Jean-Luc Dehaene ressuscité grâce à l’IA par le CD&V: « Un précédent inacceptable et dangereux »
Dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux, le CD&V a repoussé les limites de la communication politique. Pour lancer sa campagne électorale, le parti a ramené l’ancien Premier ministre Jean-Luc Dehaene à la vie grâce à l’intelligence artificielle. Un coup de com’ qui pose de nombreuses questions éthiques.
« Vous ne rêvez pas : la bête est de retour. De sérieux défis attendent notre pays en 2024, mais c’était déjà le cas de mon temps ». Voici les premiers mots prononcés par l’intelligence artificielle de Jean-Luc Dehaene, dans une vidéo postée par le CD&V sur les réseaux sociaux. L’homme politique, ancien Premier ministre social chrétien, est décédé en 2014. Il est l’une des dernières grandes figures du parti de centre-droit. Le CD&V, bien au fait de l’aura dont bénéficiait l’ancien homme d’Etat auprès de sa base, entre dans la campagne électorale de manière fracassante.
« Après l’ère de la participation à des émissions de téléréalité, voilà celle de l’intelligence artificielle. On repousse encore un peu plus les limites de la communication politique », décrypte Nicolas Baygert, qui enseigne cette matière à l’IHECS. « Avec l’utilisation de l’IA dans une campagne électorale, un pas important a été franchi, analyse Lucas Kins, chercheur au sein du Cevipol (ULB). La démarche du CD&V a pris beaucoup d’observateurs au dépourvu, et crée la polémique. C’est un précédent ».
« Le CD&V cherche à capitaliser sur la nostalgie de l’électeur flamand de l’âge d’or du CVP »
Nicolas Baygert (IHECS), expert en communication politique
Pourquoi le CD&V a ressuscité Jean-Luc Dehaene dans une vidéo?
Le parti chrétien-démocrate, assez discret jusqu’à présent, lance une campagne électorale qui s’annonce haute en couleurs, après le coup de com’ du MR de ce début de semaine. Mais pourquoi le CD&V a-t-il ressuscité Jean-Luc Dehaene grâce à l’intelligence artificielle ? « Le parti cherche à capitaliser sur la nostalgie de l’électeur flamand, via la mise en avant d’une figure politique impactante, à l’époque de l’âge d’or du CVP (l’ancêtre du CD&V, NDLR) », explique Nicolas Baygert. S’il est tôt pour se prononcer sur l’efficacité de la démarche, le spécialiste de la communication politique pense que la stratégie pourrait s’avérer contre-productive. « Quand vous repoussez à ce point les limites sur la forme de votre message, le fond peut en pâtir ».
« Ce genre de pratique pose question sur le plan éthique »
Xavier Degraux, consultant en marketing et communication digitale et ancien journaliste, rappelle qu’à l’international, l’intelligence artificielle générative a été au cœur de la récente campagne présidentielle en Argentine (voir vidéo ci-dessus). « La technologie du deepfake a été utilisée, mais seulement pour faire parler des personnes vivantes. Pas des morts. » Et cette différence est importante. Anticipant les critiques, le parti présidé par Sammy Mahdi a précisé que la vidéo avait été réalisée grâce à l’IA. Et que la famille a donné son accord pour sa diffusion, après l’avoir visionnée.
« Les personnes décédées ne peuvent donner leur consentement quant à l’utilisation de leur image »
Lucas Kins, chercheur au sein du Cevipol (ULB)
Des justifications insuffisantes, selon Xavier Degraux: « Le degré de réalisme permis par les outils de l’IA est bluffant. Mais publier ce genre de vidéo est inacceptable, car on fait parler un mort, quelqu’un qui ne connait pas le contexte actuel et à qui on fait dire des choses ». Lucas Kins abonde dans le même sens: « Ce genre de pratique pose question sur le plan éthique. Car les personnes décédées ne peuvent donner leur consentement quant à l’utilisation de leur image ».
Vidéo de Jean-Luc Dehaene: un encadrement pour la suite de la campagne ?
Selon Nicolas Baygert, l’initiative du CD&V ne risque pas de rétablir la confiance des citoyens dans la politique. « Utiliser l’IA dans une campagne électorale peut s’apparenter à de la manipulation émotionnelle. Surtout lorsque le but est, comme ici avec Jean-Luc Dehaene, de convaincre l’électeur. Un électeur qui va encore plus douter de chaque propos prononcé au cours des 6 prochains mois de la campagne électorale ».
La question de l’encadrement de ce genre d’outil en période électorale est cruciale, « mais la législation arrive toujours après coup », déplore Lucas Kins. Le chercheur du Cevipol en profite pour souligner que l’UE est en train de plancher sur une régulation de l’intelligence artificielle. De son côté, Xavier Degraux est d’avis qu’il faut en parler, et vite. « Ces pratiques doivent être régulées, comme les publicités ciblées sur les réseaux sociaux. Je m’interroge sur la capacité des politiques à le faire, alors que les débats sur l’IA au parlement sont quasiment inexistants ».
La vidéo du CD&V, virale au point de faire du bruit chez nos voisins néerlandais, a en tout cas le mérite de mettre la question de l’utilisation de l’intelligence artificielle par les partis politiques à l’agenda. Quoi qu’en pense Jean-Luc Dehaene, qui doit peut-être se retourner dans sa tombe.
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