Il était donc satisfait, le Premier ministre, presque déjà content de s’en aller. © belgaimage

Les coulisses du dernier conclave budgétaire: un duel entre Dermagne et Van Quickenborne, sous les yeux d’Alexander De Croo

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Au conclave budgétaire, la gauche, avec Pierre-Yves Dermagne, et la droite, avec Vincent Van Quickenborne, se sont tout de même toisées de longues heures durant. Pour un dernier duel…

Il l’a fait comme on tire un trait, un peu mollement, l’air de dire « elle est faite ».

Alexander De Croo, mardi après-midi, à la Chambre des représentants, a prononcé les 17 pages de son discours de politique générale sans un éclat de voix, du moins de son côté: la N-VA a voulu que la présidente de la Chambre, Eliane Tillieux, répète, elle l’avait déjà dit dans son discours introductif, qu’elle condamnait l’attaque terroriste du Hamas, ce qui compta pour le seul brouhaha de la séance.

C’est sa dernière rentrée parlementaire comme Premier ministre. C’était son dernier budget de chef de gouvernement. Son dernier conclave, ses dernières bilatérales, ses derniers arbitrages, ses derniers coups de force. Les sondages prédisent l’enfer pour son parti en juin 2024, et les rapports entre forces partisanes lui promettent de ne plus se trouver au 16 rue de la Loi, à la minute où se termineront les affaires courantes de sa Vivaldi. Alors il a, plus longuement que les années précédentes, raconté que son bilan était bon. Il a conclu sur la majorité silencieuse qui ne passe pas son temps à se plaindre et à soutenir « les extrémistes ». Il a affirmé la solidarité de son gouvernement envers le peuple israélien, sans explicitement affirmer le caractère terroriste du Hamas, mais quand c’est lui, apparemment, c’est moins grave.

Le dernier conclave d’Alexander De Croo, ses dernières bilatérales, ses derniers arbitrages, ses derniers coups de force.

Surtout, il a bien sûr énuméré des réalisations qu’il s’est, c’est de bonne guerre, largement attribuées même lorsqu’il n’en était que lointainement responsable. « Dat hebben we gedaan », a-t-il scandé, rappelant avoir porté la pension minimale au-delà des 1 500 euros, c’était au programme de ses adversaires, mais «dat hebben we gedaan» ; faire en sorte que toutes les peines de prison soient exécutées, c’était l’ambition de ses camarades, et «dat hebben we gedaan» ; avoir prolongé deux centrales nucléaires, c’était l’idée du MR à laquelle il s’était longtemps opposé, quoique «dat hebben we gedaan» ; avoir bouclé deux accords interprofessionnels, c’était en mécontentant les interlocuteurs sociaux et les deux moitiés de son gouvernement mais enfin «dat hebben we gedaan», oui, ou non ?

Une discrétion momentanée

Il était donc satisfait, le Premier ministre, presque déjà content de s’en aller. Et ses collègues du kern et lui étaient moins fatigués qu’avant. Les accords sur les budgets 2022 et 2023 s’étaient bouclés au bout de la nuit, laissant à peine quelques dizaines de minutes à Alexander De Croo, et à son cabinet aux yeux cernés, pour rédiger sa déclaration de politique générale.

On y trouvait souvent une forme d’énergie caféinée, absente cette année. Il avait pourtant bien dormi la nuit précédente, puisque seule celle du dimanche au lundi fut blanche, studieuse même, les vice- Premiers passant minutieusement en revue les milliers de lignes d’un accord qu’on annonçait imminent lundi matin.

L’ultime conclave budgétaire du gouvernement De Croo aura été rapidement bouclé, et plusieurs raisons l’expliquent, qui ne sont pas toutes du fait du Premier ministre. La première, incontestablement, si, et elle est pour lui une réussite. L’an passé, Alexander De Croo avait voulu faire travailler ses ministres sur deux exercices budgétaires, 2023 et 2024. La préparation et le déroulement de ce conclave n’en ont pas été substantiellement différents, on s’est tout de même crispé à un moment donné, «dat hebben we gedaan», et on a, bien évidemment, révisé chaque ligne des tableaux présentés par Alexia Bertrand (Open VLD), dont le dernier budget de la Vivaldi aura été le premier comme secrétaire d’Etat. Mais les masses monétaires avaient largement été prédéfinies l’année passée, elles étaient donc, après le conclave de 2022 et le contrôle budgétaire du printemps dernier, déjà examinées deux fois avant cet automne, ce qui accéléra les travaux. Cela permit aussi, plutôt que de ne devoir trouver qu’1,2 milliard d’euros pour se plier à la juste trajectoire, d’en dégager cinq cents millions pour faire de nouvelles choses, tout en ne se disputant pas trop.

La seconde, en revanche, est la traduction d’un des échecs d’Alexander De Croo. L’abandon de la réforme fiscale, cet été, vidait le plan de travail d’un exécutif pas fait pour autre chose que gérer des crises. Sans réforme fiscale à mettre en œuvre, et sans autre ambition que s’intégrer à la trajectoire tracée l’année précédente, la confection de ce budget ne pouvait qu’être tranquille comme une retraite bien financée.

La troisième raison de cette relative efficacité est complètement indépendante d’Alexander De Croo. Elle tient à la discrétion momentanée des présidents de parti de sa coalition. Là où ils avaient, dès les rentrées précédentes, chacun fait mine d’orienter les discussions tout en les compliquant, ils se sont tous plus ou moins tus. Seule la coprésidence écologiste francophone s’est vainement époumonée à réanimer la réforme fiscale. Les autres étaient trop occupés pour participer, Georges-Louis Bouchez négociait avec ses barons, Conner Rousseau se battait avec ses démons, Paul Magnette réfléchissait à des inaugurations, Sammy Mahdi a surtout choisi focaliser son attention sur l’exécutif flamand, et personne au 16 ne se tracassait de l’avis de Tom Ongena, nouveau président de l’Open VLD. Laissés ainsi tranquilles par leur appareil, les vice-Premiers ont pu travailler à leur aise, même si, le samedi, David Clarinval, chef de file MR pour le fédéral, alternait ses réflexions physiques en kern avec ses discussions, plutôt numériques celles-là, en bureau exécutif de son parti.

Pour le plaisir

C’est ainsi presque par pur plaisir qu’ils ont pu s’empoigner une dernière fois, lundi matin, en s’offrant, gourmandise de doctrinaires, une confrontation idéologique à huis clos. Un duel à trois plus précisément. Après une nuit studieuse, l’écologiste Georges Gilkinet détectait un problème sur les flexijobs, que l’Open VLD voulait étendre au plus loin qu’il le pouvait. Ces petits boulots qu’un salarié ou certains pensionnés peuvent s’offrir sont un délice pour le patronat des secteurs autorisés, l’Horeca en particulier, où ils comptent désormais, depuis leur lancement en 2015, pour un quart des heures déclarées. La Région flamande en est si friande, et elle affiche de telles pénuries de main-d’œuvre, qu’ils sont envisagés même dans l’enseignement. Il n’y va pas là d’un basculement similaire à, mettons, la semaine de quatre jours – «dat hebben we gedaan» – ou, bien sûr, la réforme fiscale.

Mais à droite, et surtout en Flandre, on aime bien que les gens qui participent déjà au marché du travail y participent encore plus, parce que le travail crée toujours plus de travail. A gauche, et surtout en Wallonie, on est plutôt favorable à ce que ceux qui ne doivent plus y participer soient dispensés de le faire, parce que le mauvais travail chasse le bon. Or, l’Open VLD portait une ouverture trop large pour la gauche qui trouve que le mauvais travail chasse le bon, à pratiquement 90% des secteurs et, surtout, accessibles à absolument tous les pensionnés, et, pour eux, dans tous les secteurs. La question n’a pas fait l’objet d’une interview de président, ni même d’un petit tweet méchant. Mais elle a offert à Pierre-Yves Dermagne, ministre du Travail, de gauche et wallon, et à Vincent Van Quickenborne, vice-Premier ministre, de droite et flamand, l’occasion d’une dernière bilatérale dans le bureau d’Alexander De Croo, de droite et flamand aussi et qui a pu s’y laisser aller à cette occasion. Ils se sont toisés des heures durant, le lundi, alors qu’un accord avait été proche. Pierre-Yves Dermagne a fait introduire une hausse des cotisations patronales de 25% à 28%, a fait limiter à 22 le nombre de secteurs concernés, y compris pour les pensionnés, et a fait imposer que les flexijobs soient payés aux salaires horaires barémiques. Vincent Van Quickenborne (Open VLD) a fait conserver l’élargissement des flexijobs aux secteurs les plus demandeurs, a fait maintenir la flexibilité du système, et en a fait perpétuer le nom.

C’était une victoire sans gloire pour chacun et une défaite sans humiliation pour les deux. Cela a coûté plusieurs heures d’attente à tout le monde. Mais c’était surtout le plaisir morbide de se toiser en s’étranglant l’un l’autre, comme des enfants au coin d’une cour de récréation, pour la dernière fois de leur vie politique sous Alexander De Croo. Ça n’a servi à presque rien mais au moins «dat hebben we gedaan».

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire