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Des injures aux gestes «bienveillants»: le sexisme est toujours bien présent en politique
Quand les femmes se présentent à une élection, elles subissent attaques et injures sexistes. En réaction, elles adoptent des stratégies d’évitement ou font «le gros dos et jouent avec les codes».
Il a fallu rectifier le tir. Sur la première photo du gouvernement De Wever, prise le 3 février au palais, les femmes, reléguées à l’arrière-plan, étaient quasi invisibles. Elles ne sont d’ailleurs que quatre sur quinze ministres et aucune au kern, le conseil des ministres restreint. Sur le cliché, la seule à tirer son épingle du jeu est Annelies Verlinden (CD&V), grâce à sa grande taille. A la suite de la controverse, les membres de la coalition ont à nouveau posé, le lendemain, à la Chambre. Un tirage mieux cadré et, surtout, plus équilibré.
L’épisode traduit un sexisme latent en politique. C’est le constat posé par une étude menée par l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (IEFH) durant la campagne électorale de juin 2024 et intitulée «Candidate ≠ Candidat. Quand les inégalités de genre entravent les candidates aux élections». En cause, toujours, «la persistance de réseaux masculins, les stéréotypes à propos de la politique, le poids du travail domestique, l’environnement politique et médiatique sexiste, mais aussi le manque de soutien des partis politiques». «Le paradoxe, c’est que même quand les partis présentent une moitié de femmes candidates, un cinquième d’entre elles est tête de liste», souligne Audrey Vandeleene, politologue au Centre d’étude de la vie politique (Cevipol) de l’ULB et coauteure de l’étude. Ce qui affecte négativement leur parcours. «Bénéficiant d’un budget de campagne inférieur, elles pâtiront fatalement d’une moindre notoriété, de moins d’interventions à la Chambre et d’une moindre exposition médiatique. Cette sous-représentation engendre un manque de modèles pour celles qui souhaiteraient s’engager.» Un serpent qui se mord la queue.
«J’ai eu droit à tout»
Au vu des études précédentes sur le sujet, dont celle d’Amnesty International («Toxic Twitter», 2018) qui révélait l’ampleur et la toxicité des attaques subies par les femmes sur la plateforme, ce travail n’aurait pas dû surprendre. Pourtant, quand elle en présente les conclusions, Véronique De Baets, responsable au département recherche de l’IEFH, reconnaît que le niveau des messages injurieux reçus par les candidates est «extrêmement élevé».
Au cours du dernier mois de la campagne (13 mai au 9 juin), des chercheurs de l’ULB et de l’UGent ont analysé l’ensemble des réactions adressées aux candidates et candidats sur les réseaux sociaux et ont interrogé une quinzaine de responsables politiques. Résultat: sur 44.937 messages postés par des figures politiques, 42,7% des réponses adressées aux femmes étaient négatives, contre 38,5% pour les hommes. La différence se creuse lorsque les réactions ne visent pas l’auteur du message, mais les politiques dans leur ensemble –du type «Tous pourris». Les candidates demeurent le plus souvent la cible de ces réactions (particulièrement sur X): elles représentent 83,8% des messages. Ce chiffre n’est «que» de 46,4% lorsque la réaction suit la publication d’un candidat.
Les femmes reçoivent également davantage de répliques sexistes (4,1%) que leurs homologues masculins (2,4%). «Féminazie», «hystérique»… Voilà les remarques les plus fréquemment émises par les utilisateurs du réseau social X pour qualifier l’arrivée de Margaux De Ré (Ecolo), en septembre 2019, aux parlements bruxellois et communautaire. «Dans une démocratie, il est normal qu’une personnalité politique fasse l’objet de critiques, mais la haine ne devrait pas avoir sa place», juge Fadila Laanan (PS), 57 ans, première femme ministre de la Culture et première femme ministre d’origine marocaine. A chaque pas franchi dans sa carrière, les attaques en ligne se sont intensifiées. «Insultes, tentatives d’intimidation… Tout ce que vous pouvez imaginer, j’y ai eu droit. J’ai même porté plainte pour des menaces de mort.» Les femmes racisées se savent particulièrement exposées et essuient deux fois plus de commentaires négatifs que celles non issues de l’immigration.
Au-delà du sexisme hostile en ligne, le sexisme n’a pas complètement disparu hors ligne. Elue à 25 ans au conseil communal de Liège, Sarah Schlitz (Ecolo), 38 ans, députée et ex-secrétaire d’Etat à l’Egalité des genres, des chances et à la Diversité, témoigne: «A l’époque, j’étais inaudible quand je prenais la parole. Il fallait faire la bise, en cas d’ »oubli », en claquer deux. C’était un sexisme récurrent et méprisant, pétri de compliments lourdauds et déplacés.» A l’inverse, les femmes exerçant à un niveau de pouvoir élevé verraient leur position les protéger des attaques sexistes. «Au fédéral, les politiques sont plus chevronnés et se savent filmés en direct.» «Le climat a changé, assure Marie-Christine Marghem (MR), 61 ans, ex-ministre fédérale de l’Energie et actuelle bourgmestre de Tournai. Les remarques ouvertement sexistes sont de plus en plus rares et de moins en moins acceptées socialement. Avec la parité et le mouvement MeToo, les hommes sont obligés de se surveiller.»
«Le vrai problème, c’est le soupçon d’illégitimité.»
Sexisme: le mythe de la mauvaise mère
Mais le sexisme, c’est aussi du sexisme ordinaire, plus discret, «bienveillant», tous ces petits signes, comportements, propos, attitudes –dont les auteurs sont le plus souvent des hommes– fondés sur des stéréotypes de sexe qui, insidieusement, de façon consciente ou non, infériorisent les femmes en politique parce qu’elles sont des femmes. Ce sont des confrères qui refusent qu’une collègue, ciblée par des attaques sexistes, endosse davantage de responsabilités, dans un souci de protection. C’est, au sein d’assemblées mixtes, la tendance d’hommes, parfois sans s’en rendre compte, à couper la parole aux femmes. C’est, enfin, le visuel sexiste, les portraits de femmes politiques dans la presse ou ailleurs qui détaillent leur tenue vestimentaire, s’attardent sur leur apparence physique, choses qui arrivent rarement aux hommes.
Des anecdotes, les élues peuvent en raconter par dizaines. «Il reste une violence plus douce, plus insidieuse: des attitudes paternalistes, un regard un peu appuyé, le sentiment que les femmes n’ont pas les épaules suffisamment larges pour supporter les affres du combat politique, remarque Véronique De Baets. C’est une façon d’affirmer, en creux, que la politique est un métier d’hommes.»
Cette sourde interrogation sur leur compétence politique, beaucoup de femmes avouent l’avoir ressentie. Elles affirment devoir en permanence «faire leurs preuves» pour gagner le respect de leurs interlocuteurs, notamment lorsqu’elles s’expriment sur des sujets «stéréotypiquement» masculins: défense, économie, budget, police. «Le vrai problème, c’est le soupçon d’illégitimité, lance Fadila Laanan. Dans le monde politique, un homme est naturellement écouté car on le crédite, a priori, d’un esprit de sérieux. Une femme, elle, doit démontrer qu’elle connaît parfaitement ses dossiers. C’est une façon de dire que nous ne sommes pas à notre place.»
Etre écoutées. Et pas seulement sur des sujets qui relèvent de l’intimité. Beaucoup de femmes se disent d’ailleurs agacées qu’on les interroge sur leur famille alors que personne ne demande à un homme comment il concilie carrière et éducation des enfants. Certaines ne répondent jamais aux questions sur leur vie privée. Car une femme qui a des enfants se voit souvent culpabilisée par des citoyens, des internautes ou des confrères. «Le mythe de la mauvaise mère est puissant», regrette la politologue Audrey Vandeleene. «Elles restent très discrètes sur le sujet pour ne laisser aucune chance, aucun prise, à l’idée que leur rôle de mère ferait d’elles de moins bonnes politiciennes», appuie Sarah Schlitz.
«Il ne faut pas s’inquiéter pour nous. Nous sommes solides!»
Voix de camouflage
Le scénario est donc régulièrement le même. Le ton est courtois, l’intention louable, mais le paternalisme jamais loin. Dans le regard de leur interlocuteur, les femmes politiques surprennent furtivement une image dans laquelle elles ne se reconnaissent pas: celle d’une élue fragile et émotive qui n’est pas préparée à la brutalité de l’univers politique. Alors que toutes ont bataillé pour s’imposer. «Nous savons faire le gros dos et jouer avec les codes. Il ne faut pas s’inquiéter pour nous. Nous sommes solides!», sourit Clémentine Barzin (MR), ex-échevine et députée bruxelloise.
Face à ce sexisme, chacune réagit à sa façon. Pour se protéger des messages injurieux, des politiciennes n’utilisent plus ou plus autant certains réseaux, comme X, d’autres mettent en place des stratégies de gestion ou choisissent de ne pas s’autocensurer. «Je ne laisse rien passer, détaille Marie-Christine Marghem. Je n’hésite pas à bloquer certains profils et à poursuivre ceux qui franchissent les limites. Je ne connais personne qui reste insensible au harcèlement mais j’ai passé un accord avec moi-même il y a longtemps: j’ai décidé de ne pas m’autocensurer.»
Celles qui évitent certains thèmes se focalisent alors sur d’autres sujets pour s’y sentir davantage en confiance. Elles cisèlent leurs tweets, particulièrement sur des matières où les femmes sont traditionnellement considérées comme moins fiables.
Ces conduites d’évitement, qui leur font manquer des opportunités (les réseaux sociaux restent utiles pour dialoguer, présenter des idées et sont un outil de campagne essentiel), ne se limitent pas aux plateformes. En campagne, sur les marchés par exemple, certaines se font parfois accompagner d’une figure masculine par crainte, si elles sont seules, de ne pas être perçues comme crédibles.
La prise de parole, lors des débats, reste aussi une épreuve. Le procès en incompétence provoque parfois chez les candidates un manque de confiance qui peut les inciter à décliner des invitations. «Elles ont moins de prétentions que les hommes à s’exprimer dans la position de l’intellectuel tout-terrain», note Audrey Vandeleene. Même lorsqu’il s’agit de dossiers qu’elles maîtrisent, elles ont tendance à opter pour l’hyperpréparation. Tout anticiper, ne rien laisser au hasard. Et pas question d’avoir l’air trop «féminine». Exit le décolleté, la jupe courte et le maquillage trop appuyé. «Je me suis volontairement habillée en pantalon pour qu’on me regarde dans les yeux», confirme Fadila Laanan. Des élues redoutent de se voir reprocher de jouer de leur physique parce qu’elles n’auraient pas d’arguments de fond. Réfléchir à tout, donc, jusqu’à «corriger» sa façon de se comporter ou de s’exprimer, jusqu’à réfréner un tempérament jovial pour ne pas être associée à une femme frivole –et donc peu sérieuse– ou éviter de manifester sa colère –y compris quand elle aurait de bonnes raisons de le faire– pour éviter d’être qualifiée d’hystérique. La tentation existe même de transformer leur voix, de la rendre plus grave, afin qu’elle coïncide avec les attentes du genre. «Etre en permanence dans l’anticipation, mais aussi dans les réactions a posteriori, cela ajoute une charge mentale aux femmes politiques», avance Audrey Vandeleene.
Dénoncer le sexisme revient «à se mettre dans une position de faiblesse, de dominée, ce qui devient contre-productif».
«S’affaiblir publiquement, jamais»
Les femmes peuvent toutefois compter sur davantage de solidarité entre elles que par le passé. Il existerait donc désormais une solidarité en politique, installée au-delà des partis. «On ne laisse rien passer, on ne laisse pas les femmes être attaquées, réagit Clémentine Barzin. Récemment, une élue s’est fait chahuter, avec des comportements agressifs et excluants. Plusieurs élues sont montées au créneau pour dire que ça allait trop loin.» Néanmoins, pour Marie-Christine Marghem, dénoncer le sexisme, même lorsque c’est bien le cas, revient «à se mettre dans une position de faiblesse, de dominée, ce qui devient contre-productif. Etre des alliées, se soutenir entre nous, oui, mais s’affaiblir publiquement, jamais.»
Pour Sarah Schlitz, c’est une question à double tranchant. «Si on admet subir du sexisme, on risque de se marginaliser, d’apparaître comme un moins bon porte-voix. Mais le problème de nier les violences, c’est qu’on envoie un faux signal aux nouvelles générations, en affirmant qu’il faut mordre sur sa chique et qu’au fond, ce n’est pas si dur.»
Chacune à son niveau tente de faire avancer la présence des femmes en politique. Toutes se réjouissent des quotas, que d’aucunes aimeraient voir imposer au sein de l’exécutif fédéral. «S’il n’y avait pas eu ces quotas, je suis convaincue que rien n’aurait évolué», conclut Fadila Laanan.
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