Le wokisme, une menace contre la démocratie ? Voici ce qu’en pensent les Belges (enquête Le Vif)
En Belgique francophone, plus d’un tiers des personnes que nous avons interrogées réclament un leader fort, qui ne s’embarrasserait pas du Parlement…
Depuis longtemps déjà, les politologues du monde entier s’interrogent sur la différence d’ampleur et d’ancrage des formations d’extrême droite entre la Flandre et la Belgique francophone. Au nord, elle a si bien survécu à une interdiction et à la concurrence cannibale de la N-VA que le Vlaams Belang est aujourd’hui le plus grand parti régional, selon les sondages. Au sud, les maigres succès du Front national, puis du Parti populaire, n’ont duré qu’un temps, et Chez Nous, qui semble vouloir reprendre leur flambeau tricolore, n’est encore qu’un groupuscule parrainé par des formations étrangères. Deux explications sont généralement avancées dans la littérature scientifique: la séculaire faiblesse de toute espèce de sentiment national en Belgique francophone et une application différenciée du cordon sanitaire. En politique, ce dernier impose aux partis démocratiques de ne jamais nouer de coalitions avec des formations d’extrême droite. Une règle respectée des deux côtés du pays, même si la N-VA dit ne pas s’y sentir tenue. Dans les médias, par contre, ce cordon sanitaire n’est suivi qu’en Belgique francophone. Cela prive, chez nous, l’extrême droite d’un accès régulier aux grands canaux de communication. Ses thématiques privilégiées et sa vision du monde atteignent ainsi moins l’opinion publique, ce qu’ont montré plusieurs recherches réalisées lors des élections de mai 2019: l’immigration figurait alors parmi les préoccupations prioritaires des électeurs du nord, alors qu’elle n’était que marginale dans l’esprit de ceux du sud.
L’enquête «Démocratie sous pression» semble, de prime abord, démontrer l’efficacité électorale, mais aussi culturelle, du cordon sanitaire. En limitant la visibilité de cette offre politique, les médias contiennent vraisemblablement la demande sociale pour des partis d’extrême droite: il n’y a pas deux démocraties distinctes en Belgique, plutôt deux opinions publiques, et à coup sûr toutes deux politiquement correctes.
Les francophones sont 63% à considérer la démocratie en danger, tandis que les néerlandophones sont 51% à le penser. Parmi ces répondants, les francophones sont 45% à estimer que l’extrême droite constitue une menace pour la démocratie, contre seulement 30% de Flamands. La différence est presque symétriquement identique pour le rapport à la migration puisque 45% des sondés néerlandophones pensent qu’elle menace notre démocratie, contre 33% de francophones. On peut aussi mesurer les rapports de force inversés, contraints par le cordon sanitaire, par rapport au «wokisme», qui inquiète différemment au nord qu’au sud. Partout dans le monde, y compris dans les deux opinions «politiquement correctes» belges, les droites et les extrêmes droites se sont lancées dans de très percutantes campagnes contre ces «wokes», antiracistes et féministes. Bart De Wever, pas moins, y a récemment consacré un livre, Woke, disponible depuis peu en français (éd. Kennes). Mais la force de frappe cumulée du Vlaams Belang et de la N-VA n’est pas la même que celle de Chez Nous et du Mouvement Réformateur, récemment convaincu de la pertinence politique de cette thématique. C’est pourquoi deux fois plus de néerlandophones (22%) que de francophones (11%) voient aujourd’hui le wokisme comme une menace contre la démocratie.
Logiquement, le cordon sanitaire est appréhendé diversement des deux côtés de la frontière linguistique, et on peut dire que son existence a des conséquences sur son appréciation. Dans sa dimension politique, il est reconnu, presque plébiscité, par 57% des francophones, comme «indispensable à la sauvegarde de la démocratie», alors que seulement 22% des Flamands se disent tout à fait ou plutôt d’accord avec cette affirmation. Dans sa dimension médiatique («les médias doivent aussi donner la parole aux partis extrémistes»), il est apprécié différemment, fût-ce de manière très légère, selon qu’il soit d’application ou pas: 56,8% des sondés néerlandophones approuvaient cette proposition, contre 49% des Bruxellois et des Wallons. Médiatique ou politique, le cordon sanitaire a si bien convaincu les francophones de son efficacité que 41% considèrent qu’il devrait être étendu à l’extrême gauche. Et il a tant forgé le «politiquement correct» en Flandre que nos compatriotes, pourtant peu réputés pour leur marxisme, ne sont, eux, que 24% à le penser.
Mais si une limitation de l’offre peut contenir une demande, celle-ci n’est pas pour autant inexistante. Certains tropes d’extrême droite que traduisent certaines réponses sont aussi, voire davantage, présents dans l’échantillon francophone que parmi les sondés néerlandophones. D’une part, l’aspiration à une direction autoritaire peut être mesurée à travers l’affirmation «le pouvoir devrait être exercé par un leader fort, sans l’influence du Parlement». Les francophones qui s’y opposent un peu ou beaucoup sont moins nombreux que les Flamands (47% contre 55%). Pire même: 35% des francophones se disent plutôt ou tout à fait d’accord avec cette assertion très marquante (30% de Flamands), et près du double se disent tout à fait d’accord (14% de francophones, 8% de néerlandophones). Autrement dit, plus d’un tiers des habitants de la région d’Europe où l’extrême droite est la plus faible estiment séduisante l’hypothèse d’une manière de dictature personnelle…
D’autre part, la perception de l’immigration comme une menace est, c’est vrai, différente selon la langue des sondés. Mais la proportion de francophones qui estiment que les immigrés devraient avoir les mêmes droits que les autochtones, y compris celui de voter (36%) n’est pas significativement plus élevée qu’au nord du pays (30%). Et les francophones qui estiment que les immigrés devraient avoir autant d’obligations que les autochtones (61%) sont même légèrement plus nombreux que les Flamands (59%).
Le sociologue Pierre Bourdieu disait qu’une des propriétés des sondages était de poser aux gens des problèmes qu’ils ne se posent pas. L’enquête «Démocratie sous pression» montre que même si l’extrême droite les séduit électoralement beaucoup moins que les Flamands, les francophones sont, eux aussi, capables de poser des problèmes à la démocratie.
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