La crise politique actuelle reste loin des records, mais dépasse déjà les cinq mois. Et rappelle certains souvenirs de ce début de siècle.

Plus de 150 jours sans gouvernement de plein exercice: plus que Michel I, moins que le dépanneur Verhofstadt III (infographie)

Thomas Bernard
Thomas Bernard Journaliste et éditeur multimédia au Vif

La Belgique navigue avec une embarcation déforcée depuis cinq mois, le gouvernement d’Alexander De Croo expédiant les affaires courantes depuis les dernières élections. Un délai qui s’allonge, malgré une coalition évidente, dont tout le monde semblait vouloir, puis plus, mais peut-être encore. Retour sur les dernières formations gouvernementales.

Comment former rapidement un gouvernement? La Belgique semble avoir définitivement perdu la recette. Tous les ingrédients semblaient pourtant réunis pour rapidement se mettre à table et finaliser le menu.

C’était sans compter sur ce convive allergique à certains ingrédients pas assez de gauche, menacé d’être remplacé par un autre qui, lui, refuse de jouer les commis. Et voilà le cuisinier en chef qui cherche encore à ajuster son plat, sans y parvenir, mais obtenant encore un petit délai, juste le temps de voir si la mayonnaise prendra enfin.

Plus de cinq mois déjà que la Belgique se cherche un gouvernement de plein exercice, pendant que ça s’affaire en cuisine. Plus de 150 jours que les missions royales s’enchaînent et se prolongent. C’est loin d’être un record, mais c’est déjà beaucoup.

«Ce n’est finalement pas si étonnant que ça, analyse Caroline Sägesser, historienne et chercheuse au Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques). Les jours après les élections ont peut-être été entourés d’un excès d’optimisme, alors que la situation a très vite été figée avec un scénario de coalition incluant obligatoirement la N-VA et excluant les extrêmes, Vlaams Belang et PTB. Il restait donc cinq partis autour de la table avec des divergences marquées sur leur positionnement politique, incluant un parti de gauche dans un large brassage de centre-droit.»

Comme après les élections de 2007?

La situation actuelle évoque la période suivant les élections de juin 2007, avec un vainqueur promis au poste de Premier ministre, Yves Leterme à l’époque, qui ne parvient pas à conclure rapidement. Comme Bart De Wever aujourd’hui.

En décembre cette année-là, le dépanneur Guy Verhofstadt, Premier ministre en affaires courantes après son deuxième mandat au 16, est appelé à la rescousse. Il joue les prolongations en formant un gouvernement temporaire, pour trois mois seulement. Cela fait alors 194 jours que les négociations patinent autour d’Yves Leterme. Le gouvernement du chrétien-démocrate flamand sera finalement lancé en mars 2008, soit 284 jours après les élections, comprenant les chrétiens du CD&V et du cdH, les libéraux de l’Open Vld et du MR ainsi que le PS. Cinq partis politiques, dont un socialiste au milieu d’un gouvernement plutôt de centre-droit, voilà qui évoque aussi des similitudes avec 2024.

(Suite de l’article sous l’infographie)

La Belgique avait attendu près de 200 jours pour choisir cette solution temporaire du dépanneur, il y a 17 ans. Faut-il imaginer un nouveau tour de passe-passe du genre aujourd’hui pour éviter de voir la crise se prolonger, sans gouvernement de plein exercice?

«Difficile d’imaginer en tout cas un gouvernement de plein exercice à moyen terme, alors qu’il reste encore des thématiques à trancher dans les négociations. Une mise en place pour 2025 semble plus probable, poursuit la politologue. Une solution temporaire du type de celle de 2007 n’est pas exclue, même s’il elle prendrait peut-être une forme différente. Faire un budget avec l’appui de l’Open VLD, le temps de se mettre en ordre avec nos obligations européennes, s’envisage. Mais quid après? Il semble ne pas y avoir d’alternative à l’Arizona, avec Vooruit donc. Ou alors il faudrait retourner aux urnes pour voir le soutien accordé à une majorité temporaire et la renforcer par exemple. Le siècle dernier était marqué par un retour au vote plus fréquent, ce qui n’est plus du tout dans les mœurs politiques aujourd’hui.»

Le MR a en tout cas dit non à un gouvernement d’urgence, sans fermer la porte à une autre option: l’octroi des pouvoirs spéciaux au prochain exécutif si d’aventure il fallait se lancer dans une coalition un peu courte avec l’Open VLD (76 sièges sur 150 à la Chambre) à la place de Vooruit (81 sièges sur 150). Une option toujours très incertaine et risquée.

240 jours en moyenne au cours du XXIe siècle

En s’en tenant aux huit gouvernements de plein exercice mis sur pied immédiatement après des élections, entre 1999 et 2019, la durée moyenne pour former une majorité atteint les 240 jours (voir infographie ci-dessus).

La situation en ce mois de novembre est encore loin de cela et reste à distance confortable des pires crises politiques de ce siècle. Il y eu évidemment les 541 jours entre 2010 et 2011 pour voir le gouvernement Di Rupo enfin sur les rails. Puis les 494 jours entre les élections de 2019 et la mise en place du gouvernement De Croo fin 2020. Avec une crise du coronavirus qui avait ajouté son grain de sel.

«Depuis le début du siècle, la tendance à l’allongement de la durée de formation est marquée, mais en revanche les gouvernements ont, globalement, été plus stables, à quelques exceptions près, précise encore Caroline Sägesser. Cela marque une vraie différence avec l’époque des gouvernements Martens dans les années 1980, où les négociations aboutissaient plus vite, au prix d’une brève durée de vie.»

Parmi les explications avancées par la chercheuse, l’importante fragmentation du paysage politique, avec treize partis représentés à la Chambre, joue un rôle, mais elle n’est pas la seule. «Ajoutez à cela les sièges ‘confisqués’ par l’extrême droite du Vlaams Belang et l’extrême gauche du PTB-PVDA, plus l’absence d’une véritable scène politique fédérale avec des partis qui n’ont plus forcément leur équivalent de l’autre côté du pays, comme la N-VA, et la Belgique se retrouve face à une distribution très complexe, où il faut presque chaque fois repartir de zéro. Quand un parti avait déjà un accord avec un parti frère de l’autre côté de la frontière linguistique, cela permettait évidemment d’avancer plus rapidement.»

«Seul Bart De Wever détient les clés»

Juste avant l’actuel gouvernement démissionnaire d’Alexander De Croo et en mettant de côté les gouvernements minoritaires de Sophie Wilmès formés dans l’urgence de la crise sanitaire, la première version du gouvernement dirigé par Charles Michel (2014) avait été mise sur pied en 139 jours. Il avait connu plusieurs soubresauts en cours de route, dont le claquage de porte de la N-VA en décembre 2018, puis le départ de Charles Michel pour présider le Conseil européen. Les négociations de 2024 ont donc déjà dépassé cette durée. Et risquent de se poursuivre.

«Seul Bart De Wever détient les clés actuellement et lui seul sait dans quelle disposition d’esprit il se trouve pour poursuivre sa tâche. Un changement de titre de la mission royale ressemblerait en tout cas à un sacré retour en arrière si le formateur devait jeter l’éponge», ajoute la politologue.

En cas d’échec avéré du nationaliste flamand d’ici le prochain rapport au roi Philippe, attendu le 25 novembre prochain, les négociations auront atteint les 169 jours. Bientôt six mois donc et une odeur de brûlée commençant à monter. Et qui pour sortir la casserole du feu?

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire