Gouvernements De Wever ou Michel, qui est le plus à droite? «Selon moi, c’est l’Arizona»
La gauche est vent debout contre le gouvernement Arizona. La situation n’est pas sans rappeler celle de la suédoise, voici une décennie. Au fond, des deux coalitions, laquelle est la plus à droite? Les experts ont leur avis…
Un catalogue des horreurs, une succession d’injustices, une casse sociale. Le monde syndical et l’opposition de gauche ne manquent pas de qualificatifs pour caractériser l’accord de l’Arizona. De son côté, le banc patronal, malgré quelques inquiétudes par-ci par-là, exprime une certaine satisfaction.
Brossé ainsi, le tableau n’est pas sans rappeler les commentaires qui entouraient la formation d’un autre gouvernement de droite, voici dix ans. En octobre 2014, la coalition suédoise parvenait à un accord, s’apprêtant à gouverner au fédéral sous la houlette de Charles Michel. Son prédécesseur, le socialiste Elio Di Rupo, avait qualifié «d’ultradroite» cet exécutif qui se définissait lui-même de «centre-droit».
De l’Arizona d’aujourd’hui ou de la suédoise d’il y a une décennie, laquelle est la plus à droite? A l’époque, la coalition était formée par la N-VA, l’Open VLD, le CD&V et le MR. Cette fois, les libéraux flamands n’y sont plus, mais on y retrouve Les Engagés et les socialistes flamands de Vooruit.
Le Vif a interrogé trois experts en sciences politiques. Tous, dans les grandes lignes, semblent partager l’idée que l’Arizona n’a pas concocté un accord plus «à gauche» que la suédoise, que du contraire.
Autre décennie, autre environnement
«Il y a de la proximité entre ces deux coalitions. C’est assez logique, vu les résultats électoraux et leur composition. On va un peu plus loin vers la droite sur certains aspects de l’accord, un peu moins sur d’autres, mais cela ne signifie pas que ce sont des victoires de la gauche», résume Jean Faniel, le directeur du Crisp, le Centre de recherche et d’information sociopolitiques.
«L’Arizona se situe globalement plus à droite, considère Pascal Delwit, politologue à l’ULB. On trouve dans le récent accord des éléments comme un certain recul de la protection du statut des fonctionnaires, ou une dynamique d’affaiblissement de droits acquis sociaux plus nette que celle du gouvernement de Charles Michel. Il n’y aucun jugement de valeur, c’est une observation.»
Mais surtout, insiste Pascal Delwit, l’environnement politique a évolué. «Dans les démocraties, en Europe et dans le monde, un tournant à droite s’est opéré, que ce soit sur les questions migratoires, le rapport à la mondialisation, sans oublier l’affirmation d’une vague dérégulatoire. Tout ceci affecte les orientations des gouvernements», qui ne concoctent plus des accords dans le même bain idéologique.
L’accord me semble plus orienté à droite que celui de la suédoise, alors que la composition de la coalition pourrait laisser penser l’inverse.
Dave Sinardet
Dans une série de domaines, l’action du gouvernement à venir s’inscrit dans une forme de continuité. «Et pas uniquement avec le gouvernement Michel, insiste Jean Faniel. On peut aussi y inclure ceux d’Elio Di Rupo et les précédents, puis la Vivaldi évidemment. Je pense à la flexibilisation du marché du travail ou, globalement, aux restrictions successives des indemnisations des chômeurs, qui ne datent pas d’hier.» L’effort budgétaire, qui prend cette fois la forme d’une cure d’amaigrissement de l’Etat et des dépenses publiques, est également une vieille rengaine.
Dave Sinardet, professeur à la VUB et à l’UCLouvain, observe un paradoxe. «L’accord me semble plus orienté à droite que celui de la suédoise, alors que la composition de la coalition pourrait laisser penser l’inverse.» Il convient de rester nuancé, tempère le politologue anversois. Les politiques d’emploi ou de pension sont marquées à droite, mais les composantes centriste et socialiste peuvent se targuer d’avoir préservé l’indexation automatique des salaires ou un financement des soins de santé satisfaisant à leurs yeux, «dans un contexte de grande opération d’assainissement budgétaire». «L’Arizona me semble être davantage un gouvernement de rupture que la suédoise, même si elle n’est pas radicalement plus à droite non plus», poursuit-il.
Les lignes ont bougé
C’est le fruit, notamment, du déploiement de la droite dans l’espace politique francophone. Les Engagés ne sont plus tout à fait le CDH d’autrefois. La ligne du MR a évolué, à la lumière de la droite décomplexée incarnée par Georges-Louis Bouchez.
«La limitation des allocations de chômage dans le temps, le MR n’en voulait pas à l’époque, comme le CD&V d’ailleurs, rappelle Dave Sinardet. Mais le MR, moins à droite, se trouvait aussi dans une autre position», en tant que seule formation francophone de l’attelage, exposée face à l’opposition de gauche.
La N-VA, selon Dave Sinardet, a cette fois pu peser à son avantage dans les équilibres politiques, alors qu’elle avait pu être frustrée à l’époque par un certain blocage de réformes imputé au CD&V. On rappellera aussi que les nationalistes avaient claqué la porte, en décembre 2018, sur fond de questions migratoires.
Cette dernière thématique est l’une de celles qui marque le plus ce «virage à droite» de l’Arizona. Il faudra apprécier la façon avec laquelle, dans les faits, le gouvernement insufflera ou non une politique de rupture dans différentes matières. En voici quelques-unes, illustratives, mais loin d’être exhaustives.
Les pensions, un cran plus loin
C’était la surprise du chef, en octobre 2014. Le gouvernement Michel choisissait de reculer progressivement l’âge légal de départ à la retraite à 66 puis 67 ans. Une série de mesures étaient également annoncées dans une optique d’allongement des carrières.
La réforme promise par l’Arizona va un cran, voire quelques crans plus loin, dans un objectif de soutenabilité du système. Le fait que la compétence échoie à Jan Jambon, nationaliste flamand, constitue en soi une première. «A l’époque de la suédoise, de surcroît, il était sans doute plus facile pour les syndicats de mobiliser les gens autour du relèvement de l’âge. Ici, mobiliser autour de situations plus individuelles pourrait être plus compliqué», relève Jean Faniel.
Toujours est-il que le nouveau gouvernement s’est engagé à instaurer un malus pour les personnes qui partiront à la retraite avant l’âge légal, parallèlement au bonus réservé à celles qui prolongent. Les conditions d’accès à la pension anticipée se calculeront sur base d’années de travail densifiées (le nombre de jours à prester par année sera relevé). L’objectif consiste aussi à harmoniser les régimes de pension, au détriment des fonctionnaires, tout en mettant fin à une série de régimes préférentiels. Les militaires (56 ans) et le personnel de la SNCB (55 ans) verront leur âge de départ progressivement aligné sur celui des autres salariés et fonctionnaires.
Asile et migration, le durcissement
La politique migratoire du gouvernement Michel fut la cible de critiques. Elles étaient associées à la personnalité du secrétaire d’Etat compétent, Theo Francken (N-VA). Il s’agissait déjà de réduire les flux migratoires, favoriser la politique de retour, étendre les centres fermés. La majorité s’était crispée sur la tentative avortée d’autoriser les fameuses visites domiciliaires, sujet très sensible.
«L’Arizona marquera un tournant décisif dans l’extrême droitisation des politiques migratoires en Belgique», a cette fois exprimé la Ligue des droits humains. Le commentaire est sévère, mais traduit un durcissement généralisé.
Certes, l’interdiction de l’enfermement des familles avec mineurs a été confirmée. Mais pour l’essentiel, c’est une promesse de plus grande fermeté qui se dégage, correspondant sans doute aux aspirations d’une bonne part de l’opinion publique et à l’environnement politique européen. Il s’agit de réduire le nombre de places d’accueil, doubler la capacité des centres fermés, accorder une aide sociale aux primo-arrivants au terme d’un délai de cinq ans, mieux faire appliquer les ordres de quitter le territoire, sans oublier le retour de la possibilité des visites domiciliaires (sur autorisation d’un juge d’instruction), tellement sensible autrefois.
Chômage, deux ans maximum
Le gouvernement Michel n’avait pas franchi le cap. Il avait été envisagé d’instaurer un service à la communauté pour les chômeurs de longue durée, une série de mesures d’activation étaient lancées, mais il n’était pas question de mettre en œuvre la limitation dans le temps des allocations de chômage.
L’Arizona y est allée, ce ne fut un tabou pour personne. Bien qu’une personne ayant perdu son emploi bénéficiera dans un premier temps d’une protection plus élevée, l’allocation diminuera plus rapidement et prendra fin au bout d’un délai maximal de deux ans. C’est l’une des mesures symboliques et à la fois très concrètes annoncées par le nouvel exécutif. Les plus de 55 ans sont préservés, au passage, pour autant qu’ils aient une carrière longue de 30 ans (35 ans à partir de 2030).
Jobs, jobs, jobs (bis)
«Jobs, jobs, jobs», scandait Charles Michel en 2014. Son gouvernement avait été placé sous le sceau de la création d’emplois. L’accord, à l’époque, insistait beaucoup sur la nécessité de la concertation sociale, soit dit en passant. Une série de mesures favorisant l’allongement des carrières et la flexibilisation, comme l’annualisation du temps de travail, y figuraient. La coalition s’avançait aussi sur des «cadeaux» au patronat, comme les qualifiait la gauche, à travers d’importantes réductions de charges (l’impôt des sociétés allait passer de 33% à 25%).
«A mon sens, l’Arizona annonce une politique de l’emploi que l’on peut qualifier de plus à droite», commente Dave Sinardet. L’effet est renforcé par le fait qu’un libéral, David Clarinval, hérite d’un portefeuille traditionnellement attribué aux socialistes ou aux sociaux-chrétiens, relève Jean Faniel.
Le gouvernement De Wever poursuit l’objectif de 80% de taux d’emploi en fin de législature. Cela passera par la limitation dans le temps des allocations de chômage, donc, mais aussi par une remise à l’emploi des malades de longue durée qui le peuvent. Le but consiste aussi à «récompenser le travail», c’est-à-dire atteindre un différentiel de 500 euros par rapport aux allocataires sociaux. Marquer une différence plus nette entre les travailleurs et les «inactifs», voilà qui répond à une des aspirations exprimées par l’électorat en juin 2024, sans doute.
Le gouvernement va s’attaquer à quelques spécificités belges, considérées comme des vieilleries: la fin de l’interdiction du travail le dimanche et le fait de faire débuter celui de nuit à minuit plutôt qu’à 20 heures. Il s’agit de dégrader les conditions de travail et de s’attaquer aux sursalaires, ou alors de moderniser et de réduire le déficit de compétitivité, c’est selon.
L’indexation sauvée (pour le moment)
En parallèle, une série de décisions apparaissent comme des acquis pour les centristes ou les socialistes. L’introduction d’une taxe sur les plus-values des actifs financiers (y compris les cryptomonnaies), baptisée «contribution de solidarité», en fait partie. Le gouvernement Michel ne l’avait pas fait.
Le secteur de la santé, vu les impératifs budgétaires, peut apparaître comme préservé, voire doté d’une série d’ambitions nouvelles (santé mentale, lutte contre le cancer, prévention, augmentation de quotas Inami, etc.). En d’autres temps, le gouvernement Michel avait décidé d’abaisser à 1,5% la norme de croissance, qui correspond à la hausse annuelle des budgets, censée suivre l’évolution naturelle des dépenses. Actuellement à 2,5%, elle sera abaissée à 2% l’an prochain pour progressivement être amenée à 3%, à l’horizon 2029. C’est un motif de satisfaction pour les partis les plus attachés à cette matière, mais cela reste inférieur à l’estimation de la norme fixée par le Bureau du plan (3,2% en moyenne par an durant la mandature).
Enfin, l’indexation automatique des salaires est maintenue en l’état, du moins pour le moment. Cette spécificité reste très précieuse aux yeux de la gauche. On se souvient que le gouvernement Michel avait mis en œuvre un saut d’index en 2015, alors qualifié de «social», parce qu’il était accompagné de quelques compensations. Le principe même de l’indexation automatique n’était pas remis en question.
Concernant l’Arizona, les négociations ont porté sur une modification des modalités de calcul de l’indexation, faisant naître des craintes dans le monde syndical. Il n’en sera rien, Conner Rousseau a pu rassurer sa base avec cette victoire revendiquée, mais qui n’est jamais qu’un statu quo, en définitive.
Les interlocuteurs sociaux sont chargés d’élaborer un avis sur une réforme de la loi sur les salaires et de l’indexation automatique pour la fin 2026. Faute d’entente, le gouvernement pourrait reprendre la main sur ce dossier, dont on reparlera plus que probablement sous l’ère arizonienne.
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