Être échevine et porter le voile: peut-on demander à un élu d’être neutre?
La candidature d’une élue à un échevinat à Molenbeek remet sur la table l’épineuse question de la compatibilité entre une fonction exécutive et le port d’un signe convictionnel.
On devinait déjà, à la veille des vacances d’été, que la candidature de Saliha Raiss (Vooruit) au poste de quatrième échevine à Molenbeek déclencherait potentiellement son lot de débats politiques à la rentrée. Plutôt que sa candidature, à vrai dire, ce sont les différentes conceptions de la neutralité, thématique récurrente s’il en est, qui alimentent la querelle. C’est que l’élue porte un signe convictionnel, le voile en l’occurrence.
Dans la commune bruxelloise, que socialistes et libéraux dirigent de concert, l’échevin Jef Van Damme (Vooruit), en charge des Travaux publics, de l’Enseignement et des crèches néerlandophones, annonçait, le 12 juillet dernier, son départ vers d’autres cieux, à savoir la Commission communautaire flamande. Pour lui succéder, la conseillère communale Saliha Raiss a été proposée au conseil communal par le groupe Vooruit Molenbeek.
L’annonce avait valu une passe d’armes entre Georges-Louis Bouchez et Conner Rousseau, présidents du MR et de Vooruit, pourtant en coalition à l’échelon communal. «Occuper une fonction d’autorité comme celle d’échevin n’est pas compatible avec le port d’un signe convictionnel ostentatoire. La seule obéissance d’un membre de l’exécutif doit être à la Constitution et aux lois», avait lancé le premier. «Pour le MR, une politique peut mentir au Parlement pour autant qu’elle ne porte pas le voile, avait rétorqué le second, alors que l’affaire Hadja Lahbib était encore fraîchement inscrite dans les mémoires. J’espère que le débat pourra porter sur sa politique sociale plutôt que sur sa manière de s’habiller.» Pendant que les élus locaux évitaient d’en faire un casus belli au sein de la majorité communale, le débat s’invitait donc à l’échelon national.
Il y a un certain flou concernant le statut des fonctionnaires. S’agissant des élus, il y a une absence de norme.
C’est au soir du 30 août que le conseil communal de Molenbeek devait initialement approuver la candidature de Saliha Raiss. Dans l’intervalle, invité sur BX1 la veille, Georges-Louis Bouchez réitérait son opposition à sa candidature, affirmant que les élus locaux de son parti ne l’approuveraient pas. «C’est une fonction exécutive, que nous considérons comme incompatible avec un signe convictionnel, qu’il soit religieux, politique ou philo- sophique», réaffirmait le libéral. A Molenbeek, on se comptait néanmoins pour s’assurer que la candidate échevine pourrait bénéficier de suffisamment d’approbations. Avec le soutien des socialistes et d’élus d’opposition, mais sans le MR, l’acte de présentation récoltait finalement assez de signatures pour permettre au conseil communal de voter sur ce point, mais trop tardivement pour que cela se fasse encore cette semaine. Le conseil communal se prononcera finalement le 6 septembre.
Neutralité, l’éternel débat
En Belgique, la question de la neutralité – la neutralité d’apparence du moins – a régulièrement surgi dans l’actualité politique ces dernières années. Il s’agissait le plus souvent de la problématique de la neutralité dans le cadre de la fonction publique, où un certain flou subsiste et plusieurs conceptions s’opposent.
«Les fonctionnaires sont tenus à une forme de neutralité par leur statut. Toute la discussion porte sur le fait de savoir si cette neutralité doit comporter la neutralité d’apparence et, le cas échéant, comment on définit cette apparence neutre, ce qu’est un signe convictionnel ostentatoire, etc.», résume Caroline Sägesser, politologue au Crisp et spécialiste des questions liées aux cultes et à la laïcité.
Ainsi, quand survient un débat sur ce thème, par exemple lorsqu’il fut question, en 2021, d’une condamnation de la Stib pour discrimination à l’embauche d’une personne portant le voile, ce sont les conceptions dites «inclusive» et «exclusive» de la neutralité à la belge qui s’opposent quasi systématiquement.
La première suppose que les agents de service public, s’ils sont tenus d’assurer une égalité de traitement de tous les citoyens, peuvent néanmoins laisser apparaître des signes convictionnels sans que cela ne contrevienne a priori au principe de la neutralité des actes. La seconde, la neutralité dite «exclusive», attend que les fonctionnaires soient également neutres d’apparence, c’est-à-dire qu’ils n’affichent aucune de leurs convictions, qu’elles soient religieuses, politiques ou philosophiques. Il s’agit, selon cette acception de la neutralité, d’assurer que l’affichage de signes convictionnels ne provoque en aucun cas une forme de discrimination des administrés.
Une zone grise subsiste donc, d’autant plus que les discussions portent fréquemment sur la nature de la fonction des agents: sont-ils amenés à être en contact avec le public ou à exercer une forme d’autorité? Comment objectiver les critères et définir les limites? L’arrêté royal du 2 octobre 1937, avancé pour défendre une neutralité d’apparence, ne règle pas lui-même cette question de façon définitive, puisqu’il porte explicitement sur les agents en contact avec le public.
A ces débats juridiques s’ajoutent des considérations plus politiques ou sociétales, sur l’immixtion éventuelle du religieux dans les administrations ou, dans une autre optique, sur le fait qu’il faut assurer à tout un chacun un accès à l’ensemble des fonctions, indépendamment du genre, des choix personnels, des convictions ou de la tenue vestimentaire. C’est d’ailleurs dans cet esprit que s’exprimait Saliha Raiss en juillet dernier, au moment de l’officialisation de sa candidature. «Grâce à cette opportunité qui m’est offerte en tant que femme néerlandophone, d’origine marocaine et habitant la commune de Molenbeek, je veux être une source d’inspiration pour toutes les femmes qui se reconnaissent en moi, déclarait-elle. J’espère pouvoir contribuer à l’égalité des chances pour tous.»
Voile ou pas, un mandataire n’est pas un fonctionnaire
Mais le débat autour de la candidature à l’échevinat de Molenbeek est en grande partie d’une autre nature. Il ne porte pas sur la désignation de fonctionnaires censés représenter l’Etat, mais sur l’accès à des fonctions exécutives de mandataires élus, précisément élus sur la base de convictions, au vu et au su du corps électoral. Pas essence, demander à un mandataire élu d’être neutre n’a pas vraiment de pertinence, mais le voir accéder à des fonctions exécutives donne une fois de plus lieu à des conceptions divergentes.
Le cas de Saliha Raiss n’est pas tout à fait inédit. Des débats semblables étaient déjà survenus à Molenbeek autour du couvre-chef de Mariem Bouselmati, en 2000, lorsqu’elle avait accédé à un poste d’échevine sous la bannière écologiste. Et à Gand, le collège communal compte parmi les siens Hafsa El-Bazioui (Groen), portant le voile elle aussi.
D’autres élues portant le voile ont déjà siégé, non pas dans des exécutifs, mais dans des assemblées parlementaires. On songe à Mahinur Ozdemir, qui fut élue au parlement bruxellois en 2009 après s’être présentée sur la liste CDH, ce qui provoqua déjà de vifs débats sur le port de signes convictionnels par les mandataires, ou à Farida Tahar (Ecolo), actuellement députée bruxelloise.
Juridiquement, c’est le vide
La question du port des signes convictionnels dans les assemblées délibérantes ne fait l’objet d’aucune disposition légale spécifique, qu’il s’agisse de conseils communaux et provinciaux ou de parlements. «Il y a un certain flou concernant le statut des fonctionnaires. S’agissant des élus, il n’y a pas de flou, mais une absence de norme, confirme Caroline Sägesser. Aucun texte juridique n’impose aux élus une forme de neutralité, ce qui paraît d’ailleurs assez logique puisque les élus sont précisément censés représenter la diversité des opinions du corps électoral. On ne voit pas très bien comment on pourrait leur imposer des exigences de neutralité», souligne d’ailleurs la politologue.
Toute la discussion porte sur le fait de savoir si cette neutralité doit comporter la neutralité d’apparence.
Caroline Sägesser
Des prêtres ont par le passé siégé au sein des parlements, ne faisant de facto pas un grand secret de leurs convictions religieuses. Et si Les Engagés se sont départis de toute référence religieuse dans leurs statuts, au nord du pays, le CD&V comporte bel et bien une composante chrétienne jusque dans son appellation. Comment demander à un élu de ce parti de ne pas défendre ouvertement ses convictions chrétiennes, dès lors qu’il a été élu pour cela? Comment imposer à un élu de retirer un signe convictionnel, par exemple religieux, alors qu’il s’est présenté devant les électeurs avec cette apparence? Une fois de plus, autour de la neutralité d’apparence, ce sont bien des visions qui s’opposent et il n’existe pas de réponse définitive sur le plan juridique pour empêcher quiconque d’afficher une neutralité d’apparence dans une assemblée.
Quid du voile dans les fonctions exécutives?
D’aucuns posent la question dans des termes sensiblement différents lorsque le mandataire élu accède à une fonction exécutive. La question se pose ici pour un membre de l’exécutif communal. «Il n’y a pas non plus de norme juridique, mais il existe une vision assez répandue selon laquelle en exerçant un mandat exécutif, on l’exerce au nom de toute la population et pour toute la population», poursuit Caroline Sägesser. On cesse de représenter celles et ceux qui vous ont élu, mais on se situe au-dessus de la mêlée, en quelque sorte.
C’est sur ce point que les avis divergent entre partis, parfois à l’intérieur même des partis. Les Engagés, par exemple, dont l’ancêtre CDH avait été confronté au cas Ozdemir, tranchent explicitement la question dans leur manifeste: «Un mandataire élu, sans avoir caché ses convictions et ayant bénéficié en connaissance de cause de la confiance des citoyens, doit, par contre, pouvoir conserver son signe convictionnel, sauf lorsqu’il endosse des responsabilités exécutives (ministre, bourgmestre, échevin, président de CPAS…), car dans ce dernier cas, il représente une autorité de l’Etat.»
Lorsque Georges-Louis Bouchez, président du MR, affirmait mardi 29 août sur BX1 que les représentants de son parti ne signeraient pas l’acte de présentation de Saliha Raiss, c’est sur un argument du même ordre qu’il se basait en fournissant un exemple. «Nous voulons la neutralité de l’administration. Un échevin aura la tutelle, par exemple, sur la politique de la petite enfance. Comment cette échevine, qui elle-même porte un signe convictionnel, expliquera-t-elle à une puéricultrice ou une assistante maternelle qu’à un moment, elle ne peut pas porter son signe convictionnel lors des contacts avec les enfants ou le public?» Le raisonnement prévaut pour toutes les religions, assure-t-il.
Il ne s’agit aucunement, pour le président du MR, d’interdire à l’élue de devenir échevine, mais de lui demander «de retirer son signe convictionnel dans l’exercice de ses fonctions. Que diriez-vous d’un échevin qui célébrerait votre mariage avec un pin’s du PS? Moi, ça me dérangerait et c’est exactement la même chose ici.»
N’est-ce pas le voile uniquement qui est visé?
Les défenseurs d’une neutralité plus «inclusive», y compris pour des fonctions exécutives, lui répondront que le signe convictionnel en question n’empêche pas qu’au terme de la célébration, dès lors que l’acte de mariage aura été correctement dressé, les conjoints seront bel et bien mariés. En poussant la réflexion un cran plus loin, il est possible de se demander dans quelle mesure une échevine portant un voile ne serait pas légitime pour demander à une fonctionnaire, en vertu d’un règlement, de retirer le sien.
Les débats portent le plus souvent sur le port du voile islamique dans l’exercice de certaines fonctions, moins sur d’autres signes convictionnels que l’on a sans doute moins tendance à recenser. Qu’ils soient d’ailleurs religieux, politiques ou philosophiques, avec ce que cela suppose comme difficulté à définir exactement à partir de quand une personne est neutre d’apparence ou ne l’est pas. Le flou juridique, voire le vide juridique en ce qui concerne les mandataires élus, octroie suffisamment de souplesse pour permettre à différentes conceptions de la neutralité de s’exprimer, mais n’aide certainement pas à trancher. Il y a fort à parier, en effet, que des débats du même acabit alimentent encore quelques polémiques dans le futur.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici