Leila Agic et Rajae Maouane, une histoire de rendez-vous politiques manqués
L’une est coprésidente d’Ecolo, l’autre est députée socialiste. L’ amitié entre Rajae Maouane et Leila Agic s’est renforcée dans les parages du conseil communal de Molenbeek. Elles n’ont pourtant (presque) jamais siégé au sein d’une même majorité.
L’épisode est récent, il date de juin. Une députée régionale bruxelloise se marie. Le jour de l’événement, la cérémonie est animée, entre autres, par l’une de ses plus proches amies. Il se fait que cette dernière est coprésidente d’un parti. Un autre que celui de la mariée. Cela se déroule le plus naturellement du monde. La naissance de leur amitié précède leur engagement dans la vie politique. Leur complicité est demeurée intacte, assurent-elles.
L’histoire est donc celle de deux potes de Molenbeek qui se sont connues jeunes et ont plutôt bien mené leur barque. Leila Agic est députée PS au parlement bruxellois. Rajae Maouane copréside Ecolo, en binôme avec Jean-Marc Nollet.
Elles vivaient à Molenbeek, mais ne se connaissaient pas. Leur première rencontre réelle est survenue sur fond de politique française, dans le contexte de la primaire citoyenne précédant la campagne présidentielle de 2012. La gauche française se choisissait un candidat. La course à l’Elysée de Dominique Strauss-Kahn s’est arrêtée net un matin de mai 2011, au Sofitel de New York, et à l’arrivée, c’est François Hollande qui l’a emporté. Leila Agic et Rajae Maouane, elles, se sont trouvées autour de la candidature à la primaire de la gauche de Ségolène Royal.
«A l’époque, Rajae et moi étions actives sur Twitter. On était un peu des pionnières, nous étions peu nombreux sur ce réseau social. L’ambiance était encore bon enfant, raconte Leila Agic. On se suivait mutuellement. Mon compte était dédié à l’actualité française et je participais à la campagne de Ségolène Royal. J’animais différents groupes de soutien sur le Web, etc.»
«Moi, je rédigeais un mémoire sur la communication politique des partis, enchaîne Rajae Maouane. J’avais entrepris de rencontrer plusieurs personnes actives dans ce domaine. Une jeune Belge impliquée dans la campagne française, c’était une chouette rencontre potentielle.»
Un moment de tension
«On ne s’est jamais vraiment engueulées», assure Rajae Maouane. Son amie a tout de même vécu difficilement les lendemains d’élections communales à Molenbeek, en particulier ceux de 2012 qui avait vu les socialistes valser dans l’opposition. «A l’époque, on n’avait pas encore sept ou huit ans d’amitié derrière nous», rassure Leila Agic. «Je pense qu’elle était plus fâchée sur Ecolo que sur moi personnellement. C’est d’ailleurs régulièrement le cas», sourit celle qui est pourtant la coprésidente du parti.
L’entrevue s’est déroulée au Belga, un café de la place Flagey, à Ixelles. Et le courant est bien passé. «J’ai vraiment été surprise par son âge», se souvient Rajae Maouane. L’écologiste est née en 1989, la socialiste en 1995. «Il m’est souvent arrivé de la charrier à ce sujet. Quand tu as 23 ou 24 ans, six années de différence, c’est beaucoup.» Plus sérieusement, «elle était vachement plus jeune que moi, mais déjà avec des idées bien arrêtées. Elle savait ce qu’elle voulait, elle était déjà foncièrement socialiste, elle savait ce qu’elle souhaitait défendre.»
Aucune des deux n’était pourtant encartée à ce moment-là. «J’étais membre de Désir d’Avenir, le mouvement de Ségolène Royal, mais pas encore du PS en Belgique. Rajae, elle, terminait un stage chez Ecolo, sans avoir de carte», précise Leila Agic.
Théâtre politique à Molenbeek
Cette première rencontre préfigurait une période durant laquelle leur relation d’amitié allait s’approfondir, dans un contexte politique pourtant particulièrement tendu à Molenbeek.
A la suite des élections communales d’octobre 2012, Philippe Moureaux était évincé du maïorat ; le ténor socialiste avait dirigé Molenbeek durant deux décennies. Le CDH décidait, en accord avec les écologistes, de se lier au MR pour la nouvelle mandature. La libérale Françoise Schepmans allait occuper le poste de bourgmestre durant six ans. Et la Liste du bourgmestre de Moureaux, lequel choisissait alors de quitter la politique, s’apprêtait à occuper les bancs de l’opposition, tout en restant numériquement la plus grosse formation de la commune. Explosif.
«Le PS dans l’opposition, avec la complicité d’Ecolo, malgré l’accord qui avait été conclu: je l’ai très mal pris. C’est un moment que j’ai mal vécu, raconte Leila Agic. Ce n’était pas tant le fait de se retrouver dans l’opposition que le mauvais message envoyé à la population molenbeekoise. J’avais nourri un réel espoir que nous puissions enfin former une majorité progressiste.»
Rajae Maouane, elle, s’était portée candidate d’ouverture sur la liste écologiste. «Je n’avais aucun problème avec le fait qu’elle soit candidate chez Ecolo. J’espérais même qu’ils fassent un score pour renforcer une coalition progressiste. C’est pour ça que je l’ai si mal pris. Je sais que cette décision-là ne lui incombait pas. Mais bon, il y a eu un vote chez Ecolo et ils ont soutenu la décision», se souvient encore avec une pointe d’amertume la socialiste.
«C’est vrai que je ne voulais pas prendre de carte de parti», raconte Rajae Maouane. «J’ai bien tenu parole», ironise celle qui est devenue coprésidente des verts. «L’écologie politique, après, elle est venue presque naturellement. Dans une commune comme Molenbeek, quand tu es jeune, d’un quartier populaire, issue de l’immigration, naturellement, on s’attend à ce que tu fonces vers le PS, lâche-t-elle, mais les pratiques que j’y voyais ne me plaisaient pas. J’ai par contre très fort accroché au projet écologiste, sur les questions sociales, mais aussi d’émancipation ou encore d’éthique.»
Malgré l’opposition sur le plan politique, cette nouvelle configuration de la scène molenbeekoise a permis aux deux femmes de se rapprocher. Rajae Maouane n’avait pas été élue, mais travaillait pour le compte de l’échevine écologiste Sarah Turine. Leila Agic devenait une citoyenne active, impliquée, s’intéressant de près à la politique locale.
Pizzas au conseil
Le conseil communal était alors le point de rendez-vous mensuel, pour elles, mais aussi une série d’autres personnes venant assister aux joutes. Dans la bande se trouvait également Sihame Haddioui, également devenue amie avec Leila Agic et Rajae Maouane. Elle est entre-temps partie à Schaerbeek, où elle est aujourd’hui échevine en charge de la Culture et de l’Egalité des chances et des genres. Leila Agic ayant choisi de s’installer à Jette l’an dernier, Rajae Maouane est la dernière du trio à toujours vivre à Molenbeek. Jusqu’à présent, en tout cas.
«Nous n’étions donc pas élues. A ce moment-là, à Molenbeek, il y avait de grosses frictions entre majorité et opposition. Mais on a réussi à passer au-dessus», insiste Leila Agic. Alors qu’elle se trouvait dans le camp de la majorité, Rajae Maouane appréciait aussi ces moments partagés. «Les premiers conseils étaient très durs. Ils duraient parfois jusqu’à 4 ou 5 heures du matin. L’opposition ne lâchait rien.»
La bande assistait au spectacle, le commentait volontiers. «C’était marrant, ces soirées pizzas. On allait se chercher à manger, on se partageait cela entre nous. Avec des journalistes aussi, parfois», se souvient la coprésidente d’Ecolo.
«C’était animé. La majorité tenait bon sur le fait que pour eux, ils avaient tourné une page politique à Molenbeek», assure Leila Agic. «Le changement démocratique était intéressant», répond Rajae Maouane. «Les conseils communaux sous Philippe Moureaux étaient peu suivis. C’était une majorité absolue, pour ne pas dire écrasante. Et quasiment pas d’opposition, hormis les écologistes et le Vlaams Belang.» Tout à coup, les animosités rendaient la politique locale bien plus attrayante.
Leila Agic et Rajae Maouane, deux candidates en campagne
Les années défilant, les élections communales suivantes se profilent déjà. Le scrutin d’octobre 2018 sera celui de leur première campagne réellement consistante, sur le terrain local. Cette expérience-là les a encore rapprochées.
«On échangeait beaucoup, on se retrouvait en fin de journée», raconte Leila Agic. «Je me baladais avec quelques-uns de ses tracts, elle se baladait avec les miens. Quand on ne parvenait vraiment pas à convaincre un passant de voter pour notre parti, on pouvait toujours lui donner le tract de l’autre. Quitte à voter pour Ecolo, autant que ce soit pour Rajae, et vice-versa. Je pense que personne d’autre n’a fait ça durant la campagne», plaisante la socialiste.
Finalement, les deux se sont retrouvées élues au conseil communal. L’une sur la liste de Catherine Moureaux, l’autre sur celle emmenée par Sarah Turine. Pour assister, une fois encore, à un changement de majorité. Si elles avaient envie de siéger ensemble au sein d’une même majorité, c’était loupé. Politiquement parlant, «Rajae et moi, c’est une histoire de rendez-vous manqués, c’est assez incroyable». Les rôles se sont en effet inversés au lendemain du scrutin de 2018, le PS reprenant le pouvoir à Molenbeek, Ecolo étant renvoyé dans l’opposition.
Leur vœu de devenir partenaires au sein d’une majorité a néanmoins été exaucé. Mais très brièvement, à la suite d’une campagne électorale se jouant à un autre échelon. Rajae Maouane et Leila Agic se sont présentées au scrutin de mai 2019, en tant que candidates au parlement de la Région Bruxelles-Capitale. La première a récolté 4 297 voix de préférence sur la liste emmenée par Alain Maron. La seconde en a récolté 2 855 chez les socialistes emmenés par Rudi Vervoort.
PS et Ecolo se sont alors retrouvés dans la coalition, toujours au pouvoir à ce jour. Mais Rajae Maouane aura rapidement fait «faux bond» à son amie, si l’on peut dire. Encore un rendez-vous manqué.
Députée éphémère
«Je me souviens de cet été. J’étais en vacances et Rajae m’a appelée pour me dire que Jean-Marc Nollet lui proposait de former un duo pour briguer la coprésidence d’Ecolo. Le première chose que je lui ai dite: “Mais enfin Rajae, on a à peine siégé deux fois ensemble dans la même majorité.”» «On n’était plus obligées de se taper dessus. Et voilà que je lâchais mon mandat de députée pour la coprésidence, plaisante Rajae Maouane. Là, on s’est dit que siéger ensemble, ce n’était pas pour tout de suite.» De fait, le binôme Nollet-Maouane a, sans surprise, été plébiscité à la tête du parti, en septembre 2019, avec 92% des voix.
«C’était un moment fort dans notre amitié. Elle m’a fait confiance. On était toutes les deux députées de partis différents, mais j’étais l’une des premières personnes à savoir qu’elle allait peut-être devenir coprésidente d’Ecolo», admet volontiers Leila Agic.
Elles aiment à s’amuser du fait qu’elles n’ont fait que se croiser au parlement bruxellois. Mais cette accession au poste de coprésidente pour l’une et de députée pour l’autre leur a aussi permis de réaliser le chemin parcouru. «Deux jeunes femmes de Molenbeek, qui ont gravi les échelons, dont l’une arrive carrément à pouvoir être autour de la table des négociations de formation du gouvernement fédéral, ça m’a rendue assez fière», reconnaît la socialiste. «Cela envoie un très beau message aux jeunes qui nous ressemblent, qui ne sont pas nés dans des familles fortunées, qui sont issus de l’immigration, qui ont dû se battre pour chaque place obtenue. Rien n’était un cadeau, ni un héritage. On a obtenu cela par notre engagement, nos convictions. Je trouve qu’on peut être fières de ce qu’on a déjà pu accomplir à nos âges, alors que rien n’était prédestiné.»
Un moment de solidité
«Leila s’est mariée dernièrement. J’ai coanimé la cérémonie. C’était un moment fort», raconte Rajae Maouane. Son amie socialiste évoque aussi des instants plus politiques, de campagne électorale. «En particulier la première campagne aux communales, que nous avons toutes deux menée», en 2018. «On vivait la même expérience, dans nos partis. La journée, on faisait campagne, le soir, on se retrouvait autour d’un thé ou de crêpes», à partager leur expérience commune.
Rajae Maouane dit exercer son mandat de coprésidente avec beaucoup d’humilité. Cela n’empêche pas d’observer l’ascension réalisée avec lucidité. «Mon arrivée à ce poste a été rapide. Moi-même, la première fois que je suis allée chez le roi, j’étais impressionnée. Je suis royaliste… Vu mon background, il y a une certaine fierté. Et vivre un moment historique de l’intérieur, quand on y pense, est impressionnant.»
Leurs agendas ne leur permettent plus aujourd’hui de se voir aussi souvent qu’auparavant, lorsque les rencontres se faisaient à l’improviste, au Phare du Kanaal par exemple. «Mais on se voit dès qu’on peut. Souvent autour d’un bon plat. La bonne bouffe, c’est vraiment un truc qui nous rassemble», sourit Rajae Maouane. Les contacts téléphoniques sont par contre quotidiens.
Les limites à ne pas franchir entre Leila Agic et Rajae Maouane
Etant donné la nature de leurs activités, les conversations de Leila Agic et Rajae Maouane portent souvent sur la politique, c’est logique. Mais spontanément, elles perçoivent les limites à ne pas franchir. Il n’y a pas entre elles, affirment-elles toutes les deux, de questions susceptibles de mettre l’autre mal à l’aise, ni trop d’indiscrétions concernant la vie interne des partis.
«On n’a pas besoin de se le dire, c’est automatique chez nous, assure Leila Agic. Evidemment, je peux parler de politique avec d’autres amies. Mais elles ne comprendront jamais certains aspects et nuances que pourra comprendre Rajae, ou même Sihame.»
«On ne parle pas de popote interne, on fait très bien la part des choses. Je veille à ne pas la mettre en difficulté, elle veille à faire de même envers moi. Et si un truc m’échappe, je sais qu’elle ne l’utilisera jamais, glisse Rajae Maouane. Les gens peuvent parfois être un peu surpris par cette amitié, mais pour nous, c’est naturel. Ce n’est pas Rajae l’écolo et Leila la socialiste. C’est Rajae et Leila, point barre.»
C’est qu’elles se retrouvent aussi autour de valeurs et de combats communs, comme celui pour les droits des femmes, qui leur est cher. «J’ai porté deux textes au Parlement, un sur le cyberharcèlement, l’autre sur la féminisation de l’espace public. Je sais que ce sont deux combats auxquels elle souscrit totalement», cite en exemple Leila Agic. «C’est très générationnel aussi, ajoute Rajae Maouane. On n’emprunte parfois pas les mêmes chemins, mais la finalité est la même: que les femmes aient les mêmes droits que les hommes. Globalement, on a des combats progressistes communs, on n’a pas besoin de se le dire.»
Ce n’est pas cela qui les poussera à quitter leur parti pour rejoindre l’autre, assurent-elles. Leurs conceptions restent différentes, bien que leur amitié constitue également une source d’enrichissement des idées.
«Côtoyer des personnes d’un autre parti ne te fait pas forcément réfléchir différemment. Mais tu peux comprendre le point de vue. C’est de toute façon intéressant, pour moi qui déteste l’entre-soi», note Rajae Maouane. «Cela permet aussi de confronter les idées de façon apaisée, ajoute Leila Agic. Quand tu peux débattre avec une amie, ça permet de décompresser. Et de ne pas réagir à tout bout de champ sur Twitter», ce réseau social devenu un défouloir, qui fut à l’origine de leur amitié.
Ce sur quoi elles ne seront jamais d’accord
«Je ne suis pas d’accord sur la vision de la ville du PS », lance Rajae Maouane. Des divergences entre Ecolo et PS se font sentir en Région bruxelloise autour de plusieurs dossiers, lorsque les besoins de logements et d’espaces verts sont en tension. «Il faut développer du logement, mais pas aux dépens d’espaces verts, essentiels pour les gens et la biodiversité.» Leila Agic confirme le désaccord: «Leur vision du logement, je ne la partage pas. En 2022, on doit pouvoir faire à la fois du logement ET préserver des espaces verts. Du logement accessible aux Bruxellois, c’est un enjeu tellement important…»
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