Jean-Luc Crucke et Jean-Marc Nollet: être opposés en politique les a rapprochés en amitié
Jean-Marc Nollet, l’écolo, et Jean-Luc Crucke, le libéral, sont picards, passionnés de volley-ball et de marche. Surtout, ils ont construit une relation d’amitié. Les divergences politiques n’y changeront rien.
«Pas la peine de spéculer: mes amis sont partout, mais je suis et je resterai le libéral que je suis aujourd’hui.» Ces mots sont ceux de Jean-Luc Crucke s’exprimant, lors de l’annonce, le 10 janvier dernier, de sa démission du gouvernement wallon. Ses amis sont partout, y compris à l’extérieur du MR, comme il aime à le rappeler. Son affection se dirige davantage vers le président d’un autre parti que le sien, ce n’est guère difficile à saisir. Et il n’y a dans son esprit, comme dans celui de Jean-Marc Nollet d’ailleurs, aucune difficulté à entretenir une relation d’amitié hors de sa propre écurie.
Les deux l’affirment volontiers: la relation est sincère et profonde. Ils se voient régulièrement, passent du temps ensemble au minimum deux fois l’an, «une fois durant les fêtes de fin d’année, une fois avant les vacances». La communication est ininterrompue par téléphone. Entre Nollet et Crucke, les messages abondent sur WhatsApp. Les sujets de conversation ne manquent pas, entre un coprésident de parti et un ex-ministre en froid avec quelques instances de sa propre formation.
«Amitié n’est pas un terme galvaudé», glisse Jean-Luc Crucke, à propos de leur lien qui peut surprendre, pour un regard extérieur. Il est d’autant moins évident qu’ils ont commencé à s’apprécier lorsque l’un était ministre wallon et l’autre député dans l’opposition. On est alors en 2009 et, dans la foulée des élections de juin, Ecolo rejoint le PS et le CDH aux gouvernements wallon et de la Communauté française. C’est l’époque de la coalition Olivier, sous la houlette de Rudy Demotte (PS). Jean-Marc Nollet intègre les deux exécutifs, décrochant, entre autres, les compétences de l’Energie et du Logement à la Région, de l’Enfance à la Communauté.
Rendez-vous en commission
«C’est à ce moment que notre relation est vraiment devenue intéressante, se souvient Jean-Luc Crucke. J’ai été bombardé dans la commission Energie. On a demandé aux parlementaires dans quelles commissions ils voulaient valser. J’avais déjà une grande gueule, j’ai dit “mettez-moi où vous voulez. De toute façon, j’irai où j’aurai envie d’aller en fonction des questions que j’aurai à poser.” Manifestement, pas grand monde ne voulait aller chez Jean-Marc. C’est comme ça que je m’y suis retrouvé.»
A Namur, les salles de commissions parlementaires s’en souviennent. Les échanges entre le ministre et son opposant auront été nombreux, animés, interminables, parfois. «Je ne connaissais rien à l’énergie, qui se résumait pour moi à une facture mensuelle. Pour ne pas passer pour un rigolo, je me suis mis à étudier cette matière, comme le ferait un étudiant», raconte Jean-Luc Crucke, qui éprouve toujours une réelle passion pour le sujet. Il fut d’ailleurs ministre wallon de l’Energie, lui aussi, de 2017 à 2019.
«On se voyait tous les quinze jours en commission, on prenait le temps, renchérit Jean-Marc Nollet. Au sein de mon cabinet, les questions adressées par Jean-Luc, on les repérait, elles nécessitaient un traitement différent. Il y avait toujours une intelligence amenée dans la question» qui obligeait parfois les collaborateurs à se décarcasser, selon le coprésident d’Ecolo.
«On ne peut pas avoir des échanges aussi fournis sur le plan intellectuel, même si on n’est pas d’accord sur tout, sans que ne s’engage une forme de respect. Du respect qui, après, devient de l’amitié.»
Jean-Luc Crucke
De fil en aiguille, les joutes se sont transformées en une relation de complicité, sur un plan plus personnel. «On ne peut pas avoir des échanges aussi fournis sur le plan intellectuel, même si on n’est pas d’accord sur tout, sans que ne s’engage une forme de respect. Du respect qui, après, devient de l’amitié», considère le libéral.
Les deux hommes politiques se sont rapprochés, tout en jouant le jeu de la majorité et de l’opposition, avec leurs logiques et leurs orientations respectives. «Je me souviens de débats entre nous sur le rôle du régulateur de l’énergie, la Cwape. Jean-Luc prononçait toujours “Cwapé”, ça m’agaçait un peu, se marre l’écologiste. Où le rôle du régulateur devait-il s’arrêter? Comme libéral, il le voyait comme une chose certes utile, mais qui ne devait pas aller trop loin. Pour moi, le régulateur était plutôt le bras armé de l’Etat, ce qui n’était pas tout à fait juste, d’ailleurs.»
Tous deux se seront nourris de la contradiction. «Je l’ai vu évoluer et j’ai évolué dans ma conception, concède Jean-Marc Nollet. Au moment du décret régulation, j’ai fait bouger les lignes au sein du gouvernement sur la base d’impulsions que Jean-Luc m’a données. Lui, je pense qu’il a fait bouger des lignes dans son parti.»
Picard d’origine et Picard d’adoption
C’est donc la politique, malgré des obédiences différentes, qui a rapproché les deux hommes. Davantage, au commencement, que leurs origines, qui se situent pour l’un et l’autre en Wallonie picarde. Cela étant, «nous sommes bien picards, mais avons pris des directions différentes, note Jean-Luc Crucke. Jean-Marc est un vrai Picard, né à Mouscron. Il a quitté la Picardie», vivant aujourd’hui à Montigny-le-Tilleul. «Moi, par contre, je suis né en Flandre, à Renaix, puis je suis venu vivre en Wallonie picarde.» Pour y endosser l’écharpe maïorale à partir de 1997, dans la commune de Frasnes-lez-Anvaing.
D’une certaine façon, cette région constitue une forme de dénominateur commun. «Mouscron, historiquement, c’est la Flandre, même si c’est francophone. Jeune, avec mon club de volley, on allait jouer en Flandre», raconte Jean-Marc Nollet. «Les Mouscronnois, les Renaisiens, c’est la même chose, confirme Jean-Luc Crucke. Les Picards ont les mêmes réflexes, la même ouverture. Il y a ce besoin de vivre, de ne pas toujours se prendre au sérieux.»
Autour d’un trophée
Un autre point commun les rapproche et fut même à l’origine de leur première rencontre, quelques années plus tôt: le volley-ball. Jean-Marc Nollet, à côté de ses activités politiques, a poursuivi la pratique de ce sport. Actif dans son club de Mont-Saint-Guibert, il a décidé de mettre un terme à cette carrière-là au printemps dernier. Jean-Luc Crucke, lui, est connu dans le milieu pour être organisateur du Tournoi international de volley-ball féminin de Frasnes-lez-Anvaing, là où le club du Pays des Collines a vu le jour. «Ce tournoi, c’est le top niveau. Ce qui se fait de mieux en Belgique et c’est même dans le top européen», commente Jean-Marc Nollet.
Ils s’y sont côtoyés à l’occasion d’une finale. «Ça devait être en 2000, on s’est rencontrés grâce aux volleyeuses chinoises invitées au tournoi», sourit le coprésident d’Ecolo, qui venait alors d’intégrer le gouvernement Hasquin, à la Communauté française, en tant que ministre en charge de l’Enfance. Jean-Luc Crucke, lui, était bourgmestre. «On ne se connaissait pas vraiment, mais il m’avait invité en tant que ministre, pour remettre le trophée. Pour le volleyeur que j’étais, le faire lors d’un tournoi d’un tel niveau, c’était un honneur.»
Parlez-leur de politique, ils pourront discourir des heures durant. C’est sans doute plus vrai encore pour le volley, les deux affichant une réelle passion pour ce sport. «On ne peut pas faire un bon joueur ou une bonne joueuse de volley sans cerveau, affirme Jean-Luc Crucke. Tout, absolument tout, est tactique. Le volley, c’est comme les échecs. Quand on découvre cet aspect-là, ce sport devient réellement passionnant. Par ailleurs, on n’est jamais seul.»
«Tu peux être le meilleur joueur du monde, au volley, tu auras toujours besoin du collectif, considère aussi Jean-Marc Nollet. Tu touches la balle un quart de seconde, mais tu dois la freiner, la réorienter, préparer la passe suivante. Tu as besoin des autres en permanence.» Comme en politique, peut-être? «La politique telle que je la conçois, en tout cas», selon l’écolo. «Pas vraiment. En politique, tu es seul à décider et il faut développer une carapace», rétorque Jean-Luc Crucke.
Marcher pour respirer
«Jean-Marc et moi, il y a trois choses qu’on ne peut pas nous enlever: nous sommes picards, nous aimons le volley… et la marche, enchaîne le libéral. Les gens qui marchent sont des gens qui peuvent prendre du recul et de la hauteur sur tous les événements de la vie», d’autant plus lorsqu’elle est mouvementée. Et les agitations n’ont pas manqué, ces derniers mois, dans l’existence de Jean-Luc Crucke. Il avait fait parler de lui à l’été 2016, lorsqu’il a entrepris de sillonner la Wallonie à pied, accompagné d’un ami. «C’était 900 kilomètres quand même», lâche-t-il. L’idée lui avait été inspirée par la lecture du livre Pensées en chemin. Ma France, des Ardennes au Pays basque (Stock, 2014), du généticien Axel Kahn. Un parcours quasi initiatique, pour Jean-Luc Crucke, régionaliste qui entendait explorer la Wallonie dans toute sa diversité.
«Une chose assez forte nous a reliés, à l’époque, raconte Jean-Marc Nollet. Jean-Luc s’était lancé dans ce défi, tandis que je me préparais à gravir le mont Blanc.» Un hasard de calendrier qui les a conduits à vivre leur préparation simultanément. «De tels efforts demandent une grosse préparation, ça provoque du stress aussi. On s’envoyait des photos, on s’encourageait mutuellement.» «C’est ce qui fait que l’amitié restera, le fait de partager cela», assure Jean-Luc Crucke.
Lui-même continue de pratiquer la marche en se lançant d’ambitieux défis. A la fin du mois d’août, il parcourra les 100 kilomètres de l’Oxfam Trailwalker. L’ événement, qui réunit des équipes de quatre marcheurs, est organisé en Ardenne pour la bonne cause. Jean-Marc Nollet, d’ailleurs, y a déjà participé à deux reprises avec des membres de son cabinet. L’ équipe de Jean-Luc Crucke, elle, sera constituée de mandataires politiques uniquement, mais – tiens donc – issus de partis différents. Ses coéquipiers seront les députés fédéraux Patrick Prévot (PS), «qui est aussi un ami», Claire Hugon (Ecolo) et Nawal Farih (CD&V).
Une amitié hors des clous
Cette façon de cultiver des relations personnelles au-delà des clivages partisans constitue bel et bien une richesse, affirment-ils de concert. C’est aussi, politiquement parlant, une opportunité pour nourrir la réflexion, nuancer ses positions, éviter de trop s’enraciner dans ses certitudes.
Leur proximité n’a pourtant pas toujours été au goût de tous, pouvant susciter tantôt des interrogations, tantôt de l’agacement. La distanciation prise par Jean-Luc Crucke avec une ligne plus droitière de son parti a quelquefois été interprétée à l’aune de cette amitié avec le coprésident écologiste. «Sans doute faut-il y voir la volonté de défendre son pote Jean-Marc Nollet», lâchait un ténor du MR dans La Libre, en juin 2021, à propos d’une récente interview de celui qui était encore ministre wallon du Budget, dans laquelle il allumait Georges-Louis Bouchez.
« Il a essayé de me vendre le fait que les aéroports wallons seraient neutres en carbone. La bonne blague! C’est peut-être vrai pour les aéroports en tant que tels, mais c’est des avions qu’on parle »
Jean-Marc Nollet
Cette proximité avec Jean-Marc Nollet dérange-t-elle au MR? D’ autant plus lorsqu’on n’est plus en odeur de sainteté auprès de la tête du parti? «Encore très récemment, je me suis fait reprocher mon amitié avec Jean-Marc, admet Jean-Luc Crucke. J’ai répondu que ceux qui me reprochent l’amitié que j’ai avec une personne à l’extérieur de la vie politique n’y arriveront jamais. C’est peine perdue.»
Chez Ecolo aussi, leur complicité a étonné. «Aujourd’hui, ce sont des amitiés qui existent, mais c’était moins le cas il y encore quinze ou vingt ans, assure Jean-Marc Nollet. Il est vrai que chez nous, certains ont été très surpris. Jacky Morael avait de très bonnes relations avec Didier Reynders à l’époque, à Liège. Il y avait bien des commentaires, mais comme c’était Jacky, ça ne posait pas vraiment de problème. Pour Jean-Luc et moi, ça a suscité quelques questionnements. En même temps, ils ont compris qu’il ne fallait pas confondre le personnage Jean-Luc Crucke avec certains aspects de l’idéologie qui n’est pas la nôtre. Surtout, ils ont compris que c’est peut-être bien d’avoir des regards au-delà des frontières des partis.» C’est ce que son copain libéral appelle de «la biodiversité en politique».
Il est d’ailleurs une cause autour de laquelle tous deux se retrouvent bien volontiers: celle de l’environnement. Lors de sa récente rétractation, Jean-Luc Crucke a, de fait, renoncé à la Cour constitutionnelle pour poursuivre son mandat de député au parlement de Wallonie. Le tout en affirmant que l’un de ses grands combats serait précisément la lutte pour le climat, désormais. Lui qui se dit très sensible à cette problématique, lui qui prend très régulièrement le train, lui qui est ami avec le coprésident d’Ecolo songerait-il à changer de chapelle? Jusqu’à preuve du contraire, il est toujours bien membre du MR, rappelle-t-il, se définissant plus que jamais comme un libéral dans l’âme.
A vrai dire, son engagement sur ce terrain-là n’a pas vraiment de lien avec cette amitié. «Le réchauffement climatique, la biodiversité, c’est l’urgence absolue. Et il ne faut pas être dans un parti en particulier pour s’en rendre compte.» C’est son expérience de ministre wallon du Climat, de 2017 à 2019, qui a éveillé cette conscience en lui. «J’ai approché ces matières d’une manière beaucoup plus professionnelle qu’ auparavant. Quand on lit un rapport du Giec, considérer que c’est superflu, que ça se soignera tout seul, qu’il ne faudra pas imposer des changements comportementaux importants, penser que la science et l’argent arrangeront tout, c’est faux. Je n’y crois pas.»
Jean-Marc Nollet confirme: «C’est à ce moment qu’il a évolué sur le sujet.» Même si, un jour, alors que Jean-Luc Crucke était également ministre en charge des Aéroports, «il a essayé de me vendre le fait que les aéroports wallons seraient neutres en carbone. La bonne blague! C’est peut-être vrai pour les aéroports en tant que tels, mais c’est des avions qu’on parle», plaisante l’écologiste.
Tous deux ont participé à la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques à Bonn, en 2017 (la COP23). «Il y était comme ministre, moi comme représentant des parlementaires. C’était sa première fois, il m’avait demandé de le briefer un peu sur le fonctionnement de ce grand rendez-vous. On en a parlé un soir, ma collaboratrice était même étonnée qu’on se marre ensemble.» Nollet et Crucke taillant un bout de gras sur le climat au beau milieu de l’ Allemagne, c’était inattendu.
Tous deux disent également partager le fait de mener ce combat à travers le regard de leurs enfants respectifs, de jeunes adultes. «Je ne veux pas être celui qui savait et qui s’est tu», assure Jean-Luc Crucke. Sur ce point, ce n’est pas son écologiste d’ami qui le contredira.
Un moment de solidité
Un mercredi de février 2021, le tollé. Jean-Marc Nollet est l’invité de la matinale de La Première et avoue une entorse à la règle de la «bulle de 1». «Il en prenait plein la gueule. J’ai vu les faux-culs lui tomber dessus comme des rapaces», se souvient Jean-Luc Crucke. Peu adepte de Twitter, il décide cette fois de s’y exprimer pour voler au secours de son ami «en disant que je ne soutenais pas ces critiques». Une sortie «utile politiquement» et qui «a calmé les ardeurs», confirme Jean-Marc Nollet.
Un moment de tension
«Des engueulades? Jamais.» Les deux sont formels, même si les discussions animées ont été nombreuses. «Il y a quelques années, Jean-Luc était presque confédéraliste», épingle néanmoins Jean-Marc Nollet. «Il m’est arrivé de me dire “Jean-Luc, qu’est-ce que tu fous?”. Je ne comprenais pas sa logique. Mais je pense qu’il a évolué.» Jean-Luc Crucke nuance un peu: «L’ essentiel est de comprendre, tant en Wallonie qu’à Bruxelles, que nous ne pourrons compter que sur nous-mêmes. Et cesser d’attendre que ça vienne des autres.»
Le sujet sur lequel ils ne seront jamais d’accord
Spontanément, Jean-Marc Nollet et Jean-Luc Crucke s’accordent à dire qu’il ne s’entendront jamais sur le foot: le premier supporte Charleroi, le second Anderlecht. Plus sérieusement, ils ne partagent pas la même vision sur un sujet qui avait marqué la politique wallonne sous le gouvernement Magnette (PS-CDH): le rejet du Ceta, le traité entre l’Union européenne et le Canada. «Les conventions internationales sont, certes, améliorables, mais l’intérêt de la Wallonie, c’était le Ceta. Aujourd’hui, d’ailleurs, il rapporte proportionnellement plus à la Wallonie qu’à la Flandre», soutient le libéral.
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