«La salope», «les pédophiles» et «la baronne»: pourquoi, en politique, l’insulte tue autant qu’elle suicide
Les insultes, en politique, sont d’une efficacité très moyenne: il arrive souvent qu’elles profitent davantage à ceux qui se font insulter qu’à ceux qui insultent.
Pour mesurer quelle indignité (monsieur Pujadas) exprime parfois un milieu, il faut un peu se pencher sur la dignité. L’histoire du débat politique, et celle des insultes qui l’ont de tout temps épicé, s’imprime de nostalgie, voire de déclinisme. Car l’impression de dégradation des termes du débat public est vieille comme le débat public lui-même. Elle n’est pas, cette impression, totalement dénuée de matérialité. Dans la grande «Histoire de la Chambre des représentants de Belgique 1830-2002», publiée en 2003, les historiens Marnix Beyen et Rik Röttger rappellent qu’en 1884 déjà, le catholique Auguste Reynaert, parlementaire expérimenté, dénonçait «la baisse de niveau des débats parlementaires». On se trouve pourtant à une époque, celle du suffrage censitaire, où le caractère intrinsèquement antidémocratique de la Belgique empêche les moins éduqués de toute expression parlementaire, et même politique. C’est donc entre très grands bourgeois et très nobles aristocrates qu’on dégrade le débat, qu’on se déchire et que parfois, donc, on s’insulte. Mais même si les querelles sont rudes, voire physiquement violentes, entre calotins et sans Dieu, les hémicycles parlementaires, dans les premières décennies de la Belgique, gratifient la pondération. Les journaux, lus par l’infime minorité, s’offusquent de tirades qu’aujourd’hui même les lecteurs du Vif les mieux élevés –ils le sont tous– trouveraient bien polies.
Ainsi d’un court poème composé en 1842 et déclamé en séance par le catholique Jules Malou à l’adresse du libéral Théodore Verhaegen, le fondateur de l’ULB, qui se moquait de ses artifices de rhéteur, et qui causa un fort brouhaha sur les bancs de la Chambre ainsi qu’une polémique dans les journaux:
«De ses poumons d’airain, admirable puissance!
Lorsqu’un discours finit, un autre recommence,
Car sa vie est, hélas, un éternel discours…
Et si Dieu foudroyait le monde,
Lui seul, armé de sa faconde,
Debout sur les débris, il parlerait toujours!»
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La strophe piquante fut prise comme une insulte, et brandie, 40 ans avant Auguste Reynaert, comme une preuve définitive de la dégradation de la dignité parlementaire dans le jeune royaume. Qu’auraient pensé Reynaert, Verhaegen et Malou, téléportés en septembre 2016, lorsque le député Open VLD Luk Van Biesen, pendant un débat sur la fermeture de Caterpillar, invita la députée SP.A (Vooruit aujourd’hui) Meryame Kitir à retourner au Maroc? On n’en sait rien et peut-être qu’ils en auraient ri: l’incident ne fut pas littéralement consigné dans le compte-rendu de la séance, et les historiens du futur, qui se limiteraient aux archives de la Chambre, n’en auraient jamais connaissance. Le président de la Chambre de l’époque, Siegfried Bracke (N-VA), s’était offusqué, comme Gwendolyn Rutten, la présidente du parti de Van Biesen, qui s’était finalement excusé, et dont la carrière déclinante et fort imbibée d’éternel suppléant se termina là. La présidence de la Chambre s’était offusquée mais elle n’avait pas puni le contrevenant. Dans l’exercice de leur fonction en effet, les parlementaires disposent d’une liberté d’expression presque absolue, celle dont abusa, par exemple, Laurent Louis, député par une errance de l’apparentement, qui passa sa législature à traiter en séance ses collègues de pédophiles sans que de réelles sanctions puissent lui être imposées: ce n’est que pour des propos tenus en conférence de presse qu’il put faire l’objet de pesantes poursuites.
L’insulte est plus ravageuse pour l’insultant que pour l’insulté.
L’insulteur en Chambre, en effet, est constitutionnellement immunisé. Mais ce n’est pas pour autant que l’insulte est inopérante en politique. Le XIXe siècle des cortèges et des banquets, le XXe des grèves et des manifs, le XXIe des tweets et des stories ont vu la propagation d’expressions insultantes, parfois éligibles au grand public, qui ont pu, d’une part, détériorer la civilité de la démocratie et, d’autre part, tuer la dignité d’un adversaire ou suicider la sienne. L’insulte en politique est en effet autant une offensante arme offensive qu’une affligeante balle dans le pied. L’insulte qui tue, souvent, devient une insulte qui suicide. Parce qu’elle contrevient aux bonnes mœurs, à cette dignité que l’époque, quelle qu’elle soit, attend des mandataires. Parce qu’elle humilie autant son expéditeur que son destinataire.
Parce qu’elle est jugée sale lorsqu’elle n’est pas partagée par l’esprit du temps, l’insulte, quand elle n’est pas, c’est le cas de le dire, politiquement correcte, est encore plus ravageuse pour l’insultant que pour l’insulté.
C’est d’ailleurs pourquoi l’insulté, souvent, gagne à la publicisation de l’insulte. Pour autant qu’il ait voix au chapitre. Ceux, par exemple, que le socialiste Edmond Picard, avocat raciste et antisémite, passa sa carrière à déprécier n’étaient pas habilités à lui répondre, et donc encore moins à recevoir avantageusement l’invective. Ni les Congolais dont il parlait dans un essai de 1896 en toute putridité d’époque: «Comme le singe, le noir est imitateur. […] C’est cette dextérité indéniable qui, sans doute, a fait naître l’illusion d’une assimilation complète, par ceux qui n’aperçoivent pas l’abîme qui sépare le simple imitateur du créateur. Là, en vérité, semble posée la borne infranchissable.» Ni les «sémites», arabes et Juifs donc, «parasitaires» par essence. Et encore moins les Juifs, abomination absolue de celui qui avait donné son nom à une rue ixelloise, débaptisée depuis, qu’il remettait à «la peste». La loi Moureaux, adoptée en 1981, sauvait l’honneur de la gauche belge sur ces sujets, en pénalisant l’incitation à la haine raciale. Ironie de l’histoire, c’est un ancien socialiste, passé depuis au FDF, et qui n’était donc plus socialiste en 1981, le Forestois Henri Lismonde, qui fut le premier homme politique belge à se voir condamné en vertu de la loi Moureaux, en 1983. Echevin, il avait insulté un conseiller socialiste en le traitant, platement, de «sale Juif».
La baronne et la salope
Mais il ne manque pas, ni en Belgique ni ailleurs, d’exemples d’insultes politiques qui ne furent efficaces que pour promouvoir ceux qui les recevaient. «La baronne», ce méprisant surnom donné par Jean-Michel Javaux, coprésident écologiste, à une Bruxelloise pleine d’avenir, Zakia Khattabi, eut cet effet, en contribuant à visibiliser encore plus un jeune talent. Une insulte put même être une manière de fin de carrière pour l’insulteur plutôt que pour l’insultée.
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Le 1er mai 2018, le président de la fédération PS de Charleroi, Eric Massin, décrivait la bourgmestre MR de Courcelles, Caroline Taquin, comme «la plus rosse, je dirais même la plus salope» des bourgmestres de l’arrondissement. Dans les jours suivants, le socialiste démissionnait misérablement de la présidence de sa fédération, renonçait à toute ambition politique nationale et se repliait quelques mois plus tard sur un mandat moins visible de député provincial. La réformatrice, elle, triomphait dans son fief aux communales d’octobre, et se faisait élire, en bonne place et grâce à l’effet dévolutif de la case de tête, au Parlement fédéral que son agresseur venait de quitter. L’opinion publique, les électeurs, et les partis eux-mêmes, ont ainsi contribué à rendre justice à la victime, et à sanctionner le coupable.
Remarquons, en passant, que la qualité d’insulté s’accorde toujours davantage au féminin, tandis que l’insulteur, lui, relève presque exclusivement du masculin. On n’épiloguera pas sur l’exception que fut, lors d’un incident knokkois, le «sale paysan flamand». Il cumulait mépris de classe et racisme, et c’était une conseillère communale, vice-présidente d’intercommunale et attachée dans un cabinet ministériel, Lucie Demaret (MR), à l’incontestable notoriété politique, qui l’avait envoyé à un quidam côtier pris dans une algarade routière.
Enfin, le «sale paysan flamand» mérite peut-être épilogue, à bien y penser, parce qu’il pourra donner du carburant au vieux moteur du c’était-mieux-avant, qui remuait déjà Auguste Reynaert. La plate dignité du «sale paysan flamand», prise en norme de l’époque, nous éloigne de la délicieuse indignité du «il ira loin, son bagage est léger», que Jean Gol asséna à Daniel Ducarme –qui pourtant alla un fort long chemin, et semble justifier les contemporaines (depuis toujours, donc) impressions de dégradation de la qualité des termes du débat public, même quand ces termes se veulent insultants. Et l’impression ne vaut pas que pour la qualité de l’insulte libérale, qu’elle implique Théodore Verhaegen, Jean Gol ou Lucie Demaret, et que l’on pourrait croire d’extraction sociale plus élitaire. Dans les Maisons du peuple aussi, ou ce qu’il en reste, l’hier sonne mieux que l’aujourd’hui, y compris dans son lexique ordurier. André Cools fut puni plus durement qu’Eric Massin, pourtant ses «joueurs de mandoline», ses «hier le PRL au Sart-Tilmant, aujourd’hui Le Pen à Paris, et votre mouvement ici» de 1er-Mai ou ses «je ne serai pas cocu», parfois publics parfois privés, avaient indubitablement une meilleure teneur que les «rosse» et «salope» d’Eric Massin. Ou que le ridicule et contre-productif.
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