L’interview polémique de Zuhal Demir (N-VA): « Nous ne pouvons pas gérer cet afflux de réfugiés, désolée »
« C’est peut-être une comparaison un peu bizarre, mais nous ne pouvons pas garder ici des millions de porcs non plus. » Une comparaison bizarre qui, depuis mercredi, agite la Flandre : la ministre flamande Zuhal Demir (N-VA) fait à nouveau face aux critiques. Voici l’interview de Knack qui a lancé la polémique.
Une nouvelle fois, l’année n’était pas particulièrement festive, même si la crise du coronavirus est enfin terminée. La guerre en Ukraine plane sur l’Europe comme un nuage noir d’encre. Elle a plongé le continent dans une crise énergétique inédite depuis les années 1970. Zuhal Demir revient sur ces évenements.
Le 24 février, la Russie attaque l’Ukraine. La guerre dure toujours. Vous vous souvenez bien de ces premiers jours ?
Zuhal Demir : Très bien. Rozanne (NDLR : sa fille) est rentrée quelques jours après le début de la guerre, en disant : « Maman, c’est la guerre ». C’est à ce moment-là que j’ai sursauté. Que nos enfants aient à vivre ça, alors que nous nous sommes tous dit « plus jamais de guerre » tant de fois. Je suis pacifiste de nature, faire la guerre est juste stupide. Mais avec un adversaire comme Vladimir Poutine, il est compréhensible que nous protégions l’Ukraine.
J’ai essayé d’expliquer ça à ma fille. Il y a un enfant ukrainien dans son école, et récemment elle était à Bruxelles et a vu des Ukrainiens assis dans la rue. Il s’agissait en fait de mendiants bulgares, mais nous ne pouvions pas passer devant eux sans leur donner d’abord une pièce. C’est grave qu’une fillette de cinq ans doive réfléchir à de tels problèmes, non?
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky est devenu un véritable héros. Vous êtes-vous demandé si vous auriez le même courage que lui dans une telle situation?
J’aurais fait exactement la même chose que Zelensky. C’est ce que tout dirigeant est censé faire pour son peuple, non ?
Des gens de votre entourage ont accueilli des Ukrainiens ?
Non, ça non. Cela fait chaud au cœur, mais c’est d’abord au gouvernement d’accueillir les réfugiés de guerre. Cette guerre ne durera pas quelques semaines, comme beaucoup de gens le pensaient au début. Les Ukrainiens doivent suivre un parcours avec des cours de langue, le VDAB et l’école pour les enfants.
Mais le gouvernement échoue. Fedasil n’a pas pu fournir un abri à tout le monde cette année. Des Ukrainiens ont dormi dans les rues.
C’est inhumain. Mais combien de réfugiés n’arrivent pas ? Personnellement, je trouve cela très problématique. Nous ne pouvons pas gérer cet afflux, désolée.
Pourquoi pas?
Il n’y a pas assez de soutien. Notre tissu social est extrêmement précieux et vulnérable. Nous sommes à un point de basculement en Flandre. Je trouve parfois hallucinant ce qui est dit à ce sujet. Je dois travailler sur bouwshift (changement dans la construction) et sauvegarder les espaces ouverts en Flandre, à un moment où arrivent tant de personnes qui ont besoin de vivre quelque part. Cela ne va tout simplement pas.
Ce n’est pas la faute des réfugiés si nos espaces ouverts sont menacés.
Non, mais ne nous sommes pas l’Allemagne ou la Pologne. Nos terrains disponibles et nos équipements sont partout sous pression: que ce soit pour l’accueil de réfugiés, pour faire face à la croissance de la population, ou pour l’élevage. C’est peut-être une comparaison un peu bizarre, mais nous ne pouvons pas garder ici des millions de porcs non plus. Je ne peux pas créer comme cela des terrains supplémentaires. On ne peut pas tout faire en Flandre. L’Europe aurait dû prendre ses responsabilités depuis longtemps, mais je ne comprends pas non plus pourquoi la Belgique laisse traîner ces dossiers d’asile aussi longtemps. Pourquoi ne pouvons-nous pas prendre une décision rapidement et, si elle est négative, renvoyer les gens dans leur pays ? C’est parfois difficile, mais aujourd’hui la situation est également inhumaine.
Lorsqu’il était ministre à l’Asile, votre collègue de parti Theo Francken, n’a jamais réussi à faire quoi que ce soit à ce sujet non plus.
La grande différence est qu’à l’époque, il y avait une crise des réfugiés dans toute l’Europe, mais sous Theo, nous n’avons jamais vu de scènes comme cette année.
2022 a également été une mauvaise année pour la politique: Hilde Crevits s’est absentée temporairement, Meryame Kitir (Vooruit) est en congé maladie et dans votre parti, Valérie Van Peel et Lorin Parys ont annoncé leur départ.
Hilde Crevits et Meryame Kitir ont toutes deux eu des difficultés, mais pour Lorin et Valérie, il y avait autre chose. Ils étaient agacés par l’inertie de la politique, qui m’agace très souvent aussi. Mais malheureusement, toute personne qui fait de la politique pour faire plus que couper des rubans se heurte à ces limites.
(Elle s’emporte) Dans mon entourage, j’ai l’impression que la classe moyenne active en a vraiment assez de la politique. Elle paie 50 % d’impôts et en retour, elle écope d’un déficit budgétaire dont le gouvernement Vivaldi ne connaît même pas l’ampleur exacte. J’ai suivi avec étonnement la démission d’Eva De Bleeker (NDLR : secrétaire d’État au budget de l’Open VLD) : avant, les hommes politiques devaient démissionner parce qu’ils mentaient, maintenant c’est parce qu’ils disent la vérité. En tout cas, le déficit est énorme, tout le monde peut le constater. Nos enfants en feront les frais. Parfois, ce constat me déprime vraiment.
Le chômage est toujours illimité dans le temps, alors qu’il y a des postes vacants partout. Nous devons veiller à ce que les personnes qui se retrouvent sans emploi ne manquent de rien, mais après deux ans, cela doit prendre fin. Aujourd’hui, elles bénéficient d’un tarif social de l’énergie. Pourquoi quelqu’un travaillerait-il encore pour 1 800 euros ? Réformez enfin ce marché du travail, proposez une réforme fiscale, prenez une décision sur les centrales nucléaires et, s’il vous plaît, mettez de l’ordre dans ce budget.
Vous êtes excédée.
La politique me rend parfois très pessimiste. Elle m’empêche de dormir. Je n’ai vraiment qu’un seul message pour tous mes collègues. Aux politiciens qui ne veulent pas réformer et ne veulent que préserver le statu quo : ne vous présentez pas aux élections de 2024. Ne soumettez pas de liste, restez chez vous. J’en ai assez.
En mars, on a découvert que le président du Vooruit, Conner Rousseau, était le lapin dans l’émission The Masked Singer. Vous accepteriez de participer à la prochaine saison ?
Ce n’est pas pour moi. J’avais demandé à Conner au foyer du parlement flamand si c’était lui, donc je nourrissais des soupçons. Mais manifestement, il ment très bien. (rires)
Conner Rousseau et Vooruit aimeraient bien faire partie du gouvernement flamand après 2024. Vous aussi, vous avez hâte d’y être ?
Tout dépend du vote de l’électeur. Je crains qu’il y ait un dimanche noir en 2024, et que Vivaldi en soit l’architecte, ce qui ne fera que compliquer la formation du gouvernement.
En août, le festival de la droite radicale Frontnacht a été interdit à Ypres. Une bonne chose ?
Je voulais vraiment y aller (rires). Comme ces visiteurs sont apparemment tous contre les personnes de couleur, je voulais savoir ce qu’ils pensent de moi. Étant moi-même enfant de migrant mineur, je suis très fière de mes origines turco-kurdes. Je parle encore kurde avec mon père, et cela ne me rend pas moins flamande que les autres.
« Les cinq à dix prochains hivers seront difficiles », a prévenu le Premier ministre Alexander De Croo (Open VLD) à propos de la crise énergétique. A-t-il raison ?
S’il a raison, ce sera parce qu’il n’a pas fait son travail, et parce que l’Europe ne fait rien. En septembre, Alexander De Croo et Tinne Van der Straeten (Groen) se poussaient devant les caméras de télévision pour annoncer le plafond européen des prix. Celui-ci est-il là? Je ne pense pas. L’Europe ne décide rien. Crise énergétique ? Rien remarqué en Europe. Crise de l’asile ? Rien ne bouge. La crise du coronavirus? Là non plus, l’Europe n’a pas aidé. Autrefois, j’étais une partisane ardente de l’Europe, mais j’ai complètement perdu cette foi.
Bien sûr, Vivaldi lui-même n’a absolument rien fait pour éviter les hivers difficiles. Je n’ai vraiment pas eu besoin de la guerre en Ukraine pour savoir qu’il serait préférable de garder les centrales nucléaires ouvertes. Heureusement que j’ai refusé ces usines à gaz polluantes à l’époque, sinon nous serions encore plus dans le pétrin aujourd’hui. Si vous suivez un peu tout ce qui concerne le climat, vous savez simplement que nous ne pouvons pas nous passer de ces centrales. Il y a deux ans, lors de ma première rencontre avec Tinne, je lui avais déjà dit qu’elle devait travailler sur ce point, afin que cela puisse aussi être fait en toute sécurité.
Le gouvernement Michel, qui comprenait la N-VA, aurait pu prendre cette décision.
Nous l’avons toujours demandé. L’accord que Bart De Wever a conclu avec le président du PS Paul Magnette en 2019 prévoyait également une prolongation. Nous sommes au troisième rang dans toute l’Europe pour l’énergie solaire et au cinquième rang pour l’énergie éolienne, mais les énergies renouvelables ne suffiront pas. Prolongez nos centrales, comme le font les Pays-Bas avec Borssele, et développez de petits réacteurs modulaires. Nous avons perdu deux ans, et maintenant, Engie est évidemment dans une position très confortable pour les négociations.
Vous ne vous êtes pas rendue au sommet sur le climat en Égypte à cause des droits de l’homme. N’était-ce pas un raisonnement étrange ? Dans la lutte contre le réchauffement climatique, nous avons évidemment aussi besoin des pays où les droits de l’homme ne sont pas respectés.
Ce n’était pas la seule raison. Les sommets sur le climat sont devenus de grands spectacles m’as-tu-vu. De plus, en Égypte, les scientifiques sont bâillonnés et ils violent les droits de l’homme et des femmes. Si personne d’autre en Belgique n’y était allé, j’aurais dit : « OK, j’y vais et je fais valoir mon point de vue sur place ». Mais il y avait déjà cinq ministres et une délégation belge de 120 personnes. C’est ridicule, non ? Je n’avais vraiment pas besoin de me joindre à eux.
Le résultat était aussi décevant. Nous ne pourrons pas limiter le réchauffement à un degré et demi.
Toute cette question du réchauffement de la planète est un sujet sérieux, qui m’inquiète beaucoup. Nous en verrons également les conséquences en Flandre. Nos émissions ne représentent que 0,13%, les émissions européennes 8% de l’ensemble. Ce sont les grands émetteurs comme la Chine, l’Inde, les États-Unis et le Japon qui doivent faire beaucoup plus. Nous n’y arriverons vraiment pas si l’Europe est la seule à faire sa part.
Nous n’en faisons pas assez non plus. D’ici 2030, les émissions de la Flandre ne seront pas réduites de 40 %.
Alors il faut corriger, car nous devons atteindre cet objectif. Nous devons faire notre part et nous en faisons déjà beaucoup. La Flandre est la seule région d’Europe à avoir une obligation de rénovation. Nous supprimons les primes aux combustibles fossiles, les grands consommateurs sont obligés d’installer des panneaux solaires. L’organisation patronale Voka n’a pas apprécié. On dit souvent que la Wallonie ferait beaucoup mieux que nous. Mais là-bas, ils utilisent encore des poêles à bois. Ils n’oseraient jamais non plus mettre en œuvre notre interdiction de mazout.
Le sommet sur le climat a décidé d’accorder aux pays les plus pauvres des fonds de soutien pour les aider financièrement à s’adapter au changement climatique.
Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Il y a déjà de l’argent pour le développement qui va au climat, aujourd’hui je ne m’explique pas que nous allions allouer plus d’argent pour cela. Les budgets étant ce qu’ils sont, la Belgique s’y est également opposée lors du sommet. Malheureusement, Frans Timmermans (NDLR : le commissaire européen au Climat) se comporte comme un gourou du climat, et ne se soucie pas de l’opinion des Etats membres. Cet homme représente qui, au fond?
Il a été nommé à la Commission par les États membres.
J’espère que c’était la dernière fois, parce qu’il a déjà sérieusement foutu la merde.
Aux États-Unis, les républicains font moins bien que prévu, au Brésil, Jair Bolsonaro n’est pas réélu et au Royaume-Uni, Boris Johnson est également destitué. Les gens en ont-ils assez de ce genre de politiciens ?
Je peux très bien imaginer qu’en voyant tout ce qu’il a fait, les gens sont dégoûtés par Boris Johnson. Donald Trump est encore pire. J’ai été aux États-Unis cet automne, et là aussi, beaucoup de gens en ont vraiment assez de lui. J’ai parlé aux responsables de l’agence environnementale. Il a tout simplement supprimé de nombreuses lois sur l’environnement, et le terme « changement climatique » n’a même pas été autorisé dans les documents. En un mandat, un homme comme ça peut détruire beaucoup de choses.
De jeunes Marocains ont déclenché des émeutes après la victoire de l’équipe de football marocaine au Qatar. Beaucoup de politiciens ont été assez durs à ce sujet. Vous aussi ?
J’ai même été agacée par des politiciens de gauche comme Conner Rousseau qui cherchent des excuses pour justifier ces émeutes. Ces jeunes vivraient dans des quartiers pauvres, n’auraient pas assez d’opportunités ici et si et la. Je comprends que quelqu’un soutienne son pays de naissance, mais je ne comprends absolument pas pourquoi quelqu’un vandalise le pays où il vit aujourd’hui. Ils ont beaucoup plus d’opportunités ici que dans leur pays d’origine.
L’évocation de réfugiés et de porcs dans un même raisonnement suscite l’indignation dans une partie de la classe politique flamande
« Répugnant« , a notamment réagi le co-président de Groen, Jeremie Vaneeckhout. « Lier la migration au manque d’espaces en Flandre est vraiment inexcusable et n’a jamais été démontré. Essayer de cacher l’inaction du gouvernement face à la bétonisation de la Flandre en se servant des réfugiés, c’est du jamais vu », a-t-il commenté.
L’opposition marxiste a également jugé ces propos « dégoûtants ». « (Ce que Zuhal Demir fait, c’est) toujours plus monter les gens les uns contre les autres, même lorsqu’il s’agit de réfugiés qui dorment dehors dans le froid. Ce n’est pas étonnant de la part de nationalistes flamands. C’est une stratégie consciente », a réagi de son côté le chef de groupe PVDA au Parlement flamand, Jos D’Haese.
Le président du CD&V Sammy Mahdi a lui aussi fustigé ces propos, qu’il a qualifié de « rances« . »Oui, il faut réagir avec force face à l’afflux irrégulier de migrants économiques. Oui, il faut réserver nos places d’accueil à ceux qui ont besoin de protection. Mais fallait-il pour autant les comparer à des porcs? Ce n’est pas bizarre, mais plutôt rance », a commenté l’ancien secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration.
Face à ces réactions indignées, la ministre Demir s’est défendue sur Twitter.
« Je n’ai jamais comparé des réfugiés à des porcs », a-t-elle assuré, renvoyant la balle vers Groen et le CD&V, tous deux membres du gouvernement fédéral.
« Si vous voulez entretenir l’illusion que nous pouvons faire face chez nous à des flots sans fin de réfugiés, expliquez-nous alors pourquoi tant de personnes, et même des enfants, doivent passer la nuit dehors », a-t-elle contre-attaqué. (Belga)
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