Dépendance au PS, relation toxique avec le MR… Pourquoi les familles politiques n’ont jamais été aussi divisées
Les quatre grandes familles politiques n’ont jamais été aussi désunies, alors qu’un gouvernement fédéral présenté comme cohérent est en passe de s’installer. D’où vient ce paradoxe?
Bart De Wever a été nommé préformateur par le roi Philippe, le 26 juin. Premier ministre pressenti, il a, pour la première fois, le 1er juillet, réuni les cinq partis voués à composer assez rapidement le prochain gouvernement fédéral: le MR, Les Engagés, Vooruit, la N-VA et le CD&V. Ces cinq partis représentent au total quatre traditions politiques belges, libérale, nationaliste, socialiste et sociale-chrétienne. Il y en a donc autant que dans la Vivaldi. Mais, à la différence du gouvernement De Croo, fort instable, où cohabitaient trois fratries complètes, le futur gouvernement De Wever et sa coalition Arizona, présentés comme plus cohérents, ne compteront qu’une seule famille politique unie. Les partis frères les plus éloignés par l’histoire, Les Engagés et le CD&V, en seront, tandis que les autres familles traditionnelles seront divisées. Autrefois présentées comme des facteurs de stabilité dans des gouvernements fragiles, les familles politiques rouge, bleue et verte sont désormais promises à des destins contraires, au fédéral ou à la Région bruxelloise.
Explication de ce paradoxe des quatre familles arrivées à un carrefour historique.
La plus dépendante
La famille socialiste aura été la dernière à se briser, en 1978, après l’échec de la négociation institutionnelle dite «du Pacte d’Egmont», mais elle aura été la première à se diviser sur la participation à un gouvernement fédéral, fin 2007 lorsque le PS embarque dans un exécutif Verhofstadt temporaire, puis plusieurs gouvernements Leterme et Van Rompuy, auxquels le SP.A n’avait pas été convié. Les partis socialistes belges restent fédérés dans une action commune fédérale, avec la FGTB-ABVV et Solidaris, les organisations sœurs, toujours nationales, du pilier historique. Ils nichent dans les mêmes associations internationales, le PSE (Parti socialiste européen) et l’IS (l‘Internationale socialiste). Et ils ont, il y a quelques années, conclu ensemble la transaction la plus structurante sur le plan des rapports économiques, un contrat de location de deux étages du 13 boulevard de l’Empereur, souscrit par le preneur Vooruit au bailleur PS. Les deux formations alternent les bureaux, un lundi sur deux, pour ne pas se trouver à l’étroit dans la salle du conseil. Mais s’ils se marchent parfois sur les pieds, les rouges se serrent de moins en moins les coudes: la dépendance sur l’infrastructure n’a pas aliéné les socialistes flamands à leurs camarades francophones. Plus à droite que ces derniers, les premiers ne se réclament du reste, depuis leur changement de nom de 2020, même plus de l’étiquette socialiste. Et des fortunes électorales contraires ont doublé cet éloignement des lignes par une distanciation des fonctions: les uns s’opposeront au prochain gouvernement fédéral dont les autres seront membres. Il n’y a plus que dans le réduit bruxellois que socialistes francophones et flamands partageront l’expérience du pouvoir. On verra si le loyer sera indexé à la loyauté.
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S’ils se marchent parfois sur les pieds, les rouges se serrent de moins en moins les coudes.
La plus toxique
Les bleus se sont séparés en 1970, même pas en deux comme les autres, mais en trois puis en quatre dans les années 1970, car il y eut des libéraux flamands et des wallons, mais aussi deux espèces de bleus bruxellois jusqu’à la fondation du PRL en 1979. Depuis l’époque de ces lambeaux piteux, les bleus belges ont toujours veillé à maintenir les formes d’un heureux partenariat, de l’amitié proclamée de Guy Verhofstadt et Louis Michel à la fraternité surjouée des héritiers Charles Michel et Alexander De Croo. Ce dernier frère doit son accession au 16 à son frangin francophone, car l’unité d’apparence indéfectible de la famille libérale, à l’été 2020, a rendu la Vivaldi inévitable. Sans l’Open VLD, le MR plongeait dans l’opposition, et sans le MR, l’Open VLD n’aurait jamais eu de Premier ministre. Les deux frères fêtèrent ensemble les 175 ans de leur ancêtre, en 2021, ce fut une grande fête. Mais comme dans les familles tragiques, plus on faisait semblant de s’aimer plus on se détestait en vrai, et plus le bonheur de l’un fit le malheur de l’autre. Comme fin 2022, lorsque Alexia Bertrand passa du MR à l’Open VLD en disant qu’elle restait membre des deux, et qu’on promit d’installer une instance chargée de coordonner l’action libérale à l’échelon fédéral, mais que cette instance ne se réunit jamais et que les libéraux francophones continuèrent, et surtout en Flandre, de dire que le gouvernement dirigé par le chef des libéraux flamands n’était pas libéral. La fraternité libérale aura rapporté un poste à Alexander De Croo, poste qu’elle lui aura ensuite coûté. Et depuis la défaite historique de l’Open VLD, le 9 juin, depuis la victoire déjà légendaire du MR le même jour, des deux frères jadis indéfectibles, plus aucun libéral, en fait, ne l’évoque plus. Au fédéral, pour la première fois de l’histoire, un blue brother sera dans l’opposition, et un fratello blu au pouvoir. Même à Bruxelles, où Alexia Bertrand a été élue sur une liste commune fédérale, et où David Leisterh comptait se servir d’une alliance renouée avec l’Open VLD pour se rendre incontournable à la Région, mais où les contacts sont aujourd’hui moins que purement formels, ils sont inutiles, donc anecdotiques.
La plus libre
La fraternité chrétienne s’est dissoute après 1968, dans la foulée de la scission de l’université catholique de Louvain. L’antique et unitaire PSC-CVP a depuis lors donné les tout neufs et vainqueurs Engagés francophones et le toujours essoufflé CD&V côté flamand. Le PSC, puis (depuis 2002) le CDH et le CVP, puis (depuis 2001) le CD&V se sont ensuite tant éloigné, au fil des décennies, que le dernier social-chrétien vivant qui ait participé à une coupole commune est aujourd’hui au MR, c’est Gérard Deprez, président du PSC de 1981 à 1996, passé chez les libéraux plus tard, avec l’aile droite du PSC. La famille démocrate-chrétienne est la première dans l’histoire à s’être scindée, elle a également été la première à s’être divisée sur la constitution d’un gouvernement fédéral, cette «orange bleue« qu’Yves Leterme, en cartel avec la N-VA, voulait en 2007 mais que Joëlle Milquet refusa. Et en 2014, Benoît Lutgen, avec son «résiste et mords» de chasseur ardennais, choisit l’opposition fédérale au gouvernement de Charles Michel. Le CD&V, lui, en est un membre fort actif. L’attitude mutuelle de l’ancien parti frère ne fut jamais considérée, ni par l’un ni par l’autre, et c’est normal: il n’y a plus entre eux ni coupole ni action commune, pas même une couleur partagée. Les vieilles organisations de l’ancien pilier (le syndicat, la mutuelle, etc.) et qui sont encore nationales se sont autonomisées de l’antique et unitaire parti et de ses héritiers. Les deux formations ne siègent même plus dans le même groupe au Parlement européen depuis que Les Engagés ont choisi de quitter le PPE au profit de la fraction libérale. Les seuls frangins à se trouver ensemble dans le prochain exécutif fédéral dit «Arizona» seront donc ceux qui ne se parlent plus autrement qu’à travers une fraternité de pure opportunité. Comme lorsque Sammy Mahdi l’orange et Maxime Prévot le turquoise donnèrent une interview commune, quelques semaines avant les élections, pour vaguement rappeler ce que leurs ancêtres avaient partagé.
A Bruxelles, là où la sororité verte s’est toujours nouée, elle est aujourd’hui tendue.
La plus Capitale
Ils ne sont pas nés ensemble, et c’est peut-être même pour ça, parce que les autres familles, elles, ont toutes dû traverser une rupture, mais dans tous les cas ils s’aiment, tant qu’ils ont choisi de vivre ensemble, et que tout ce qu’ils font à deux passe par Bruxelles. Depuis leur fondation au début des années 1980, Ecolo d’un côté, Agalev puis Groen de l’autre, ont cohabité partout où c’était possible. Toujours ensemble dans l’opposition, souvent portés par les mêmes vagues électorales, par les mêmes reflux, au fédéral bien sûr, à Bruxelles aussi, les écologistes belges se sont composé des instances capitales pour coconsolider une relation. Ils siègent dans un groupe commun à la Chambre depuis des décennies. Ils animent chaque semaine des organes de concertation statutaires, dont un bureau politique fédéral, institué pendant la législature 2014-2019. Ils ont acheté ensemble leur siège bruxellois, cotransformé et rebaptisé Green House, rue Van Orley. Ils s’échangent des candidats au fédéral, et leurs programmes sont coconstruits, y compris sur l’institutionnel, d’ailleurs les verts et les groen de Bruxelles y sont tous deux favorables à une fusion des zones de police. Mais les élections ont été mauvaises pour tous, quoique moins pour Groen, qui a gagné une figure de proue, Petra De Sutter (elle a battu Alexander De Croo en Flandre-Orientale), tandis qu’Ecolo a perdu ses patrons. A Bruxelles, là où la sororité verte s’est toujours nouée, elle est aujourd’hui tendue, surtout parce que Groen a deux fois coûté à Ecolo. A la région, d’anciens électeurs d’Ecolo ont voté Groen par adhésion aux politiques de la ministre régionale sortante de la mobilité, Elke Van den Brandt, qui a gagné les élections, et d’anciens électeurs d’Ecolo ont voté MR, qui a gagné les élections, et PS, qui ne les a pas perdues, par rejet des politiques de la ministre régionale sortante de la mobilité. Celle-ci est légitime et incontournable comme ministre du prochain gouvernement régional. Ses frères et sœurs francophones s’opposeront à elle pendant cinq ans, et jamais verts et groen n’auront alors été si éloignés à Bruxelles depuis leur naissance séparée.
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