Le 9 juin, la N-VA a perdu un siège, mais elle triomphe, et Theo Francken exulte: son parti est incontournable à tous les niveaux de pouvoir.  © BELGAIMAGE

Le grand méchant lion ne fait plus peur : pourquoi la N-VA n’effraie plus grand monde

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Pourquoi donc la N-VA de 2024, qui n’a pourtant pas beaucoup changé, n’effraie plus grand monde en Belgique francophone, où tout le monde craignait la N-VA de 2014?

Depuis six mois que Bart De Wever bat tous les records de longévité d’un formateur appliqué à tester une même hypothèse de gouvernement, la Belgique semble avoir oublié. Elle n’a pas en mémoire ce que fut la précédente expérience de la N-VA au pouvoir fédéral, celle dite de «la Suédoise», pourtant traumatique pour tous les partis qui y prirent part. Et spécialement pour le parti de Bart De Wever, qui y avait mis fin parce qu’il trouvait que le gouvernement Michel n’était pas assez à droite, et qui subit la première défaite électorale de sa jeune histoire, le 26 mai 2019, défaite que Bart De Wever et ses camarades reconnurent immédiatement.

Le 9 juin 2024 aussi, la N-VA a encore perdu un siège. Mais Bart De Wever ne l’a pas reconnu, et il passe depuis lors pour un des gagnants des élections. Au fédéral en tout cas, c’est de sa vieille garde, Jan Jambon spécialement, mais Theo Francken également, qu’il s’est entouré. Le premier avait été ministre de l’Intérieur et vice-Premier ministre de Charles Michel. Le second fut le dernier membre de son gouvernement: comme secrétaire d’Etat à l’Asile et aux Migrations, il avait refusé que la Belgique signe le Pacte migratoire de l’ONU, et la N-VA avait quitté la coalition suédoise, qui était tombée durement. C’était le gouvernement Michel, dit kamikaze au début, suédoise en vitesse de croisière, MR-N-VA en campagne électorale, et il laissait un bilan très contesté.

Il se caractérisa par des dépassements budgétaires en période prospère, parce qu’il fallait faire des cadeaux fiscaux à une clientèle électorale, et ce furent le tax-shift et la baisse de l’impôt des sociétés (Isoc), sans compensations prévues autres que des effets retours qui jamais ne revinrent. Il s’illustra par le rabotage dans le budget des soins de santé, et la destruction, très inopportune à retardement, des masques de protection par la ministre de la Santé Maggie De Block (Open VLD) ou la suppression, très regrettée sur le moment et encore plus après, de casernes de la Protection civile par Jan Jambon. Il se fit remarquer, surtout, par d’incessants recadrages. Délivrés par un Premier ministre que ces effusions d’autorité répétées rendaient toujours moins crédiblement autoritaire, et toujours adressées à Theo Francken, ces recadrages ont scandé la législature jusqu’à son terme anticipé. En mai 2018, soit moins de quatre ans après l’installation du gouvernement Michel, Le Vif en avait compté 20. Le premier avait été asséné, assorti d’excuses de Francken, lorsqu’il avait assisté au 90e anniversaire d’un ancien collaborateur des nazis, Bob Maes. Il a eu 100 ans le 22 octobre dernier, on ignore si le centenaire a été agrémenté de libations. Le dernier des recadrages avait encore moins servi que les précédents, puisqu’il s’était conclu sur la démission de Charles Michel, fin décembre 2018.  

Il fut un temps où la simple personne de Theo Francken suffisait à alimenter une exclusive francophone. Aujourd’hui, plus.

Il était alors assez consensuellement partagé, du moins en Belgique francophone, que la N-VA n’était pas un parti comme les autres. Et il était relativement établi que Theo Francken, dont un cabinettard, le conseiller communal Melikan Kucam, avait, après la tumultueuse expérience du cabinet Asile et Migrations, été condamné à huit ans de prison pour avoir monnayé des visas pour la Belgique, n’aurait plus guère voix au chapitre en Belgique.

«Je hais ma nationalité»

Pourtant, aujourd’hui, après la très chahutée expérience de la Vivaldi, l’hypothèse de revoir la N-VA au fédéral n’effraie plus personne, ou presque, en Belgique francophone. Elle en soulage même quelques-uns. L’idée que Theo Francken réintègre, par la grande porte, le gouvernement d’une nation qu’il hait –«Je hais ma nationalité», avait-il déclaré une fois, jeune député fédéral– est douce à une grande partie de la Flandre, où il est resté très populaire malgré ses excès, malgré la condamnation de son camarade et malgré ses quelques mensonges, bien de notre temps, sur les réseaux sociaux. Et elle ne choque pratiquement plus non plus chez nous. Il fut un temps où la simple personne de Theo Francken suffisait à alimenter une exclusive francophone. Aujourd’hui, plus.

Qu’est-ce qui a changé? La N-VA s’est-elle assagie? Theo Francken s’est-il adouci? Le grand méchant lion flamingant est-il devenu un mignon petit chaton flandrien?

Le parti de Bart De Wever, il est vrai, a pu profiter, par effet de contraste, de la croissance du Vlaams Belang. L’extrême droite flamande est en progression, Bart De Wever, contre l’avis de la majorité de ses électeurs, et de certains de ses cadres, Theo Francken le premier, a violemment réfuté l’hypothèse d’une coalition avec l’extrême droite. Les politiques francophones, attachés au cordon sanitaire, y ont vu un geste. Et là où Bart De Wever était jadis perçu comme un potentiel allié pour l’extrême droite, il est désormais présenté par ses éventuels associés de l’Arizona, au MR et chez Les Engagés, comme l’ultime rempart contre le Belang.

Pour le reste, il serait hasardeux de considérer que la N-VA, depuis 2014 et sa sulfureuse entrée dans un gouvernement belge, a substantiellement changé. Son président est toujours le même, et les personnalités qui participent avec lui aux négociations fédérales restent rigoureusement là où elles étaient voici dix ans, avec Jambon en vice-Premier putatif, Sander Loones en architecte institutionnel et Theo Francken en provocateur droitier. L’idéal indépendantiste n’a pas été gommé de l’article premier des statuts du parti, le confédéralisme comme étape reste un fondement de la rhétorique nationaliste, aucune des quatre personnalités citées n’a renié son héritage collaborationniste, et le programme économique de la N-VA compose toujours une perpétuation scaldéenne du plus vivifiant thatchérisme.

C’est périphérique vu de Belgique, mais tout de même révélateur: la N-VA de 2024 siège, comme celle de 2014, dans le groupe des Conservateurs et réformistes européens au Parlement européen, celui entre autres du PiS polonais, des Démocrates suédois et de Fratelli d’Italia, parti dont est issu le Commissaire européen contre qui Sophie Wilmès, au nom du MR, estimait qu’un cordon sanitaire devait s’appliquer.

Bart De Wever était jadis perçu comme un potentiel allié pour l’extrême droite, il est désormais présenté comme l’ultime rempart contre le Belang.  

Theo Francken lui-même, emblématiquement, ne s’est pas modéré avec les années. Au contraire, il a beaucoup moins honte, par exemple, de son trumpisme. En 2016, il avait beaucoup attaqué Hillary Clinton, mais en veillant à n’afficher aucune affection pour Donald Trump. En 2024, il a accompagné la réélection de ce dernier avec la confiance sereine du vieux compagnon. Et ses interventions sur la politique belge et fédérale n’ont pas pris une tournure moins incendiaire, quand bien même, cette fois, elles imposeraient un recadrage de son propre président de parti.

Georges-Louis Bouchez et Theo Francken siègent à la Chambre ensemble. Et bientôt au gouvernement fédéral? © BELGAIMAGE

Ne résiste pas, et ne mords pas!

Ainsi, alors que Bart De Wever est parvenu à ramener Vooruit à la table de l’Arizona, et qu’il est censé enfin conclure un accord de gouvernement qui, finalement, fera bien contribuer «les épaules les plus larges» au gigantesque effort budgétaire annoncé, Theo Francken, à la très regardée émission vespérale de la VRT, De Afspraak, a expliqué, bien à l’aise, sûr de son effet, estimer une taxe sur les plus-values «immorale et non éthique». Dans la même émission, l’opposant éthique à la taxation des plus-values, qui fit scandale, il y a une décennie, lorsqu’il questionna la «plus-value de l’immigration marocaine» pour notre société, exprimait une opinion fort contestable sur Bruxelles: «Beaucoup de gens sont physiquement à Bruxelles, mais restent mentalement dans leur pays d’origine, le Maroc, la Turquie, et ne vont pas voter. Et quand ils vont voter, ils font ce que dit leur imam.» Mais la contestable opinion ne fut ni recadrée par le futur Premier ministre Bart De Wever, qui fit mettre le passage sur les pages officielles de la N-VA, ni contestée par beaucoup de francophones: seuls les socialistes bruxellois le firent, parce que ça les arrangeait bien. Mais réagir, s’opposer, s’énerver, dérangeait à peu près tous les autres, médias compris, qui auraient fait leurs gorges chaudes de pareilles déclarations jadis, mais qui sentent bien que l’air du temps n’est plus le même.

Car si la N-VA a peu changé mais qu’elle heurte moins les francophones, c’est que ces derniers s’y sont habitués, suivant cette phrase de Baudelaire selon qui il n’était rien qui ne devienne beau à force d’être regardé. Les Engagés ne disent plus «résiste et mords» à Bart De Wever comme le fit jadis Benoît Lutgen. Et le MR ne semble pas spécialement prêt à enclencher une mécanique infernale des recadrages qui coûta si cher à Charles Michel. Au contraire, même. Le président du MR sous la Suédoise, Olivier Chastel, avait passé une belle partie de son mandat à se plaindre que Theo Francken et la N-VA soient trop à droite. Le président du MR qui trace le futur chemin de l’Arizona, Georges-Louis Bouchez, a lui-même déjà été recadré par le futur Premier ministre Bart De Wever, que le Montois accuse d’être trop à gauche. Les prochaines années, spécialement sur les différents dossiers qui clivèrent la Suédoise, l’immigration en particulier, montreront d’autres plis. Et sur ce registre, il n’est pas sûr du tout que le lion flamingant soit le plus mordant de tout le bestiaire arizonien.

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