scientifique du Centre Jean Gol (MR).
Dans les centres d’études des partis francophones, à l’exclusion du MR, beaucoup pensent que le CJG fait surtout «du bruit» en publiant des études qui provoquent la polémique sur des sujets complexes comme le wokisme, l’islamisme radical dans les écoles ou la question du genre. Le bruit et la fureur (des autres)? C’est bien ce que le (président du) MR recherche, arguant qu’il n’est pas possible de procéder autrement pour dynamiser –et dynamiter– le débat culturel avec un pluralisme de vues; imprimer certains thèmes dans l’agenda politique, et, tant qu’à faire, couper l’herbe sous le pied de «la gauche». Georges-Louis Bouchez n’en finit pas de rappeler combien «la gauche» et l’IEV ont longtemps imposé leur propre calendrier et leurs priorités à tous les autres partis du paysage politique francophone. «La guerre culturelle est déterminante dans la manière dont les problèmes sont perçus et dans l’identification des solutions, éclaire Corentin de Salle. Or, le PS fut pendant des années aux avant-postes, puis Ecolo avec des thématiques et des positionnements sur lesquels on était tout le temps en retard, comme le bain de sang social, l’inclusion, les privilèges blancs… Tout ce vocabulaire est porteur d’une idéologie. D’où la nécessité de se lancer dans ce combat. On aura gagné la guerre culturelle quand 30% de la population musulmane votera pour nous.»
Dans cette course aux idées qui dominent, le rapport de force est toujours favorable au premier qui s’avance. Dès lors, le président du MR n’a eu de cesse de rivaliser avec l’IEV, se félicitant de l’avoir désormais supplanté. Comment cela se mesure-t-il? A l’écho médiatique? Au résultat des urnes? Nul ne le sait vraiment. «Le Centre Jean Gol n’est en tout cas pas meilleur que l’IEV en matière d’archives», assure Benjamin Biard. Le second abrite quelque 65.000 ouvrages, dont une des éditions du Capital, annotée par Karl Marx.
Le buzz? Très peu pour moi
Cette rhétorique belliciste, propre au MR, laisse les autres services d’études de marbre. «Nous n’avons pas vocation à nous faire la guerre», répond Christophe Dubois qui évoque une rencontre conviviale à la côte il y a 18 mois, à l’invitation de la CNE, entre tous les directeurs des services d’études. Seul le CJG n’était pas de la partie. «Je crois que le CJG fait de la doctrine, embraie Stéphane Nicolas. Chez nous, on ne fait pas des études pour être provocateurs ou simplistes: le buzz ne m’intéresse pas. Ce qui me guide, c’est: sait-on faire société avec ce que nous proposons? Nous aussi, nous avons une position sur le radicalisme, mais plutôt orientée solutions.»
«Les idées actuelles de Bouchez étaient celles que défendait la N-VA il y a cinq ans.»
David Pestieau, directeur du service d’études du PTB.
«Je n’ai pas peur du Centre Jean Gol et je ne rentre pas dans ce champ sémantique, abonde Jamil Araoud, patron de l’IEV. De notre côté, on continue notre boulot, indépendamment de ce que font les autres. On fait de la pédagogie, on déconstruit, on propose d’autres options.» Et, au PTB: «Je suis d’accord qu’il y ait un débat politique, mais je ne suis pas d’accord avec les thèmes imposés par le MR ni avec ceux qui, dans ce qu’ils appellent une guerre culturelle, s’arrogent le droit de dire ce qui est bien et ce qui est mal. Comme la N-VA, le MR a compris qu’il fallait mener une lutte idéologique. Mais pour le contenu, le service d’études de la N-VA est beaucoup plus puissant que celui du MR. Et les idées actuelles de Bouchez étaient celles de la N-VA il y a cinq ans.» En toile de fond, tous les partis francophones autres que le MR jugent vaines des publications qui font pschitt après quelques jours, sans rien changer sur le fond, sans bénéfice collectif et en cristallisant les oppositions. Peut-être la manœuvre rapporte-t-elle des voix –ce qu’assure le MR– mais aucune formation francophone ne souhaite s’inscrire dans cette logique.
Ce faisant, les partis plus pacifistes désertent un terrain sur lequel le MR s’avance, seul, avec tambour et trompette. Sans concurrence ni résistance, le MR joue sur du velours. «En creux, analysait le politologue Pascal Delwit dans les colonnes du Soir, les libéraux ont le mérite de faire ce que les autres ne font pas. Le PS n’anime pas le débat culturel […] ni n’impose de thèmes. L’IEV est juste un centre de communication, qui envoie d’un coup six notes le 22 décembre… Les Engagés ont un bon centre d’archives mais n’animent pas le débat, pas plus qu’Ecolo malgré la production de notes.» Au pays des aveugles… «Je crois que tous les partis cherchent à imposer leurs idées et leur vocabulaire mais certains l’assument plus que d’autres», glisse Benjamin Biard.
Services d’études des partis: un peu de tout
Dans le monde politique francophone, nul n’imagine en tout cas un parti sérieux qui ne s’appuierait pas sur un service d’études. «Il est important pour l’électeur de savoir que les partis ont une ossature, avance David Pestieau. C’est le service d’études qui assure cet ancrage. Sans temps long et sans contenu solide, on devient vite un oiseau pour le chat, tout le temps en réaction à l’actualité et aux sondages.»
Quelle que soit sa force de frappe, un centre d’études politique assure en permanence plusieurs missions, qui fluctuent en période de négociations gouvernementales et selon qu’un parti siège dans la majorité ou non. «Comme nous sommes dans l’opposition et que nos moyens de fonctionnement et en personnel ont été réduits de 20%, on a fait évoluer le modèle de l’IEV, confirme Jamil Araoud. Auparavant, l’Institut centralisait toutes les forces vives du parti pour coordonner les exécutifs et les parlements.»
En vitesse de croisière, donc, un tel organe produit des argumentaires, des notes et des études sur tous les thèmes possibles, qui contiennent à la fois des constats et des propositions. Lors des discussions pour la formation d’un exécutif, ces notes alimentent en continu les négociateurs. Il n’est pas rare que des experts des services d’études accompagnent sur place leur président de parti.
Ces notes et études publiées permettent aussi aux centres d’études reconnus comme acteurs d’éducation permanente de bénéficier de subsides, qui augmentent s’ils abritent aussi une bibliothèque ou un centre d’archives. C’est le cas pour le MR, chez DéFI, au PS. Chez Ecolo, c’est Etopia (2) et non le centre d’études Jacky Morael, qui porte cette casquette. Pour décrocher ces subsides, un certain nombre de travaux, d’une longueur minimale précise, doivent être réalisés et diffusés chaque année. Une étude rapporte cinq points pour 80.000 caractères, une analyse, un point pour 6.000 caractères. Il faut en obtenir 30 par an. «Nous publions de treize à quatorze notes d’analyse par an et deux à trois études, stipule Christophe Dubois, tant sur la reconnaissance faciale que l’accord du Mercosur.»
«Les dix études que l’IEV a publiées l’an dernier ne constituent que la partie visible de notre travail, fait remarquer Jamil Araoud. Ici, des notes sont produites en continu pour la présidence ou pour d’autres élus, sur tous les sujets. Nous sommes sur le pont en permanence.»
Les services d’études sont aussi à la manœuvre dans la rédaction des programmes électoraux. Chez Les Engagés, le Cepess s’assure en outre que, conformément aux statuts du parti, le manifeste intègre chaque année six nouveaux sujets, qui doivent être analysés et pour lesquels des solutions doivent être proposées. Ces services d’études se chargent aussi de la formation des nouveaux élus, et, lorsque les temps électoraux sont rudes, du processus de refondation des partis. «Les aléas électoraux jouent beaucoup, confirme Benjamin Biard. En 2019, après la déculottée du CDH aux élections, le président Maxime Prévot a restructuré le Cepess et l’a transformé en cellule de la présidence, au détriment des réflexions de long terme.» Chez Ecolo, malgré un budget réduit de moitié depuis le dernier scrutin, on réinvestit dans le service d’études précisément pour que le parti réussisse sa transformation.
Enfin, les centres de recherches assurent l’animation de la vie politique et la cohérence entre la doctrine de chaque parti et les décisions prises par les mandataires et les exécutifs auxquels ils participent. Chez Les Engagés et au PS, par exemple, une réunion se tient au moins une fois par semaine soit avec les chefs de cabinet, soit avec les groupes parlementaires, la direction du parti et les cabinets pour assurer cette cohérence. Ce n’est pas par hasard que, dans la plupart des partis francophones, les responsables des services d’études sont aussi chefs de cabinet du président de parti. C’est le cas de Jamil Araoud au PS, de Stéphane Nicolas chez Les Engagés, d’Axel Miller, directeur du CJG au côté du directeur scientifique Corentin de Salle, de Nicolas Lemoine chez Ecolo, de David Pestieau au PTB. Seul Christophe Dubois, chez DéFI, ne cumule pas ces deux fonctions.
«Le service d’études est aussi une boîte à idées pour nourrir nos actions dans les parlements, avec une vraie force de propositions, insiste l’écologiste Nicolas Lemoine. Par le passé, Ecolo a souvent eu ce rôle-là: l’idée du décumul de mandats ou du principe de la tirette sur les listes électorales venait de nous et ces idées sont passées. On doit continuer à être un outil de transformation de la société, avec des solutions concrètes pour le citoyen.» Si les services d’études assurent aussi le lien avec la société civile par des rencontres, débats et conférences, ils jouent également un rôle de pépinière. Ahmed Laaouej, président de la fédération bruxelloise du PS, a travaillé jadis à l’IEV, tout comme Thomas Dermine qui l’a dirigé et qui est secrétaire d’Etat sortant en charge de la Politique scientifique.
Les services d’études, du béton mais non neutre
Sans surprise, tous ces services d’études assurent que leurs travaux sont d’une totale rigueur scientifique. Ce qui appelle quelques nuances. D’abord parce qu’aux yeux des politologues, entre autres, certaines de ces notes seraient recalées en cas d’évaluation sérieuse, quand bien même appel est fait à des experts et à des académiques pour les relire. «En cas d’erreur, ce qui nous est arrivé (3), nous corrigeons de suite, assure David Pestieau. Le rapport aux faits est essentiel: ils doivent être en béton. En revanche, notre interprétation des faits n’est pas neutre.» «Par essence, ces services sont idéologisés, confirme Benjamin Biard. Leur indépendance est un leurre parce que la majorité sont financés par le parti.»
«On n’est pas l’officine de DéFI.»
Christophe Dubois, directeur du centre d’études Jacques Georgin (DéFI).
Quelle est d’ailleurs leur marge de manœuvre? Chez Ecolo, les thématiques sont décidées par la coprésidence et par les élus. Au PS, c’est l’IEV qui prend l’initiative puis fait valider ses idées. Ensuite, il y a débat pour parvenir à une position de consensus au sein du parti. «Sur les sujets clivants, c’est le président ou le bureau du PS qui tranche», précise Jamil Araoud. Corentin de Salle (MR), lui, assure qu’il lance parfois des sujets qui restent en friche: «Sur 20 idées, six aboutissent, que l’on essaie de sortir au meilleur moment politique. Je demande le feu vert au président au moment de la publication, mais pas avant. On ne sert pas la soupe au parti dans nos analyses et nos études, même si on n’est pas totalement crédibles aux yeux de certains. On ne dit pas nécessairement tout ce qu’on pense, mais on ne dit jamais ce qu’on ne pense pas. Il nous est même arrivé de désavouer l’action d’un mandataire libéral.»
Au centre Jacques Georgin, on ne s’interdit aucun sujet. DéFI peut ne pas être d’accord avec les notes qui y sont rédigées et ne pas en tenir compte. «On n’est pas l’officine du parti, jure Christophe Dubois. On ne travaille pas sur commande, même si on peut collaborer avec lui.» Chez Les Engagés, enfin, les sujets, de la digitalisation des données à la liberté d’expression sur les réseaux sociaux en passant par la radicalisation, sont discutés en bureau politique. «Il arrive parfois, sourit Stéphane Nicolas, qu’on se fasse déshabiller par les autres, mais c’est rare parce qu’on travaille en amont avec nos experts au sein des parlements. On ne publie que si on l’estime utile. Sinon, on assiste à une inflation d’études. Et personne ne les lit.»
(1) La dotation des partis politiques est calculée en tenant compte, entre autres, du nombre de voix récoltées.
(2) Etopia, reconnu comme outil d’éducation permanente, se charge plus de la prospective et du travail de temps long. Ce think tank est statutairement indépendant d’Ecolo.
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