La Belgique politique n’a pas fini de s’engueuler sur le nucléaire
En concluant, le 9 janvier, un accord avec Engie pour prolonger deux réacteurs nucléaires, Alexander de Croo n’a pas mis un terme aux débats, souvent piteux, sur l’énergie nucléaire. Bien au contraire…
Lundi 9 janvier 2023, De Croo après Engie, c’était un peu Churchill après El Alamein en 1942. En début de soirée – il fallait attendre la fermeture des marchés, pour éviter l’emballement sur le cours de la multinationale française – lorsque l’accord pour la prolongation de dix ans, jusqu’à 2035, des deux réacteurs nucléaires les plus récents de Belgique, Doel 4 et Tihange 3, a été présenté, le « est-ce que ça veut dire que tout a été décidé aujourd’hui ? Non, et ce n’était pas le but » du Flamand valait bien le « Ce n’est pas la fin, ni même le commencement de la fin, mais c’est peut-être la fin du commencement » du Briton. Parce qu’après avoir dépassé la deadline qu’il s’était fixée au 31 décembre, c’est un contrat d’étape plutôt qu’une ligne d’arrivée qu’ont franchi, ensemble, le Premier ministre, sa ministre Groen de l’Energie Tinne Van der Straeten et Engie, avec l’aval de la maison mère. La Belgique politique n’a pas fini le 9 janvier 2023 de s’engueuler sur le nucléaire, et ce n’est même pas le début de la fin des engueulades.
Ce qui est écrit dans le texte
Le nom du document lui-même, « Heads of Terms and Commencement of LTO Studies Agreement », porte même plus le sens d’une entame que celui d’une clôture. A sa suite en effet, les opérations techniques et juridiques de la prolongation (dite « long term operation ») peuvent, dira le Premier ministre lundi dernier, « commencer demain ». Mais l’objectif temporel – évitons pour le moment de dire deadline, puisqu’elle est systématiquement manquée – est de permettre aux deux réacteurs prolongés de fonctionner à partir de novembre 2026. Et le processus sera complexe. « Cet accord de principe constitue une étape importante et ouvre la voie à la conclusion d’accords complets dans les mois qui viennent », proclame ainsi le communiqué diffusé par le 16 rue de la Loi. Il reste donc du travail, et beaucoup, et donc beaucoup d’occasions de porter chaque franchissement d’étape sur la place publique. Le montant du plafond pour la gestion à long terme des déchets nucléaires, en particulier, n’est pas établi par le pacte du 9 janvier, qui n’a accordé les deux signataires que sur une méthode de fixation.
Rien ne dit qu’Engie trouvera le plafond, soit la limite supérieure des coûts qu’elle prendra en charge, assez bas pour l’accepter. Et le gouvernement pourrait l’estimer insuffisamment haut, sachant que c’est la collectivité qui prendra en charge son éventuel dépassement. Il pourrait, alors, estimer que le mécanisme antérieur, qui ne prévoit pas de plafond mais qui est lié à la fin du nucléaire, lui est plus profitable. Quoi qu’il en soit, le jour où le montant à dégager sera fixé et diffusé, il deviendra un enjeu de débat. Il devrait être versé par Engie en deux étapes, en 2024 d’abord, et au redémarrage, programmé en novembre 2026, de Tihange 3 et Doel 4.
L’opposition, déjà, raille le « jackpot » auquel accède Engie, en position de force dans ces négociations. Elle aura alors un chiffre pour étayer cette raillerie. Elle pourra même l’imprimer sur des tracts de campagne qui sont déjà prêts, un an et demi avant les élections de mai 2024.
Ils n’attendent que ça, les graphistes et les imprimeurs. Les délais qui gisent dans cet Heads of Terms and Commencement of LTO Studies signé lundi promettent d’ailleurs déjà, en eux-mêmes, une campagne 2024 des plus détachées des faits.
Car le calendrier d’extinction des autres réacteurs (Doel 3 en octobre dernier, Tihange 2 le 1er février 2023, puis Doel 1 le 15 février 2025, Tihange 1 le 1er octobre 2025 et enfin Doel 2 le 1er décembre 2025), couplé aux opérations de relance de Doel 4 et Tihange 3, implique qu’aucune électricité d’origine nucléaire ne devrait être produite au cours de l’hiver 2025‑2026. Les élections ayant lieu un an et demi avant, chacun pourra raconter ce qu’il veut sur le sujet. Comme depuis deux ans maintenant, mais avec cette fièvre moyennement vertueuse que dispensent les flambées électorales, les différents adversaires rivaliseront de mauvaise foi pour assurer que l’approvisionnement de l’hiver suivant est garanti ou pour garantir que la pénurie de l’hiver suivant est assurée. Les uns et les autres, au mépris des faits, se bagarrent déjà pour célébrer maintenant le nucléaire comme panacée ou pour le dresser en maléficience absolue, alors que la réalité, vérifiable, les contredit obstinément. L’an prochain, ils pourront se disputer sur des événements futurs dont personne, au moment des discussions, ne pourra démontrer matériellement la certitude, et sans doute pas même la possibilité. La campagne 2024 sera donc, on peut le présager sans crainte d’une infirmation postérieure, un paradis d’impudeur propagandiste.
Ce qui est écrit hors du texte
Dans la majorité, c’est le jeu, presque tout le monde se réjouissait bien sûr d’avoir clos cet important chapitre, certains voulant même croire que le livre entier se refermait, et même que c’était la fin de la fin.
Alexander De Croo et Tinne Van der Straeten, qui ont beaucoup sué et pas mal pleuré cette dernière année sur cette question, les premiers. Alexander De Croo, qui a fait des deadlines non respectées et des accords pauvrement embouchés une marque de fabrique, se devait évidemment d’avoir l’air satisfait de celui qui a accompli sa mission. Et Tinne Van der Straeten, qui incarne depuis l’installation de la Vivaldi les difficultés écologistes sur les thèmes énergétiques, et que la vie a durement éprouvée ces derniers temps, voulait dignement ravaler une pilule administrée en mars. Elle avait suggéré qu’on polluait moins avec des centrales à gaz qu’avec des réacteurs atomiques. Elle avait expliqué des mois durant que le nucléaire était voué à fermer et qu’elle l’avait toujours dit, la guerre en Russie l’avait forcée à raconter que le nucléaire pouvait durer et qu’elle l’avait toujours su.
Les écologistes flamands et francophones ont perdu avec cet accord de prolongation une bataille symbolique, mais ils estiment qu’ils n’ont pas intérêt à terminer là leur guerre politique. Ils pensent, à raison puisqu’ils sont aujourd’hui sans concurrents sur ce créneau, que leur électorat antinucléaire ne les quittera pas. Ils se consolent en se persuadant, sans doute pas à tort, que les autres réacteurs fermeront bien, eux, au moment prévu par la loi de 2003, et que cela apaisera leurs sympathisants hostiles à l’atome. Ils espèrent, peut-être pas à raison, que les derniers événements les auront détachés de ce dogmatisme dont les accusent leurs adversaires, et que ce détachement leur fera conserver des sympathisants indifférents, voire favorables, à l’atome. Ces adversaires des écologistes, dont l’adversité s’est cristallisée sur la prolongation des centrales nucléaires belges, sont aujourd’hui leurs copropriétaires.
Les écologistes, depuis quarante ans, possèdent, comme on dit en science politique, cet enjeu du nucléaire. Les verts avaient intérêt à ce qu’on en parle, en mal, parce que cet enjeu leur attirait automatiquement des sympathies. Pour conserver cette possession, ils pensent avoir un intérêt à continuer les discussions sur ce thème.
Mais ils sont, sur l’espace francophone, depuis quelques années, en copropriété conflictuelle avec de plus en plus de partis, auparavant indifférents, voire hostiles, à l’énergie atomique, et qui s’en sont fait désormais les plus enthousiastes promoteurs.
Le premier et le plus dérangeant de ces copropriétaires est avec Ecolo dans le gouvernement fédéral – et les exécutifs wallon et de la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais c’est une autre histoire. C’est le MR de Georges-Louis Bouchez, un parti et un président qui ont longtemps défendu, parfois avec emphase, la sortie du nucléaire, mais qui ont les premiers, côté francophone – en Flandre, la N-VA et le Vlaams Belang le font depuis des années – réclamé d’y rester.
Le président réformateur a depuis un an et demi reproché aux écologistes de ne pas vouloir prolonger les réacteurs. Il a considéré depuis l’été dernier que Tinne Van der Straeten n’était plus en charge de la négociation, et que c’était donc Alexander De Croo qui l’était. Puis il a passé le temps séparant l’été du 31 décembre à dire que Tinne Van der Straeten allait volontairement rater des négociations auxquelles il considérait qu’elle ne participait pas. Il a, depuis la conclusion de l’accord, répété que Tinne Van der Straeten n’avait pas tout fait pour le faire échouer, mais qu’elle n’avait rien fait pour le faire réussir. Au-delà des paradoxes, matériels et logiques, la position du MR est très solidement installée du côté, de plus en plus fourni dans le système politique, des défenseurs de l’énergie nucléaire. Les libéraux y voient, sans doute pas à tort, un avantage, et ils ont intérêt à le faire durer jusqu’à 2024, y compris en pointant les incertitudes d’un hiver suivant. Entre les deux copropriétaires en querelle pour faire durer cet enjeu, parmi les partis francophones de la coalition, le Parti socialiste se montre remarquablement peu concerné. Les socialistes francophones n’ont là rien à gagner ni à perdre. Paul Magnette avait d’ailleurs fièrement annoncé, à l’automne 2021, que « le débat nucléaire était clos » et que tous les réacteurs allaient fermer. Quelques mois plus tard, pourtant, il affirmait avec un assez époustouflant détachement que son parti avait toujours été « agnostique » sur la question de la prolongation. Il avait déjà compris qu’il devait surtout éviter le sujet, qui ne lui laisse aucune place, dans un espace fort clivé entre les nucléaire, non merci et les nucléaire, non peut-être. Même pas celle de pouvoir décider de parler d’autre chose. Le PS n’en est pas au début du commencement d’en avoir fini avec ça.
La Belgique non plus.
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