«Erosion progressive», «méfiance généralisée»: comment expliquer le record de l’abstention
L’abstention dépasse le million d’électeurs lors du scrutin du 9 juin 2024. Voici quelques clés pour comprendre pourquoi de plus en plus de Belges boudent les urnes.
«Le 2e parti derrière la N-VA.» Si le vote est obligatoire en Belgique, la part d’électeurs qui ne se rend pas aux urnes a, encore, augmenté lors de la triple élection du 9 juin 2024. L’abstention a battu son précédent record, avec plus de 1.050.000 électeurs qui ont boudé l’isoloir, soit 12,5% du corps électoral. C’est 100.000 de plus qu’en 2019. Il faut distinguer l’absentéisme, le fait de ne pas s’y rendre, et l’abstentionnisme, le fait de voter blanc ou nul. Si le second diminue un peu, le premier poursuit sa progression de longue date, dépassant la barre symbolique du million d’électeurs.
Abstention plus forte en Wallonie
A la Chambre, sur 8.368.029 inscrits, on décompte 7.315.450 bulletins déposés, ainsi que 416.577 votes blancs ou nuls. Au total, 87,42% des électeurs appelés aux urnes pour les élections fédérales ont été voter, et 5,69% de votes blancs ou nuls. Les votes blancs enregistrent un léger recul. Pour la Région wallonne, le taux de bulletins déposés est similaire à 2019, mais les votes blancs et nuls montent à 8,49%, un peu plus qu’au précédent scrutin (8,36%). Pour la Région bruxelloise, les tendances sont similaires, mais la part des votes blancs et nuls est moindre (6,11%).
En général, les votes blancs et nuls sont plus importants en Wallonie. Une différence à attribuer notamment au support de vote. «Il est quasi impossible d’émettre un vote nul lorsque le vote est électronique, explique Benjamin Biard, chercheur au Centre de recherche et d’information socio-politique (CRISP). Impossible d’inscrire le traditionnel « tous pourris » ou de panacher le vote. Il y avait déjà un écart assez marqué, surtout avec Bruxelles, mais aussi la Flandre, en 2019.» Le vote blanc reste en revanche une possibilité.
Méfiance démocratique
Un échec démocratique? «D’une certaine façon, reconnaît Min Reuchamps, professeur de sciences politiques à l’UCLouvain. Mais cela reste aussi une liberté démocratique d’aller ou non voter.» L’abstention est surtout le témoin d’une dynamique de fond. «Ce n’est pas une augmentation soudaine, mais une érosion progressive. Elle est corrélée assez fortement avec une distanciation plus grande par rapport au système politique et à la capacité des politiques à intéresser les gens.»
Les raisons sont toujours assez complexes, renchérit Benjamin Biard. Avec plusieurs hypothèses. «D’abord, un élément pratico-pratique mais à prendre en compte: le nombre de personnes décédées entre l’émission des listes d’électeurs et le jour-J. Il y a également des personnes hospitalisées en dernière minute et qui ne peuvent pas se déplacer. Mais un autre élément plus fondamental, c’est l’expression d’une méfiance généralisée. C’est une crise de la démocratie représentative, qui ne touche pas que la Belgique. Elle s’exprime de plus en plus, et se traduit soit par cet absentéisme ou abstentionnisme, soit par des votes pour des partis extrêmes.»
Déception
Mais qui s’abstient donc? Il est toujours délicat d’évaluer les transferts de voix, ou dans ce cas-ci, des non-voix. Des anciens votants écologistes, au vu du large revers subi par Ecolo? «On ne peut pas l’exclure, mais c’est très difficile à dire, répond Benjamin Biard. Il y a des déçus, des verts probablement, qui ont décidé de voter pour d’autres formations politiques, ou de ne pas voter.» Pour Min Reuchamps, «cela cache un sentiment qu’on qualifie d’efficacité politique externe. C’est-à-dire dans quelle mesure les personnes pensent que le système va leur apporter quelque chose. C’est parfois corrélé avec certains partis, notamment le Vlaams Belang, mais aussi le PS ou le PTB, avec davantage d’électeurs qui ont un sentiment faible d’efficacité politique externe. C’est habituellement moins le cas chez les électeurs écologistes.»
Ce changement a plusieurs origines: une déception par rapport à une personnalité ou un parti. Cela peut illustrer une déception par rapport à l’offre politique globale, malgré une offre assez importante en Belgique. Ce à quoi il faut ajouter des personnes qui entretiennent une forme d’apathie politique. «Ce n’est pas nécessairement un rejet en soi, mais le fait de ne plus se sentir considéré ou concerné par le jeu politique», poursuit Benjamin Biard.
Blanco en demi-teinte
Ces tendances sont toutefois à mettre en balance avec le résultat du parti Blanco, qui entendait attirer les potentiels «votes blancs». Il s’est adjugé 1,1% à l’échelle fédérale. En ce qui concerne les votes blancs et nuls, «Blanco semble assez bien combler cette différence, estime Min Reuchamps. Une partie des personnes qui auraient exprimé un vote blanc ou un vote nul ont sans doute préféré leur donner leur voix.»
Mais le pari n’est pas tout a fait réussi pour autant. «Ce n’est pas négligeable, reconnaît Benjamin Biard. Ils font plus que le parti d’extrême droite Chez Nous et que le Collectif Citoyen. Néanmoins, il ne parvient pas à décrocher ce fameux siège symbolique, qu’il aurait laissé inoccupé, ce qui aurait permis de politiser davantage la question du vote blanc.»
Obligatoire… mais pas sanctionné
Le vote étant obligatoire en Belgique, l’abstention est théoriquement passible d’amendes. Mais les poursuites sont rarissimes. Le ministre de la Justice Paul Van Tigchelt avait lui-même annoncé que personne ne serait sanctionné. Un message qui renforce le sentiment de légitimité de ne pas se déplacer aux urnes. En cas d’absence non justifiée, l’électeur doit normalement être puni par une amende pouvant aller de 40 à 80 euros. En cas de récidive, cette amende augmente et peut atteindre 200€. Au plus bas, cela pourrait donc rapporter 42 millions d’ euros à l’Etat.
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L’obligation de vote a-t-elle, dès lors, encore du sens? «C’est un vrai débat, et c’est parce qu’on est en démocratie qu’on peut se le poser, exprime Min Reuchamps. Pour que le système représentatif soit le plus légitime possible, il faut qu’un maximum de personnes y participent. Mais la plupart des démocraties occidentales n’ont plus cette obligation. Dans les pays qui ne connaissent pas le vote obligatoire, les taux d’abstention sont beaucoup plus élevés.»
C’est une question éminemment politique, abonde Benjamin Biard. Certains considèrent que le vote est avant tout un droit. D’autres considèrent que c’est aussi un devoir citoyen. «Il y a des arguments divers, qui sont tous légitimes.»
Contre l’abstention: réenchanter la démocratie
En Grèce, par exemple, où le vote est aussi obligatoire, beaucoup moins d’électeurs se rendent aux législatives. «La Belgique est encore relativement bien lotie, même si l’évolution doit interpeller.» En attendant, l’abstention traduit, au moins partiellement, une désaffection démocratique. «Cela implique de questionner sur le réenchantement de la démocratie représentative. Par exemple, comment la compléter par des mécanismes plus participatifs, voire plus délibératifs. Ce sont des mécanismes qui ont le vent en poupe, comme des panels citoyens.»
Pour Min Reuchamps, il sera intéressant de regarder la dynamique lors des élections communales et provinciales en Flandre au mois d’octobre. «L’obligation va disparaître, ce sera une première. Il est toujours difficile de comparer les élections locales et les élections nationales, mais ce sera un test crucial.»
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