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«Le messie était un double Judas»: retour sur le chemin de croix d’Alexander De Croo

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Le calvaire d’Alexandre De Croo au 16 rue de la Loi a commencé le 1er octobre 2020. Retour sur la législature d’un Premier ministre qui se croyait sauveur et finit martyr, en quatorze stations, comme il se doit pour un chemin de croix.

Ire station – Jésus est (trahi par) Judas

Lorsqu’il voulut entrer dans la première année de sa prédication, à la fin de l’été 2020, le seigneur dut trahir une deuxième fois pour lui-même. Alexander De Croo avait d’abord trahi une femme, Gwendolyn Rutten, à l’automne 2019. Elle était présidente de l’Open VLD. Elle voulait gouverner au fédéral sans la N-VA, avec les socialistes, les écologistes et les démocrates-chrétiens, et elle aurait dirigé ce gouvernement. Alexander De Croo ne voulait pas gouverner au fédéral sans la N-VA et il ne voulait pas que Gwendolyn Rutten dirige ce gouvernement dont il ne voulait pas. Alors il la trahit. Il alpagua son ami Egbert, dont il fit le président de son parti à la place de Gwendolyn Rutten. Avec son ami Egbert, il pactisa avec Bart De Wever. A ce moment, l’Open VLD voulait gouverner avec la N-VA et avec les socialistes mais sans les écologistes, et Alexander De Croo aurait dirigé ce gouvernement. Mais les socialistes et la N-VA ne voulaient pas de deux partis libéraux dans cette coalition. Bart De Wever ne voulait pas de Georges-Louis Bouchez et des libéraux francophones dans cette coalition. Mais sans les libéraux francophones, le Premier ministre n’aurait pas été libéral. Alors Alexander De Croo, avec son ami Egbert, trahit une deuxième fois. A ce moment, il trahit Bart De Wever. Il s’allia aux écologistes pour gouverner sans la N-VA de Bart De Wever avec qui il avait pourtant pactisé. Alexander De Croo devint Premier ministre parce qu’il avait trahi deux fois. Le messie était un double Judas.

IIe station – Jésus est condamné à être crucifié

Et alors le seigneur sortit du palais d’Egmont vers le lieu appelé en hébreu Golgotha, en belge le 16 rue de la Loi, et pour cette trahison le messie fut condamné par les anciens du peuple flamand, les chefs des prêtres et les scribes au supplice de la crucifixion. La Flandre qui gagne mais qui avait perdu les élections, ce Sanhédrin du grand juge De Wever à la parole tournante comme le feu n’allait jamais pardonner la double trahison d’Alexander De Croo. Tous les commentateurs et les éditorialistes, tous les influenceurs et les analystes, les scribes modernes du pays du nord, tous très alignés sur les mots incandescents du prêtre anversois, prononcèrent tôt cette sentence de mort politique. Les prix de l’énergie mieux contenus qu’ailleurs, la crise du Covid mieux encaissée qu’ailleurs, les énergies renouvelables mieux développées qu’ailleurs, le nucléaire moins abandonné qu’ailleurs, les salaires mieux augmentés qu’ailleurs, les pauvres un peu moins pauvres qu’ailleurs, les riches toujours aussi riches qu’ailleurs, rien n’allait infléchir la condamnation. Son passage au 16 serait un calvaire, Alexander De Croo portait déjà sa croix en y entrant.

Il passerait, au nord surtout, au sud souvent, comme le servant qui lavait les pieds de Paul Magnette.

IIIe station – Jésus est chargé de sa croix rouge

La croix du seigneur était du bois le plus lourd. Elle affligea les épaules blanches et le dos frêle d’Alexander De Croo. Sur sa tête, la Flandre avait tressé une couronne d’épines rouges qui salirent son visage de libéral de droite. La Flandre allait dire qu’il était de gauche, et saint Paul, son apôtre de gauche, qui y trouva son bon plaisir, ne contredisait pas la Flandre de droite. Saint Paul avait fait relever les pensions et les allocations, les bas salaires et le budget des soins de santé, on était en pleine pandémie et le gouvernement précédent avait fait brûler des masques qui étaient trop chers à conserver, mais le PTB contestait la sagesse de son magistère, alors l’apôtre Magnette allait encore alourdir la croix qui allait, pendant presque quatre ans, écraser Alexander De Croo, en la peignant d’une deuxième couche de rouge, après celle qu’avait appliquée Bart De Wever. Il se voyait en sauveur de lui-même et du libéralisme flamand, Alexander De Croo allait passer, au nord surtout, au sud souvent, comme le servant qui lavait les pieds de Paul Magnette.

IVe station – Jésus tombe pour la première fois sous le poids de sa croix

Alexander De Croo avait aidé un autre larron que lui, lorsqu’il avait trahi Bart De Wever. Il avait besoin du MR dans une coalition pour la diriger, alors il avait sauvé Georges-Louis Bouchez dont plus personne ne voulait à l’été 2020. Le MR était le miraculé de l’affaire, son président le moins aimé des apôtres de la Vivaldi, Georges-Louis Bouchez le savait. Alors il n’aida pas Alexander De Croo à porter sa croix. Il s’assit dessus, parce qu’il savait qu’on n’exclurait pas le MR de la Vivaldi si la Flandre le trouvait assez à droite. Dès le début du calvaire, il raconta ce qui arrangeait Bart De Wever et pas ce qui pouvait sauver Alexander De Croo. Lui aurait bien aimé entendre qu’il avait sauvé la Belgique, Georges-Louis Bouchez répétait que ce gouvernement ne fonctionnait pas. De Croo aurait bien voulu qu’on dise qu’il était libéral comme il faut, Bouchez martelait qu’il n’était pas assez à droite, et Georges-Louis Bouchez l’empêcha de prendre toutes les décisions qui pouvaient lui en donner l’air, comme la réforme fiscale qui aurait fait baisser la taxation sur le travail. Le président du MR aurait pu soulager Alexander De Croo du poids de sa croix, il lui était plus profitable de l’alourdir. Chacun des mots qu’en Flandre Georges-Louis Bouchez prononçait en français a fait choir le Premier ministre. Le Montois y prêcha inlassablement.

Il tomba encore et cela lui fit encore plus mal.

Ve station – Simon de Cyrène aide Jésus à porter sa croix

Mais Alexander De Croo ne la porta pas toujours seul pendant toute sa montée au calvaire, sa croix. Il était important pour eux de montrer qu’ils pouvaient être utiles, parce qu’on disait qu’ils ne servaient à rien, donc les verts n’ont pas arrêté de lui donner raison. Ils sont les seuls à l’avoir fait pendant toute la législature, même à l’Open VLD De Croo a été plus blasphémé. Les écologistes ont accepté d’augmenter les dépenses militaires alors qu’ils ne le voulaient pas. Ils n’ont pas refusé longtemps de prolonger deux centrales nucléaires alors qu’ils ne l’imaginaient pas. Ils ont admis la construction de centres fermés alors qu’ils s’y étaient opposés. Ils ont laissé des demandeurs d’asile dans les rues alors qu’ils ne l’auraient jamais admis avant. lls ont laissé les libéraux francophones empêcher la réforme fiscale alors qu’ils la réclamaient. Ils ont laissé démissionner Sarah Schlitz pour ne pas embêter De Croo. Ils ont lâché Ihsane Haouach pour ne pas le salir. Les verts ont pris leur part pour soulager le seigneur, ils ont même pris beaucoup plus que ça, ils ont aussi tâté du fouet des centurions, les épines sur la tête et l’éponge gorgée de vinaigre dans la bouche quand ils avaient soif.

VIe station – Sainte Véronique essuie le visage de Jésus

Une femme lava brièvement l’honneur d’Alexander De Croo sur son chemin de sang et de sueur. A l’automne 2022, le Premier ministre décide avec son ami Egbert de limoger la secrétaire d’Etat au Budget, Eva De Bleeker, sa camarade de parti. Elle s’était trompée dans ses calculs, la Flandre l’avait cramée, et Georges-Louis Bouchez disait qu’elle avait raison. Elle fut dégagée et, à sa place, Alexander De Croo et son ami Egbert engagèrent Alexia Bertrand, qui était devenue l’ennemie de Georges-Louis Bouchez. Elle était MR, francophone et bruxelloise mais était née à Anvers et redevint alors flamande et de l’Open VLD, mais toujours bruxelloise. Elle rendit un peu à Alexander De Croo et à son ami Egbert de la dignité qu’ils avaient perdue depuis leur trahison de l’été 2020, et ce fut un court repos pour le seigneur et son acolyte. Alexia Bertrand menaça de faire sa propre liste si, le 9 juin, elle ne figurait pas à la troisième place d’une liste commune MR-Open VLD à Bruxelles. Alexander De Croo appuya la menace et son visage semblait presque complètement nettoyé. Mais Alexia Bertrand accepta de figurer, le 9 juin, à la quatrième place d’une liste commune MR-Open VLD à Bruxelles, et Alexander De Croo reprit sa croix trop lourde, sa couronne d’épines piquantes et avec ça, son chemin de croix.

Alors, Georges-Louis Bouchez, le moins aimé des apôtres de la Vivaldi, n’aida pas De Croo à porter sa croix… © BELGA IMAGE

VIIe station – Jésus tombe pour la deuxième fois

La croix était très pesante, sur le chemin les gens l’insultaient, criaient, crachaient, et Alexander De Croo avait du mal mais il continuait. Les verts qui l’aidaient, son père qui pensait à lui et ses amis qui l’aimaient étaient là avec lui, mais son ami Egbert était de moins en moins son ami. Il avait trahi Bart De Wever avec lui. Ils s’étaient vengés de Georges-Louis Bouchez avec Alexia Bertrand. Mais Egbert Lachaert en avait marre de faire croire aux Flamands qu’Alexander De Croo était bien de droite, et Alexander De Croo en avait marre qu’Egbert Lachaert n’arrive pas à convaincre les Flamands que la Belgique fonctionnait. Alors au printemps 2023, celui qui citait Michael Jordan –«Talent wins games, teamwork wins championships»– au début de sa prédication pensa qu’il lui fallait se séparer de son ami Egbert, son ami Egbert était d’accord, son ami Egbert le lâcha, il n’y avait plus de président à l’Open VLD, Alexander De Croo se retrouva encore plus seul avec son talent, Alexander De Croo tomba encore et cela lui fit encore plus mal.

VIIIe station – Jésus rencontre les femmes de Jérusalem qui pleurent

Le seigneur avait de la terre sainte sous les semelles, le Premier ministre mit le pied en Palestine fin novembre 2023 pour exiger que les bombes se taisent. A Jérusalem, alors, on pleure. A gauche, on rit. Au Hamas, on félicite. Mais à Bruxelles, une femme bloque. Hadja Lahbib et le MR refusent à Alexander De Croo ce statut de prophète de la paix auquel il aspirait. Depuis, il se fait traiter de proisraélien par les uns et de propalestinien par les autres. Tous pleurent des larmes de colère. Lui sent couler des larmes de dépit quand il pense à Jérusalem et à son calvaire.

La fin de la campagne le montre. Il ne lui reste plus rien pour cacher son dépouillement.

IXe station – Jésus tombe pour la troisième fois

Le seigneur avait perdu son ami Egbert mais il comptait encore beaucoup sur son ami Vincent Van Quickenborne, qu’il connaissait depuis encore plus longtemps qu’Egbert, pour l’aider à porter sa croix. Mais l’ami Egbert l’avait fait tomber une deuxième fois, et l’ami Vincent n’allait pas vraiment le relever plus tard. L’ami Vincent avait laissé profaner un combi de police mais ne démissionna pas, mais l’ami Vincent n’avait pas extradé un terroriste qui tua deux Suédois dans un attentat et en octobre 2023 l’ami Vincent quitta le gouvernement d’Alexander De Croo. Trois fois sur son chemin de croix, les libéraux l’auront laissé tomber dans sa propre sueur et ses propres humeurs.

Xe station – Jésus est renié par Pierre

Le seigneur sur le chemin de son calvaire sut renier les siens et ses soutiens et être renié par ses alliés et par ses proches. Ces reniements paraboliques d’Alexander De Croo l’ont condamné à échouer sur la réforme fiscale spécialement. Il était question que son ministre des finances démocrate-chrétien en prépare une en vue de la prochaine législature mais chacun était prêt à dénoncer ce factice engagement, à l’été 2023, et à vraiment la faire advenir pour baisser les impôts sur les plus bas salaires. Alexander De Croo promit à son allié démocrate-chrétien flamand qu’il allait l’aider, mais le parti frère libéral francophone refusa jusqu’au bout une réforme dont il n’aurait aucune gloire à retirer, et Alexander De Croo ravala sa parole donnée au CD&V. Le CD&V arrêta de croire dans cette coalition où il était entré en traînant, Paul avait déjà renié De Croo depuis longtemps, De Croo était tombé trois fois sous le poids de sa croix qui avait l’air rouge, les libéraux l’avaient laissé tomber, et aucun des autres apôtres n’y croirait, à partir de ce moment, plus jamais.

XIe station – Jésus est dépouillé de ses vêtements et abreuvé de fiel

Après avoir trahi au moins deux fois, après avoir perdu contre son parti frère et après avoir perdu ses amis, après avoir traîné cette lourde croix qu’il avait lui-même laissé peindre d’un rouge trop vif, le sauveur de son parti et de son pays était là, tout nu, sur le chemin du Golgotha. La fin de la campagne électorale d’Alexander De Croo le montre. Il ne lui reste plus rien pour cacher son dépouillement. Chaque émission est pour lui un supplice, chaque interlocuteur, un tortionnaire. Il a quitté prématurément Het Conclaaf (VTM), l’émission de téléréalité à laquelle, avec les plus puissants politiques flamands, il n’a participé que quelques heures. Eux sont restés tout un week-end. Trop de reproches de Bart De Wever. Trop de mépris de Sammy Mahdi. Trop de distance avec Conner Rousseau. Trop de haine de Van Grieken. Trop d’indifférence de Petra De Sutter. Trop de fiel pour un «would-be» sauveur de pays.

XIIe station – Jésus est cloué sur la croix

«Pourquoi m’as-tu abandonné?», crie-t-il à son père, et Alexander De Croo se trompe, parce que le vieil Herman De Croo est le dernier à l’avoir toujours défendu et qu’il le restera jusqu’à la fin des temps. Mais si le père le défend encore, le fils se méprend toujours. Plutôt que de répéter que son bilan est correct et que la Belgique ne va pas si mal, Alexander De Croo s’installe sur la croix où la Flandre veut le faire souffrir en martyr de lui-même. Son dernier appel, après celui pour son père, aura été adressé à Bart De Wever, sur le plateau de VTM, à qui il a proposé d’unir «les forces du centre-droit», avec la N-VA, avec les libéraux du MR et de l’Open VLD, avec les centristes du CD&V et des Engagés. Il faudra, dit depuis le Premier ministre, imposer à la Belgique des réformes libérales. L’appel ne fait pas que rappeler le bourgmestre d’Anvers aux trahisons fondatrices de son interlocuteur, il donne franchement raison à Bart De Wever, puisque, par lui, Alexander De Croo admet que les politiques qu’il avait menées en disant qu’elles faisaient fonctionner la Belgique étaient celles qu’il ne fallait surtout pas mener.

L’invitation de Joe Biden à Washington fut honorée à l’aide d’un avion au très puissant carburant préélectoral. © BELGA IMAGE

XIIIe station – Jésus est détaché de la croix

Le fils meurtri, houspillé, souillé, descendu en politique pour racheter les péchés du libéralisme flamand, monté au calvaire du 16, le 1er octobre 2020, pour se faire crucifier, quittera, le 9 juin, la croix qu’il a lui-même contribué à trop teinter d’écarlate. Premier ministre en affaires courantes mais pour combien de temps, promis à une peu rédemptrice défaite électorale, Alexander De Croo n’a plus grand-chose à faire dans le Royaume des Belges. Il n’y a en tout cas plus grand argument à avancer. Il est donc assez certain qu’il œuvre déjà à son propre au-delà, et que sa préférence aussi bien que ses possibilités l’inclinent à lorgner des cieux internationaux. L’invitation de Joe Biden à Washington, honorée à l’aide d’un avion au très puissant carburant préélectoral, servait la campagne d’Alexander De Croo, bien entendu. Elle a peut-être aussi été mise à profit pour aider à l’après affaires courantes du plus récent locataire du 16 rue de la Loi, entre la croix et le bureau ovale.

L’Open VLD pourrait ne pas survivre à l’ascension de son dernier messie.

XIVe station – Le parti de Jésus est mis au tombeau

Bien sûr donc le sauveur compte s’élever vers des cieux moins hostiles. Alexander De Croo ne se laissera pas décomposer comme un vulgaire mortel, et cet éloignement des affaires terrestres pourra l’aider, qui sait?, à préparer une future résurrection, différente de celle de ses prédécesseurs, plus désirée que celle d’Yves Leterme évadé à l’OSCE, moins ratée que celle de Charles Michel incapable de revenir en Brabant wallon, moins triste que celle d’Elio Di Rupo mal transfiguré en opposant de son successeur au 16. Mais quand Alexander De Croo aura quitté le devant de la scène, et même s’il ne le quitte pas, il ne restera plus grand-chose du grand temple libéral que fut son parti. Depuis sa montée au 16, l’Open VLD a perdu presque tous ses leaders, la part restante de son crédit, l’ensemble de ses soutiens médiatiques et un bon gros morceau d’un électorat qui s’effritait. Il pourrait ne pas survivre à l’ascension de son dernier messie.

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