Quand l’écologie sert l’extrême droite
Une frange de l’extrême droite intègre l’écologie à son discours, associant protection de la nature et souveraineté nationale. Une relecture qui n’est pas neuve et mêle enjeux environnementaux, identité culturelle et rejet de la mondialisation.
Paris, Ve arrondissement. Entre deux volutes de fumée et le tintement des verres, Mathilde, 29 ans, surgit à la terrasse de cette brasserie, place de la Sorbonne. Elle retire sa veste avec l’aisance des Parisiens bien nés, s’installe confortablement. Mathilde a ce visage éclatant de confiance des jeunes urbains branchés, cette assurance naturelle dans la conversation, surtout quand il s’agit de politique et d’écologie. On croirait une «sorbonnarde» parmi d’autres, généralement acquis aux idéaux universalistes, républicains et humanistes des Lumières. Son allure, sa vivacité d’esprit et sa facilité à naviguer dans les débats actuels semblent incarner cette génération connectée, attentive aux enjeux climatiques et aux grandes causes globales. Mais à mesure qu’elle parle, le vernis se craquelle. «On ne peut pas évoquer l’avenir de la planète sans prendre en compte l’impact de l’immigration et de la mondialisation», confie-t-elle avec conviction. Mathilde, en réalité, n’est pas seulement une écologiste engagée, elle est aussi une militante de la droite. Elle croit fermement que la sauvegarde de l’environnement passe par une meilleure protection des «identités culturelles» et des «frontières nationales», des thèmes qu’elle estime devenus indissociables des enjeux écologiques.
Mathilde est loin d’être un cas isolé. Le mariage, paradoxal à première vue, entre la cause écologique et la défense des valeurs conservatrices ou traditionnelles, voire nationalistes, fait des émules. De plus en plus de figures politiques et de mouvements d’extrême droite, tout comme certains groupes nationalistes européens, s’emparent de cette cause. Un court florilège: en France, le Rassemblement national (RN) adopte une «écologie souverainiste», liant protection de la nature et souveraineté nationale, tandis que, dans un autre registre et à une autre échelle, la revue Limite, plus nuancée, mêle écologie intégrale et conservatisme culturel. En Belgique, le Vlaams Belang intègre toujours davantage la cause environnementale à son discours identitaire; en Allemagne, Alternative für Deutschland (AfD) s’approprie une «écologie patriotique», dénonçant les réglementations climatiques européennes tout en valorisant la protection des paysages et ressources allemandes.
«La question écologique s’est imposée à eux comme une réalité plus difficile à nier, et comme un enjeu électoral majeur.»
Stratégie opportuniste
De prime abord, l’intérêt d’une partie de l’extrême droite et des mouvements conservateurs pour la question écologique peut surprendre. Il ne date cependant pas d’hier. Comme le documente Stéphane François, professeur de science politique à l’UMons, dans son ouvrage Les Vert-bruns. L’écologie de l’extrême droite française (Le Bord de l’eau, 2022), l’existence d’une écologie d’extrême droite remonte, au moins, à la fin du XIXe siècle; cela va du mouvement allemand «völkisch» (qu’on peut traduire par «ethnonationalisme»), dont est issu le parti nazi, à l’extrême droite d’après la Seconde Guerre mondiale en passant par ce qu’on appelle la «révolution conservatrice allemande» des années 1920. «Les thèmes de la révolution conservatrice allemande ont infusé après-guerre dans les milieux « nationalistes-révolutionnaires » (NDLR: néofascistes et plus largement radicaux) européens et américains», ajoute-t-il lorsqu’on l’interroge. «Depuis le XIXe siècle, les mouvements d’extrême droite valorisent la nature comme faisant partie intégrante de l’identité d’un peuple ou d’une race en ce qu’il existe un lien organique entre un peuple et son territoire, corrobore Mathieu Colin, spécialiste des idéologies de l’extrême droite, titulaire d’une chaire Unesco en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents. On pense notamment au slogan « Le sang et le sol », développé par Richard Darré, ministre du IIIe Reich, une idée qui sera largement développée par l’ »ethno-différentialisme » de la Nouvelle Droite française à partir des années 1960, à savoir qu’il doit exister une séparation ou un cloisonnement des peuples dans leurs régions respectives.»
Depuis le XIXe siècle, les lignes ont bougé. Voici quelques années encore, l’extrême droite se distinguait par un climatoscepticisme assumé, dénonçant le réchauffement climatique comme une invention des élites progressistes pour restreindre les libertés nationales. Ce discours s’appuyait sur une méfiance viscérale envers les institutions internationales, accusées d’utiliser l’écologie pour imposer des régulations contraires aux intérêts souverains. Dans ce cadre, la crise climatique n’était perçue que comme un prétexte pour fragiliser les identités locales et promouvoir une gouvernance mondiale uniformisante. Or, aujourd’hui, observe Mathieu Colin, «les mouvements d’extrême droite au sens large, des nationalistes aux plus radicaux, se sont rendu compte que le changement climatique, ainsi que la question écologique, se sont imposés comme une réalité indéniable ou plus difficile à nier, et comme un enjeu électoral majeur». Et même si une partie de leur base reste infusée de climatoscepticisme, différentes stratégies se sont mises en place.
«La première est une stratégie opportuniste, qui vise à s’emparer de la question écologique afin de faire valoir l’idée de souveraineté nationale et ne pas s’encombrer d’une écologie dite « punitive »», expose Mathieu Colin. Cette notion d’écologie punitive désigne une écologie jugée trop contraignante pour les classes populaires et les petites entreprises, une écologie jugée incompatible avec les valeurs traditionnelles. Deuxième stratégie: la défense d’une vision plus identitaire de l’écologie. «Cette stratégie insiste sur la préservation des terroirs et des territoires comme composants essentiels de l’identité, et s’oppose à l’immigration massive au nom de la protection de l’environnement en s’élevant contre une mondialisation abolissant les frontières et favorisant les déplacements de population», précise le chercheur. Loin de défendre une vision progressiste de la nature, l’extrême droite utilise l’écologie, selon Mathieu Colin, pour défendre un identitarisme territorial, en présentant la mondialisation et l’immigration comme des facteurs de destruction de l’environnement.
«Certains, aussi parmi les plus radicaux, ont une conception de l’écologie qui ne diffère pas de celle des écologistes de gauche.»
La crainte des mouvements migratoires
Néanmoins, «toute l’extrême droite n’instrumentalise pas l’écologie, nuance Stéphane François. Il existe, dans ces milieux, des personnes qui ont de réelles considérations écologiques. Certains, aussi parmi les plus radicaux, ont une conception de l’écologie qui ne diffère pas de celle des écologistes de gauche.» Cela se traduit, par exemple, par la défense de la nécessité de changer nos modes de vie –comme c’est le cas de la Nouvelle Droite française qui fustige la «société de consommation»–, de préserver la nature et sa biodiversité ou encore par la prise de conscience de la finitude du monde et de ses limites.
«Mais il est vrai qu’une partie de l’extrême droite instrumentalise la question écologique, associant les questions migratoires aux problématiques du changement climatique, tempère Stéphane François. Pour le dire autrement, ces personnes craignent qu’en cas d’aggravation des phénomènes climatiques extrêmes, il y ait de forts mouvements migratoires vers les zones géographiques plus préservées comme l’Europe, tel le scénario décrit dans Le Camp des saints de Jean Raspail, devenu culte dans ces milieux et paru à l’origine en 1973. Ils agitent le risque d’un « grand remplacement », c’est-à-dire d’une colonisation inversée.» En effet, l’un des éléments clés de ce discours écologique est la critique de la mondialisation et de ses effets perçus comme destructeurs pour les identités culturelles et les écosystèmes locaux. Mathilde, elle-même, considère l’immigration comme un facteur aggravant pour l’environnement: «Quand on parle de crises migratoires, on parle aussi de surpopulation, de tensions sur les ressources naturelles. Ce sont des enjeux qui devraient également être pris en compte dans les débats écologiques», estime-t-elle. Selon la jeune femme, la mondialisation mène à un appauvrissement des cultures locales et à une uniformisation des sociétés, ce qui représente une menace à la fois écologique et identitaire.
La mondialisation est ainsi désignée comme responsable de la dégradation des territoires locaux et des terroirs qui, dans une vision nationaliste, sont perçus comme des espaces sacrés à protéger. Dans cette logique, la préservation de l’environnement devient intimement liée à la défense des frontières et à la volonté de protéger les cultures locales contre la menace d’un univers homogénéisé par la mondialisation. «L’immigration massive, l’abandon des traditions et la destruction des petits espaces ruraux, tout cela va de pair, analyse Stéphane François. La droite radicale utilise l’écologie pour justifier une forme de repli sur soi, une politique de frontières fermées et une protection des peuples face à des menaces extérieures», conclut-il.
La cause environnementale s’est éloignée de ses repères traditionnels pour devenir un champ de batailles politiques.
Pour une «écologie intégrale»
Un autre angle révélateur de l’appropriation de l’écologie par l’extrême droite réside dans le concept d’«écologie intégrale». La formule trouve son origine dans l’encyclique du pape François, Laudato si’. «Il y lie la pauvreté aux risques écologiques et s’inquiète des changements climatiques. Le pape y invite les catholiques, mais aussi les non-catholiques, à une conversion écologique», contextualise Stéphane François. Bien qu’à l’origine, ce terme ne soit pas exclusivement associé à des idées conservatrices ou réactionnaires, il est désormais récupéré par certains mouvements de droite radicale pour articuler une vision de l’écologie fondée sur la protection des peuples, des territoires et des valeurs traditionnelles. Ainsi, la formule est désormais souvent utilisée pour promouvoir des idées de protection des valeurs chrétiennes, d’opposition à l’avortement ou encore de refus des acquis féministes, vus comme des conséquences de la mondialisation. «L’extrême droite, ainsi que les mouvements de droite traditionalistes chrétiens puisent ainsi dans ces récits et cette vision de l’écologie intégrale pour dénoncer l’avortement, la gestation pour autrui ou toute emprise sur le corps qui serait notamment poussée par la mondialisation ou le libéralisme. Il faut être attentif aux acteurs mobilisant les notions d’écologie intégrale, met en garde Mathieu Colin. Il faut observer dans quelle mesure le discours est utilisé afin de justifier une perspective identitaire ou ethnonationale; ou pour justifier l’opposition à l’avortement ou s’opposer à l’autonomie des femmes dans le choix et le contrôle de leur propre corps.»
Ce retour aux racines et ce rejet des évolutions sociétales modernes font de l’écologie une arme par laquelle on cherche à lier la protection de l’environnement à la préservation de l’identité. L’écologie devient ainsi un moyen de justifier une politique de repli identitaire, de lutte contre l’urbanisation et de défense des traditions face à une société jugée en crise.
L’appropriation de l’écologie par l’extrême droite révèle que la cause environnementale s’est éloignée de ses repères traditionnels pour devenir un champ de batailles politiques. Entre défense des territoires, exaltation des racines et rejet de la mondialisation, chacun y voit une opportunité de réécrire son propre récit. Reste à savoir si la nature, elle, y trouvera son compte…
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