Des manifestants devant le Parlement à Reykjavik en 2010 au plus fort de la crise financière qui a frappé l’Islande. Eva Joly aidera à faire aboutir leurs revendications. © GETTY

L’ancienne juge anticorruption Eva Joly: «Le trafic d’armes, c’est encore autre chose…» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

«Des progrès décisifs contre la fraude fiscale ont été faits ces dernières années», estime l’ancienne juge. Elle livre ses souvenirs, entre culture du collectif norvégienne et celle, française, de l’excellence…

Juge d’instruction spécialisée dans les dossiers financiers, députée européenne, candidate à l’élection présidentielle en France en 2012… Eva Joly fut du début des années 1990 jusqu’au milieu des années 2010 une personnalité sous le feu des projecteurs. L’expression est trop douce, à vrai dire, pour décrire les critiques et les menaces auxquelles elle fut confrontée comme femme politique écologiste et comme magistrate déterminée à mener ses enquêtes jusqu’à leur terme. Elle raconte ce parcours privé et professionnel entre la Norvège et la France dans ses émouvants mémoires J’ai passé une nuit d’hiver dehors. Mémoires. Dans son pays natal, on dit cela d’une personne qui a survécu à une grande épreuve. Eva Joly en a connu plusieurs. Des bonheurs aussi.

Vous avez vécu en Norvège et en France. De la première, vous dites qu’«elle égalise par le bas». Ce n’est pas le cas de la France. Quelle distinction faites-vous entre les deux pays?

Sur une ligne regroupant les Etats européens, la Norvège et la France sont vraiment aux extrémités. Après la Seconde Guerre mondiale, la Norvège est un Etat social-démocrate persuadé que son organisation sociale est la meilleure au monde. J’ai grandi avec cette idée d’une société juste, égalitaire, où chacun a ce dont il a besoin. Dans les années 1950-1960, il n’y a pas d’écoles ou d’hôpitaux privés. C’est le service public qui vous donne tout. Il importe donc qu’il soit de qualité. La Norvège développe une culture égalitaire où on ne valorise pas vos dons particuliers; pire, on s’en méfie. A la question de savoir si je parle bien le français, la façon norvégienne de répondre sera «au bout de tant d’années, je me débrouille à peu près, je fais peu de fautes», tandis que la réponse française sera «oui, je le parle à la perfection». Le Norvégien se sous-estime toujours parce qu’une tête qui dépasse, c’est très mal vu. En France, domine la culture de l’excellence. En Norvège, la culture du collectif. La différence est très profonde. Reconnaître à chacun ses qualités comme c’est le cas en France a, pour moi, quelque chose de merveilleux. D’autant que ce ne sont pas que les qualités intellectuelles qui sont valorisées. La restauration de Notre-Dame de Paris a mis en évidence cette culture de l’excellence, en l’occurrence pour les métiers artisanaux.

«Ce fut passionnant de voir ce que pouvaient réaliser des banquiers libres de tout contrôle.»

L’affaire Elf a-t-elle été dans le domaine judiciaire «l’affaire de votre vie»?

C’est une affaire de détournement de fonds à très grande échelle pour des intérêts très particuliers. Pour la période sur laquelle j’ai enquêté, entre 1989 et 1993, selon ce que j’ai établi et je n’en ai vu qu’une partie, les prévenus ont détourné un cinquième du chiffre d’affaires de la société, qui devait être à l’époque de l’ordre de quinze milliards (NDLR: en francs français). J’ai trouvé trois milliards et j’ai établi qu’ils avaient servi à acheter l’hôtel particulier délirant de Loïk Le Floch-Prigent (NDLR: le PDG d’Elf), rue de la Faisanderie à Paris, sa maison de campagne aux Genettes dans l’Orne, la roseraie d’Alfred Sirven (NDLR: le n°2 d’Elf), ou encore les diamants qui leur avaient tapé dans l’œil… C’était devenu une culture à la direction d’Elf. Le salaire était l’argent de poche, et encore. Mais rien ne résiste à une vraie enquête. Ce qui a permis de prouver l’origine des fonds, c’est le fait que la réglementation internationale change en 1989. Le Groupe d’action financière (Gafi), qui a été mis en place pour lutter contre le blanchiment de l’argent de la drogue, crée des réglementations, une quarantaine, qui très vite aboutiront à la première directive européenne antiblanchiment. Elle impose par exemple que les institutions financières connaissent l’identité de leurs clients. Elle est mise en œuvre pour la première fois en Suisse et ébranle le système que Le Floch, Sirven et les autres avaient mis en place, qui consistait à demander à un avocat de s’occuper de leurs placements, seule personne connue de la banque. C’est ainsi que l’on a trouvé l’argent détourné. Encore fallait-il d’abord recueillir de premières indications en France pour commencer l’enquête. Je les ai eues pour les biens immobiliers. Je demandais à la femme de ménage qui la payait. C’était tel comptable. Des perquisitions ont permis de découvrir que l’argent provenait d’un compte étranger. On a pu signaler aux Suisses qu’il y avait de forts soupçons sur l’origine de l’argent. La coopération internationale a fonctionné grâce notamment au travail, à Genève, du procureur Bernard Bertossa. Il prendra par la suite la tête de la lutte contre la corruption en Europe…

Comment se déroulaient les opérations de détournement de fonds dans les Etats pétroliers africains?

Les mécanismes variaient. Vous achetez une raffinerie. Vous vous mettez d’accord sur le prix, par exemple quinze millions. Vous envoyez un émissaire le soir chez le vendeur pour lui signaler qu’il n’est pas de quinze mais de 25 millions, qu’il recevra trois ou quatre millions sur les dix millions supplémentaires, et que les autres millions vous reviennent. Le même procédé pouvait être appliqué aux contrats d’assurance, à ceux des locations des avions… Les dirigeants africains, eux, jouaient sur le prix de vente du pétrole, qui fluctue. Ils le vendaient légèrement en dessous du prix du marché à une structure créée spécialement. Celle-ci le revendait à Elf au prix du marché. La différence restait dans la structure, souvent établie au Liechtenstein. On appelait cela des «abonnements». Ils en avaient sur chaque baril.

A un certain moment, un de vos interlocuteurs vous dit que si vous vous intéressez au trafic d’armes, ce sera autrement plus dangereux…

Le trafic d’armes, c’est encore autre chose. C’est un autre monde. Dans l’exploitation pétrolière, les gens sont gentils; les montants sont relativement modérés. Dans les ventes d’armes, les commissions sont énormes, parfois jusqu’à 40% du montant total. Donc, je me le suis tenu pour dit.

«Si dès 2012, nous avions pris des mesures contre le changement climatique, nous n’aurions pas aujourd’hui un réchauffement de 1,6 degré.»

Vous avez mené une mission pour le gouvernement islandais après la crise financière de 2008. Que vous a-t-elle appris?

«Il faut trois années pour devenir un bon pêcheur. Il faut trois semaines pour devenir un banquier», m’a dit un jour un Islandais. Cela a été passionnant de voir ce que pouvaient réaliser des banquiers libres de tout contrôle. L’Islande disposait d’une autorité censée les contrôler. Elle était composée de 40 personnes assez peu qualifiées et assez mal payées. Quand un contrôleur commençait à comprendre les arcanes financières, les trois banques –Landsbanki, Glitnir et Kaupthing– le recrutaient, et triplaient son salaire. Les banquiers islandais avaient beaucoup d’appétit. Ils ont compris que, via le Luxembourg, ils pouvaient avoir accès à la Banque centrale européenne (BCE). C’est ainsi que l’Islande s’est réveillée avec un endettement qui faisait treize fois son PIB. La population, profondément démocrate, n’a pas accepté que la dette privée contractée par des banquiers incompétents devienne une dette publique. La «révolution des casseroles» a fait tomber le gouvernement. Celui pour lequel j’ai travaillé était composé des socialistes et des écologistes. Il a décidé de consacrer des moyens à notre enquête. L’enjeu était le dédommagement réclamé par des Britanniques et des Néerlandais qui avaient placé leur argent sur des comptes de la banque Icesave (NDLR: une filiale de Landsbanki) avec des taux d’intérêt très importants. L’endettement d’Icesave était de quelque quatre milliards. Quand on est une population de 330.000 habitants, cela fait beaucoup d’argent. Le pays était en crise; il ne savait pas payer ses fonctionnaires. Il a sollicité un prêt au FMI, qui lui a demandé de privatiser certains services, comme la géothermie de Reykjavik, et qui a exigé qu’il signe des accords avec la Grande-Bretagne et les Pays-Bas pour rembourser les titulaires des comptes Icesave. Le gouvernement socialiste-vert a pensé qu’il n’avait pas le choix. Je suis intervenue à ce moment-là pour dire que les textes européens obligeaient les Etats à créer des fonds d’indemnisation abondés par les banques, et que rien ne les forçait à nationaliser les dettes. Il suffisait de lire les textes. De grands professeurs d’économie m’ont contredite. Cela montre comment fonctionne le libéralisme… L’Islande a été assignée devant le tribunal de l’Espace économique européen (NDLR: l’union économique qui rassemble les Vingt-Sept, l’Islande, la Norvège et le Liechtenstein) et elle a gagné. Cet exemple montre que l’Irlande aurait dû faire pareil.

Estimez-vous que de nombreux progrès ont été accomplis ces dernières années en matière de fiscalité des entreprises ou qu’il y a encore beaucoup à faire?

Nous avons fait des progrès décisifs en matière de lutte contre la fraude fiscale et contre le non-paiement d’impôts par les multinationales. C’est en 2013 que le G20 a signifié à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) que le système en place depuis un siècle n’était plus performant et qu’il fallait le changer. Une convention a été signée en 2021 qui instaure deux éléments importants: un taux minimal d’imposition mondiale de 15% facialement, ce qui est un changement de paradigme alors que les entreprises avaient coutume de payer 0,005% d’impôt, et la taxation unitaire. Malgré ses nombreuses filiales, Apple est taxée unitairement. Pour les très grands groupes, l’impôt est désormais réparti selon des critères comme les ventes. L’Inde, où l’on vend énormément de téléphones, récoltera ainsi une partie des impôts d’Apple. Le travail de l’OCDE reste néanmoins insuffisant. Pour les réformes très importantes, il faudra encore attendre 20 ans. Or, nous n’avons pas le temps. Les Etats ont besoin de remplir leurs caisses pour financer la transition écologique. C’est la raison pour laquelle la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (Icrict), dont je suis membre, préconise une convention à l’échelon de l’ONU. L’Assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution en ce sens en octobre 2023. C’est en cours d’élaboration.

Eva Joly, candidate à l’élection présidentielle française de 2012: «Si nos idées avaient été suivies…» © BELGA

Comment considérez-vous votre incursion dans le monde politique, marquée par votre candidature à l’élection présidentielle française de 2012?

J’étais en avance sur mon temps. Si dès 2012, nous avions pris des mesures de lutte contre le changement climatique, nous ne serions pas confrontés aujourd’hui à un réchauffement de 1,6 degré. Il est vraiment dommage que nos idées n’aient pas gagné. Mais on ne peut pas dire qu’un candidat vert qui a obtenu 2,3% des voix a réalisé «un résultat minable». En politique, hormis par une révolution, il n’y a jamais de grand changement abrupt. Quand les Verts participent à la campagne présidentielle, c’est pour bénéficier de la tribune que cela procure et pour pouvoir expliquer l’importance du changement à venir.

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