Epaules larges
A quoi peut-on donc réfléchir Bart De Wever? A la définition des «épaules les plus larges», expression écrite à sept reprises dans l’accord de gouvernement sans jamais être clairement définie? © Belga Image

Qui sont ces «épaules les plus larges» mises à contribution par l’Arizona? La réponse est ambiguë

Derrière l’expression «les épaules les plus larges», ritournelle aux airs de bon sens du gouvernement Arizona, se cache une ambiguïté redoutable. Dépourvue d’une définition claire, on peut y projeter des visions divergentes. Une imprécision qui, si elle a facilité les négociations, pourrait se muer en point de blocage.

Précision d’usage: «épaule» est bien un nom féminin, désignant d’abord la jonction entre le bras et le tronc. Mais en Belgique, le membre s’est mué en pilier d’un programme fiscal aux contours flous.

Avec l’ambition d’économiser quelque deux milliards d’euros, l’accord de gouvernement De Wever Ier consacre une série de mesures ciblant ces fameuses épaules. Précises et claires, elles ne répondent toutefois pas à la question: qui sont donc ces «épaules les plus larges»? Même les interlocuteurs, d’ordinaire prolixes, marquent une pause, comme à court de mots, lorsqu’on les interroge. Et pour cause: l’expression «épaules les plus larges», et sa variante «épaules les plus fortes», apparaît sept fois dans l’accord de gouvernement sans jamais être clairement définie.

Que répondent alors ceux qui ont remis cette expression dans le discours politique récent: les partis de la majorité Arizona? Les Engagés, le MR et Vooruit illustrent l’étendue du flou qui entoure cette notion. Pour Vooruit, «les épaules les plus larges» désignent les 10% de Belges détenant des actions. Un contraste frappant avec la vision de Georges-Louis Bouchez, président du MR, qui y voit ceux capables de «dépenser sans compter et sans travailler», allant jusqu’à imaginer «quelqu’un qui peut s’acheter un avion sans sourciller». Du côté des Engagés, l’expression renverrait plutôt aux 20% de la population possédant le patrimoine net le plus élevé. Le constat est sans appel: une partie de l’accord de gouvernement repose sur une notion floue, dont même les signataires ne s’accordent pas sur la définition. Mais alors, quel intérêt pour les cinq partis de la majorité de laisser un terme aussi vague dans un accord censé fixer un cap?

«On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment.» Cette formule du cardinal de Retz, datant du XVIIe siècle, résume avec justesse tout l’intérêt des «épaules les plus larges». Une expression floue, mais terriblement efficace. Pour Jean Faniel, chercheur au Crisp, le Centre de recherche et d’information sociopolitiques, cette ambiguïté joue un rôle stratégique: «Elle permet de faciliter les négociations et de reporter le problème à plus tard. Il faudra bien trancher à un moment, lors des intercabinets ou au moment de voter une loi. Mais pour l’instant, on avance, dans le flou, mais on avance.»

«Une telle ambiguïté démontre surtout que les partis s’accordent sur le fait qu’ils ne sont pas d’accord.»

Paul Bacot

Expert en politologie lexicale.

Paul Bacot, expert en politologie lexicale et ancien directeur de la revue Mots, y voit plusieurs avantages: «L’utilisation d’une métaphore ambiguë permet de rassembler. C’est une formule qui circule facilement dans les médias. Et puis, c’est une image rassurante, presque valorisante. L’Arizona ne veut pas reprendre l’argent à ceux qui en gagnent trop, elle veut pouvoir s’appuyer sur une épaule qui va aider le pays

Ce flou, presque artistique, s’impose alors comme une parade politique pour contourner un blocage persistant. L’accord de gouvernement, censé fixer un cap, révèle en réalité ses propres limites. Comme le souligne Paul Bacot: «Une telle ambiguïté démontre surtout que les partis s’accordent sur le fait qu’ils ne sont pas d’accord.»

Des mesures bien plus larges que les épaules

Si le monde politique peine à s’accorder sur la définition des «épaules les plus larges», peut-être les experts en fiscalité et en droit fiscal pourront-ils trancher? Il semblerait néanmoins que le flou ne soit pas que lexical: il serait aussi fiscal.

Premier paradoxe relevé par les spécialistes: la métaphore suggère que seules les personnes physiques sont concernées, alors que certaines mesures visent aussi les banques et les entreprises. «On parle d’épaules larges, comme si l’on s’adressait uniquement aux particuliers, mais dans les faits, certaines dispositions touchent aussi des sociétés et des banques», insiste Jean-François Coppens, fiscaliste. Emmanuel
Degrève, également fiscaliste, renchérit: «Il y a un côté fourre-tout évident.»

L’ambition affichée par Georges-Louis Bouchez de cibler ceux qui «peuvent s’acheter un avion sans sourciller» semble bien loin de la réalité. «En vérité, ces mesures vont surtout affecter la classe moyenne. Prenons l’exemple des secondes résidences: les ultrariches ne sont pas les seuls à en posséder une. Beaucoup de Belges ne se contentent pas d’épargner, ils investissent aussi dans un appartement ou un studio», observe Jean- François Coppens. Un constat partagé par Emmanuel Degrève: «Si l’objectif est de réellement remplir les caisses de l’Etat, la classe moyenne est la seule cible possible. Les ultrariches, trop peu nombreux, ont depuis longtemps déplacé leur patrimoine ailleurs.»

«Chaque parti peut aujourd’hui se vanter d’avoir obtenu une réforme fiscale qui cible le public qu’il souhaite.»

Jean Faniel

Chercheur au Crisp.

Tous gagnants? Ou plutôt tous perdants?

Cette pirouette politique a indéniablement porté ses fruits, facilitant l’aboutissement de l’accord de gouvernement en janvier dernier. «Chaque parti peut aujourd’hui se vanter d’avoir obtenu une réforme fiscale qui cible le public qu’il souhaite, puisque la tranche de la société visée n’est jamais clairement définie», conclut Jean Faniel.

Un mois après cette victoire, l’euphorie semble déjà retombée. Car au fil des semaines, ces mesures devront être précisées pour respecter le cap budgétaire fixé par Bart De Wever. Et comme le rappelait déjà le cardinal de Retz voici 400 ans, on ne sort jamais de l’ambiguïté sans y laisser des plumes.

Par Hugo de Waha

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