Bouchez Culture
Sacré meilleur acteur aux Magritte, Arieh Worthalter a répondu aux propos de Georges-Louis Bouchez sur la culture: «Je ne peux pas m’empêcher de sentir dans ces propos une telle aversion de l’autre, une telle misanthropie.» © BELGA

Culture et politique: pourquoi Georges-Louis Bouchez irrite le secteur

Benjamin Hermann
Benjamin Hermann Journaliste au Vif

De vives tensions sont apparues depuis le début de l’année entre une bonne partie du secteur de la culture et Georges-Louis Bouchez, le président du MR. Deux mondes qui ne se comprennent manifestement pas toujours. Acteurs culturels et responsables politiques se sont déjà écharpés, mais les crispations semblent cette fois avoir pris une autre tournure.

L’émotion provoquée par le décès de l’actrice Emilie Dequenne aura peut-être révélé la crispation qui règne entre des pans entiers du monde de la culture et une part de la classe politique. Ou plutôt, pour être précis, la tête du MR. Son président a exprimé, en toute bonne foi, son chagrin suite à la disparition de celle qui a laissé «derrière elle une carrière marquée par le talent et l’émotion. Son jeu et sa grâce resteront gravés dans nos mémoires».

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Derrière, une volée de bois vert sur les réseaux sociaux, où un nombre incalculable d’internautes n’ont pas manqué de rappeler des propos qu’il avait tenus fin février. C’est un retour de manivelle, parfois un peu caricatural, certes, mais qui traduit une inimitié grandissante. «Regardez les frères Dardenne, le nombre de gens qui parlent d’eux ou qui ont vu leurs films. Il y a un ratio qui n’est pas hyperrentable», avait-il lâché au média L-Post, lors d’une interview portant sur une production culturelle trop dépendante, selon lui, des financements publics. «Objectivement, pour faire Rosetta, il suffit de prendre une caméra et de venir à Mons-Borinage. C’est mon quotidien.» Et le président du MR de suggérer que, muni d’une caméra GoPro, il obtiendrait un résultat similaire. Les propos font un peu tache, rétrospectivement.

La séquence a débuté en tout début d’année, à l’occasion d’une interview politique dans les colonnes du Soir, dans laquelle Georges-Louis Bouchez évoquait son monde politique idéal. Pas nécessairement celui qu’il compte instaurer, mais celui vers lequel il tend intellectuellement. «Si vous voulez un pavé dans la mare, moi, je ne vois pas pourquoi on a un ministre de la Culture», avait-il exprimé, citant le modèle américain en exemple. Un gouvernement unique en Belgique, des communes bruxelloises supprimées: d’autres pavés étaient inclus dans ce modèle théorique.

Elisabeth Degryse (Les Engagés), ministre de la Culture, l’avait gentiment taclé en réagissant à ses propos. Presque deux mois plus tard, les mêmes Engagés, par la voix de leur cheffe de groupe à la Fédération Wallonie-Bruxelles, Mathilde Vandorpe, ont publié une carte blanche pour «rappeler notre engagement ferme pour une culture vivante, accessible et indépendante». Sans citer le président du MR, il s’agissait toutefois de défendre le secteur. «Ces derniers temps, la culture est devenue une cible commode. Dépréciée, caricaturée, reléguée au rang de distraction ou de privilège, elle est pourtant bien plus que cela: elle éclaire nos choix, questionne nos certitudes et façonne notre imaginaire commun», écrivait la députée.

Trop militants?

Les déclarations s’enchaînent et le torchon continue de brûler entre le président du MR et «le monde de la culture». La tonalité est toujours la même: il s’agirait d’un secteur trop militant, trop politisé, trop dépendant de subsides, en proie à certains copinages avec les partis de gauche, autrefois aux affaires.

Les réponses fusent, sous forme de cartes blanches notamment. Quelque 1.150 personnalités du cinéma en ont par exemple publiée une, le 12 mars, pour tordre le cou aux «nombreuses attaques médiatiques, offrant une image particulièrement biaisée de nos films, talents et institutions».

Et pourtant, affirme Georges-Louis Bouchez, il n’a rien contre la culture à proprement parler. «Je suis un amoureux de la culture et des artistes contrairement aux caricatures dont je fais l’objet, a-t-il communiqué. Ce que je remets clairement en question, en revanche, c’est le modèle de la culture subventionnée aux copains, de son fonctionnement partisan et de son dédain parfois du public, de son conformisme de la pensée, de son approche donneuse de leçons, souvent.»

Le débat tel qu’il se pose semble pollué par des visions un peu caricaturales, de part et d’autre.

La culture devient un sujet

Existe-t-il un problème grandissant entre les deux sphères, politique et culturelle? La problématique s’avère évidemment bien plus nuancée. Il existe même des interlocuteurs de la culture tout étonnés qu’elle devienne un sujet politique d’importance. Les questions posées, reconnaît-on aussi, ne sont pas illégitimes en soi. Mais le débat tel qu’il se pose semble pollué par des visions un peu caricaturales, de part et d’autre.

Directrice de la Fesefa, la Fédération des employeurs des secteurs de l’éducation permanente et de l’éducation des adultes, Farah Ismaïli est à l’initiative d’une de ces cartes blanches intitulée «La culture, un rempart démocratique nécessaire contre les régimes autoritaires». En réalité, cadre-t-elle, «je n’identifie pas de manière structurelle de tension entre culture et politique. J’identifie en revanche une tendance mondiale» et qui trouve ses déclinaisons en Belgique comme ailleurs. «Je la définirais comme une stratégie de mise en place de discours, de déploiement de slogans qui visent à faire taire certaines voix et certaines idées, certaines expressions de contestation, certaines propositions de transformation sociale.»

Ce type de discours, considère Farah Ismaïli, risque de faire percoler dans l’opinion publique «l’idée que ce n’est pas au citoyen de financer ce qui n’est pas considéré comme rentable. Là, on se trouve dans une logique de rentabilité et de profit, sans tenir compte de valeurs telles que la cohésion sociale et l’émancipation. Or, ce n’est pas l’esprit dans lequel se sont développées les politiques culturelles en Belgique francophone», qui s’inscrivent dans la lignée d’une série de déclarations et de chartes portant sur les droits culturels, garantissant le rôle de l’Etat dans le financement de la culture pour garantir sa diversité et son accessibilité.

«Cette idée que la culture est surfinancée par de l’argent public ne correspond pas à la réalité.»

Bouchez et la culture: une vision biaisée?

«On veut éviter de surenchérir, tempère Liesbeth Vandersteene, directrice de l’asbl Astrac, le réseau des professionnels en centres culturels. Mais je ne relativiserai pas non plus, parce que l’image véhiculée du secteur culturel, en plus d’être fausse, est très dévalorisante. Dans un contexte budgétaire déjà défavorable, qui suscite de l’inquiétude, certains propos provoquent de la colère.» Le point de vue développé par Georges-Louis Bouchez n’est pas neuf en soi, assure-t-elle: «Il s’exprime depuis longtemps, mais de manière occasionnelle» et moins retentissante. «Ici, on parle du président du premier parti francophone, présent à tous les niveaux de pouvoir.»

Liesbeth Vandersteene, comme Farah Ismaïli et d’autres, s’insurge volontiers contre une image considérée comme tronquée du financement de la culture. «Cette idée que la culture est surfinancée par de l’argent public ne correspond pas à la réalité», commente-t-elle.

Plus encore, le message selon lequel le contenu de la production culturelle ou des activités d’éducation permanente serait conditionné par la délivrance de financements publics fait hérisser quelques poils. Qu’on reproche à des secteurs, attachés à leur liberté, d’éviter de mordre dans la main qui les nourrit semble mal vécu et ne correspond pas à la réalité. « En matière de liberté de création, de liberté d’expression comme d’autonomie associative, il existe des garde-fous, précisément pour éviter l’arbitraire», insiste Farah Ismaïli, l’esprit étant que le financement public constitue une garantie plutôt qu’une entrave.

La culture est politique

La question de l’orientation politique des principaux intéressés est d’un autre ordre. Il convient de nuancer cette assertion, certes, mais qu’une bonne part du secteur penche plutôt vers la gauche n’est pas une grande surprise. Que des acteurs portent un propos éminemment critique et politique est même constitutif de leur activité. Concernant l’éducation permanente, ce constat s’explique simplement par l’histoire des milieux associatifs, issus des mouvements socialistes et ouvriers chrétiens.

A l’inverse, relève Farah Ismaïli, la culture du financement public demeure peu présente au sein d’une tendance plus libérale, qui se tourne plus volontiers vers des financements privés. La Fesefa, par exemple, peine à intégrer dans ses instances suffisamment de représentants de ce courant. «Sincèrement, je le regrette, notamment parce que nous devons et nous tenons à respecter un équilibre.»

Des escarmouches entre acteurs du monde culturel et responsables politiques n’ont rien d’inédit. «En revanche, qu’on entende systématiquement, depuis quelque temps du côté francophone, une personnalité politique de premier plan émettre des critiques sur le financement de la culture ou de l’éducation permanente, en insistant sur le fait que certains organismes portent un discours critique, cela me semble assez neuf», analyse Vincent de Coorebyter, politologue et philosophe (ULB), ancien directeur du Crisp, le Centre de recherche et d’information sociopolitiques.

«A l’échelle locale, notamment à l’époque du déploiement des centres culturels, dans les années 1970 et dans la foulée de Mai 68, certains conflits sont apparus entre centres culturels accusés d’être trop à gauche et mandataires libéraux ou sociaux-chrétiens. Dans un autre registre, des critiques visant la RTBF, parfois considérée comme trop à gauche dans sa couverture, ont déjà été formulées», ajoute-t-il. Mais ces crispations étaient soit locales, soit épisodiques.

Georges-Louis Bouchez se défend: il aime la culture et les artistes, beaucoup moins le modèle de la culture subventionnée aux copains. © BELGA

L’hégémonie, un vieil ennemi

Historiquement, depuis un demi-siècle, les relations entre culture et politique se caractérisent même par une certaine «porosité, qui est d’ailleurs instaurée par la loi», ajoute-t-il. En l’occurrence, la loi du Pacte culturel de 1973, qui continue d’imprégner le secteur, et qui impose que les différentes tendances idéologiques soient associées à la gestion des institutions culturelles, ce qui ne signifie aucunement que ces partis puissent imposer une orientation sur le contenu. »

Une forme de bonne entente a néanmoins perduré, qui semble bousculée par le président du MR. Cette loi du Pacte culturel, votée en d’autres temps, mériterait un profond toilettage, considère Hugues Dumont, professeur émérite de droit constitutionnel à l’université Saint-Louis – Bruxelles et grand connaisseur de ce texte.

Elle a la vertu d’exiger le pluralisme, mais il lui est aussi reproché d’instaurer une forme de politisation des décisions culturelles, en partant du principe un peu dépassé que la diversité des opinions serait représentée par l’ensemble des formations politiques. Une certaine ironie apparaît également, lorsqu’on se penche sur ses origines. «A l’époque, en Communauté flamande, le monde laïc craignait une hégémonie des catholiques, à travers le CVP. Une crainte symétrique existait chez les sociaux-chrétiens, côté francophone, de subir une hégémonie de laïcité incarnée par les socialistes et les libéraux.» C’est à l’aune de ces tensions entre grands piliers, à l’époque, qu’un équilibre politique avait été trouvé. Il n’est aujourd’hui plus tellement question de piliers. La thématique de l’hégémonie culturelle, cependant, reste bien prédominante dans le débat tel qu’il est posé par le président libéral.

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