Empereur déshabillé, tragédie explosive et vilain spectacle: voici les scénarios encore possibles dans l’affaire Hadja Lahbib (analyse)
L’affaire Hadja Lahbib pousse la Vivaldi dans ses derniers retranchements. La ministre MR peut-elle encore sauver sa peau, et le gouvernement peut-il résister à cette nouvelle onde de choc ? Analyse, en six questions, avec les politologues Carl Devos (UGent) et Dave Sinardet (VUB).
1. Affaire Hadja Lahbib: quels sont les scénarios possibles ?
Dave Sinardet : « Le premier voudrait qu’Hadja Lahbib présente des excuses, ou du moins avoue qu’elle n’a pas communiqué de la meilleure façon. Alors le gouvernement pourrait laisser ce dossier derrière lui, et les camps socialistes et écologistes passer l’éponge. Mais sans excuses, il sera difficile pour le PS et Ecolo d’effacer leurs critiques.
Le deuxième scénario serait que Hadja Lahbib, le MR et son président ne fassent aucune confession d’erreur. Cela braquerait encore plus le PS et Ecolo. La situation s’aggraverait alors sans doute. On risque une vraie crise gouvernementale. »
Carl Devos : « La suite de ce triste drame peut être divisée en trois épisodes :
- ce week-end
- lundi prochain
- la période précédant jeudi prochain. Si le salut ne vient pas dans les deux premiers épisodes, le troisième pourrait se terminer par une tragédie explosive.
Lundi, Hadja Lahbib s’expliquera à nouveau devant une commission parlementaire. Cela montrera si sa réaction instinctive est suffisamment profonde pour convaincre socialistes et verts. Ces partis de gauche ont eu des mots durs ces derniers jours, plaçant ainsi la barre de la pénitence de Lahbib très haute. Si elle s’enfonce impunément, elle risque de perdre la face.
Le troisième épisode pourrait se terminer par une tragédie explosive.
Carl Devos
Si Lahbib fait amende honorable, ce serait humiliant pour elle. C’est en partie sa faute : mercredi, elle avait toutes les chances de sauver sa peau à la Chambre, mais au cours de la séance, les questions sur ses compétences se sont avérées très pertinentes. Jeudi soir, le président du MR, M. Bouchez, a fait savoir qu’il n’y aurait pas d’excuses ou d’aveu d’erreur. L’affaire est donc bloquée pour l’instant.
Si Lahbib n’y fait pas une offre de paix que la gauche juge acceptable, nous passons à l’épisode trois : le vote de la Chambre sur la motion de défiance (motion par laquelle la Chambre retire sa confiance à un membre du gouvernement ou au gouvernement sans désigner simultanément un successeur au Premier ministre) déposée par l’opposition, très probablement jeudi prochain. En temps normal, un ministre évite un vote aussi humiliant en démissionnant avant.
Cette crise est une affaire de gouvernement : quatre partis retirent leur confiance à une ministre, le parti de cette ministre ne veut pas faire ce qu’ils demandent, et le gouvernement est donc divisé et soumis à un vote de censure.
Il ne fait aucun doute que Bouchez augmentera la pression en liant le sort du gouvernement au soutien de ses partenaires de coalition à sa ministre : soit vous soutenez Lahbib, soit je le débranche. En ce sens, la chute du gouvernement n’est pas exclue.
La Vivaldi se trouve dans le « jeu de la poule mouillée » classique : deux adversaires foncent l’un sur l’autre, et la question est de savoir qui dévie le premier. Ce dernier serait alors le perdant, même si cela permet d’éviter la collision. Ce week-end devrait être l’occasion d’une désescalade ou d’un refroidissement. Rationnellement, c’est la solution du moindre mal : de tous les partis fédéraux au pouvoir, seul le PS a peut-être maintenant à gagner à des élections anticipées, tous les autres sont dans une profonde misère.
2. La Vivaldi peut-elle sauter à cause de l’affaire Hadja Lahbib ?
Carl Devos : « Oui, à condition qu’il y ait un accord entre le MR et les partis de gauche : que devrait dire Lahbib pour sauver sa peau (via une motion simple)? »
Dave Sinardet : « Ce serait totalement absurde, fou et irresponsable que la Vivaldi saute. Il n’est dans l’intérêt d’aucun des partis de voir ce gouvernement tomber.
Le dossier est important, car il pose des questions pertinentes en termes d’éthique politique. Mais ce n’est pas un dossier qui anime fortement les foules. Pour les partis, cette histoire n’est pas porteuse de voies comme le pouvoir d’achat, par exemple. En vue des élections, faire tomber le gouvernement n’est donc pas stratégique pour aucun des partis de la majorité. »
Ce serait totalement absurde, fou et irresponsable que la Vivaldi saute.
Dave Sinardet
3. Alexander De Croo a dit que l’incident était clos. A-t-il commis une erreur en prononçant ces mots ?
Carl Devos : « Oui, c’était une déclaration imprudente, naïve et désespérée. C’est tout le gouvernement qui sort abîmé de cette affaire, y compris son chef. De Croo a fait preuve d’expérience en disant ce qu’il fallait devant la commission parlementaire mercredi. Mais le premier ministre d’un parti qui tourne autour de 8 %, qui s’est lancé lui-même dans la campagne au début du mois de mai et qui, depuis, a endossé plus souvent la casquette de chef de campagne, ne peut prétendre à une grande autorité. Pour lui, séance de l’Assemblée jeudi était très embarrassante. Lorsqu’il a pris la parole, il n’a pas réussi à faire taire le Parlement. Il a dû demander l’aide du président de la Chambre. Pendant son intervention, le brouhaha s’est poursuivi, y compris sur les bancs de la majorité.
Après ses paroles, il n’y a eu que des applaudissements de la part des sièges libéraux. Dans l’hémicycle, des huées ont éclaté. Quelques minutes plus tard, les chefs de groupe de Vooruit et des Verts font comprendre devant les caméras que l’incident est loin d’être clos. L’empereur est déshabillé.«
Dire que l’incident est clos est une phrase extrêmement volontariste de De Croo.
Dave Sinardet
Dave Sinardet : « De Croo a commis à tout le moins une erreur de communication. Il faut quand même noter qu’il s’agit ici d’une terminologie spécifique qu’on utilise souvent à la fin d’une commission pour clore un dossier. C’est une phrase extrêmement volontariste. Si vous dites que l’incident est clos, mais que dix minutes après, les partis de gauche maintiennent le contraire, votre légitimité et votre autorité est entachée. «
4. Le PS et Ecolo ont été très sévères envers Hadja Lahbib. Faut-il y voir une rancune sous-jacente envers Georges-Louis Bouchez ?
Dave Sinardet : « Sur le fond, évidemment, Hadja Lahbib a commis quelques erreurs et livré différentes versions. Cependant, les fortes réactions des socialistes et écologistes viennent aussi du fait que depuis le début, Georges-Louis Bouchez ne se montre pas toujours loyal envers gouvernement. Beaucoup d’irritation subsiste avec le positionnement du MR sur la réforme fiscale. Différents partenaires ont l’impression que le MR ne veut simplement pas d’accord. Un contentieux existe depuis 2020 et n’arrête pas de s’alourdir. Comme Lahbib, c’est le choix de Bouchez, la gauche se demande pourquoi être loyal envers le président du MR, si l’inverse ne s’est jamais produit.
On peut également noter un élément électoral. On sait qu’Hadja Lahbib n’a pas un profil MR classique. Chez Ecolo et au PS, on se dit qu’elle pourrait attirer une partie de leurs électeurs et que, par conséquent, ce n’est pas plus mal si elle est un peu fragilisée. »
Tout le monde règle ses comptes sur le dos de Lahbib via l’affaire des visas. Indépendamment de cela, l’option de sa démission est défendable, car elle n’est pas convaincante.
Carl Devos
Carl Devos : « Vooruit a un compte à régler avec Lahbib et Bouchez : ils sont en grande partie responsables du licenciement de leur secrétaire d’Etat Pascal Smet. Les Verts ont une facture à régler avec Bouchez : il est en grande partie responsable du licenciement de leur secrétaire d’Etat Sarah Schlitz. La guerre entre le PS et le MR dure depuis des années. En s’attaquant à la populaire Lahbib – la protégéede Bouchez – le PS frappe aussi son président. Bouchez s’est fait tant d’ennemis et a ouvert tant d’affaires ces dernières années… Aujourd’hui, tout le monde règle ses comptes sur le dos de Lahbib via l’affaire des visas. »
5. Que pensez-vous des positions de Vooruit et du CD&V dans cette affaire ?
Carl Devos : « Vooruit a des mots durs, tant sa cheffe de groupe (Melissa De Praetere) que son vice-premier ministre (Frank Vandenbroucke). Vooruit a rarement été aussi tranchant et dur. Le CD&V est plus calme : il craint beaucoup les élections et espère que Vincent Van Peteghem réussira enfin sa réforme fiscale. »
6. Est-ce qu’une chute du gouvernement, sans régler les différentes réformes en cours, serait catastrophique ?
Car Devos : « Oui, car nous irions alors sûrement en affaires courantes jusqu’aux élections de juin 2024, après quoi nous resterions en affaires courantes jusqu’à la formation du gouvernement. Le succès des partis radicaux serait encore plus grand. À supposer qu’il y ait des élections anticipées – quand, en septembre ? – quel parti au pouvoir l’emporterait ? Seul le PS jouit actuellement d’une grande confiance.
La Vivaldi est trop faible pour gouverner, mais elle aussi est trop faible pour tomber. Continuer à gouverner ne rapporte pas grand-chose, les élections ne sont pas immédiatement possibles, et seule une raclée attend la plupart d’entre eux.
Carl Devos
De toute façon, même si le gouvernement ne tombe pas, il sera quand même affaibli par ce vilain spectacle : la méfiance ne fera que croître. Après cette semaine, comment cette équipe affaiblie pourra-t-elle faire de bons accords sur les pensions ou la fiscalité ? Même si Lahbib survit, Bouchez ne l’oubliera pas. La Vivaldi est trop faible pour gouverner, mais aussi trop faible pour tomber. «
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