Architecture wallonne : un manifeste pour « réveiller les politiques »
Six experts lancent un manifeste pour une démarche architecturale régénérative en Belgique francophone. Ils entendent bousculer les autorités et rappeler l’urgence de repenser le territoire. La directrice de l’Institut culturel d’architecture, Audrey Contesse, dénonce le manque de vision mais reste positive : les forces vives sont là, il faut juste rencontrer le politique.
C’était le 17 mai dernier le long d’un petit canal vénitien. Non loin de là, à l’Arsenal et dans le Giardini, la Biennale de Venise d’architecture ouvrait ses portes sur le thème « The Laboratory of the future ». Tout le gratin de l’architecture wallonne et bruxelloise s’était donné rendez-vous dans un petit rez-de-chaussée de la Fondamenta Sant’Anna pour inaugurer l’exposition présentée par la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Au travers de cet accrochage, la Cellule archi de la Fédération et l’Institut culturel d’architecture Wallonie-Bruxelles (ICA) entendaient mettre en avant leur nouvelle publication, Inventaires#4 (lire ci-dessous). Le moment rêvé pour présenter également un manifeste visant à faire bouger les lignes et réveiller les autorités chargées de l’aménagement du territoire en Wallonie et à Bruxelles. Mais pourquoi un tel pamphlet ? Audrey Contesse, directrice de l’ICA, nous éclaire.
Comment est né ce manifeste ?
L’objectif de la collection de livres Inventaires, éditée par la Cellule archi de la FWB et curatée par l’ICA, est de faire le point régulièrement sur la production architecturale et culturelle en Belgique francophone. Et ce pour valoriser les bonnes pratiques. Nous voulions que ce quatrième volume soit véritablement engagé et nous avons donc lancé un appel à projets publiables en demandant simplement aux candidats en quoi leur bâtiment ou leur intervention pouvait relever l’un des défis actuels. Après avoir travaillé plusieurs mois sur ce livre, nous avons constaté qu’il y avait des projets en Wallonie et à Bruxelles qui répondaient déjà aux enjeux d’aujourd’hui et qui pouvaient être montrés, même à l’international. Mais que par contre, au niveau politique, il y avait un décalage. Nous nous sommes dit qu’il fallait réveiller les politiques. Il faut qu’ils sachent que le potentiel est là, qu’il y a des personnes capables de faire cette transformation du territoire.
A l’heure actuelle, le monde politique n’est pas conscient de l’urgence ?
Il n’agit pas assez, c’est certain. Quelques-uns ont pris conscience des enjeux mais, pour la plupart, faire de l’urbanisme, c’est faire des règlementations. C’est faux ! L’aménagement du territoire est une approche holistique. On ne dessine pas une maison uniquement avec de la législation. Il faut que l’architecte pense l’espace, les ouvertures, le lien avec le site… A l’échelle du territoire, c’est la même chose. Alors qu’il devient de plus en plus restreint et que les problèmes s’accumulent, il est indispensable d’avoir une vision précise d’où on veut aller. Et pour cela, les politiques doivent se faire aider par les experts.
« Pour la plupart, faire de l’urbanisme, c’est faire des règlementations. C’est faux ! »
Audrey Contesse
Vous tirez la sonnette d’alarme, en fait ?
Notre manifeste ne se veut pas alarmiste, il se veut tourné vers un avenir positif avec l’idée de régénération : l’idée est de prendre sur le territoire ce qui est déjà en place et de le réanimer. Notre but n’est pas de dire que les politiques font mal les choses mais de leur ouvrir les yeux sur le fait que la société est à un moment-clé et que si nous n’embrayons pas, nous allons continuer sur ce mauvais chemin.
Votre manifeste est titré Vers une démarche architecturale régénérative. Cela va plus loin que la durabilité…
La durabilité a été malmenée dans son acceptation. Dans l’esprit des politiques, la durabilité est aujourd’hui synonyme de technologie, technicité et réglementations. La régénération, c’est repartir de ce qui est là – dans la ville, dans le territoire –, d’en prendre sa capacité positive et de l’amener vers autre chose. Au lieu de construire un bâtiment neuf, on va chercher à adapter un bâtiment qui existe pour le rendre à nouveau habitable. La rénovation de la Cité administrative, à Liège, c’est typiquement un exemple de régénération. De même, pour l’espace public, il faut se le réapproprier : faire que ces lieux ne soient plus des vides, par rapport à des pleins, mais des endroits où l’on peut redévelopper un biotope et de nouveaux liens sociaux. Le parc évolutif de la Porte de Ninove à Bruxelles, dessiné par Suède 36, illustre bien cela.
C’est donc le rôle des trente-trois projets sélectionnés dans Inventaires#4 : montrer l’exemple…
Ces projets valorisés dans l’ouvrage cochent plusieurs cases par rapport aux problématiques actuelles en apportant des pistes de solutions. Mais ce livre ne veut pas être un recueil de recettes. Le manifeste insiste d’ailleurs fortement sur le rapport au contexte : chaque projet est unique, c’est l’attention au contexte qui permet de trouver la réponse la plus juste.
Lors du lancement du manifeste, vous avez insisté sur le fait que l’immobilisme était surtout wallon. La Flandre court loin devant en matière de vision architecturale ?
Evidemment ! Et Bruxelles aussi d’ailleurs. La Flandre a mis en place un bouwmeester pour coordonner cette vision à long terme en 1999, Bruxelles en 2009… On espérait que la Wallonie en ait un en 2019, mais ça ne s’est pas fait. S’il faut attendre 2029, ça va être un peu dommage (rires). Et malheureusement, je pense que ça va être cette temporalité-là. Quand on voit les résultats à Bruxelles du bouwmeester, notamment sur le site de Tour et Taxis, on en comprend l’utilité ! Mais ça ne suffit pas : en réalité, il faut un bouwmeester, doublé d’un engagement politique. Il y a un réel engagement du ministre Pascal Smet à faire de la capitale une ville exemplaire. En Flandre aussi, il y avait une volonté politique.
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Arrivera-t-on un jour à avoir un bouwmeester en Wallonie ?
Il y a une crispation sur le fait que les hommes politiques voient dans le bouwmeester une potentielle personnalité qui pourrait leur prendre du pouvoir. Tant qu’ils continueront à le voir comme ça, ça ne fonctionnera pas. Ils ont l’impression que le bouwmeester va s’occuper de tous les projets mais ce n’est pas le cas. Il intervient quand le politique ou l’administration demande de l’aide et il a les bons outils pour regarder ce territoire. Tant que les politiques ne comprendront pas qu’il faut s’aider d’un expert pour ces matières-là, on n’y arrivera pas. L’aménagement du territoire nécessite une expertise indépendante, et pas au sein de l’administration, c’est très important.
« Tant que les politiques ne comprendront pas qu’il faut s’aider d’un expert pour ces matières-là, on n’y arrivera pas. »
Audrey Contesse
Il faut qu’il y ait une personne qui ait un mandat clair pour des questions claires et qui ait une vue, une personne qui puisse faire le lien avec les autres disciplines. Ça pourrait aussi prendre d’autres formes : une chambre de qualité rassemblant plusieurs personnes peut-être… C’est dommage de penser qu’il y a d’autres priorités que la désignation d’un bouwmeester. L’aménagement du territoire prend du temps. Il faut avoir une vision sur le long terme qui dépasse des visions de table électorale.
L’ambition de ce manifeste est néanmoins de faire de la Wallonie et de Bruxelles un modèle reconnu à l’international. Vous y croyez ?
J’y crois réellement et ceux qui ont rédigé ce manifeste aussi ! Le momentum est là, les forces vives dans les pratiques architecturales en Wallonie et à Bruxelles sont là. Il faut juste rencontrer le politique. Ça ne se fera pas en six mois mais si nous parvenons à déclencher cette discussion, ce sera déjà un grand pas en avant.
Retrouvez l’intégralité du manifeste ici
Inventorier la créativité
Le livre Inventaires#4 Architectures Wallonie Bruxelles, et le manifeste Vers une démarche architecturale régénérative qui l’accompagne, ont été présentés lors de l’ouverture de la Biennale de Venise. Il regroupe trente-trois projets wallons et bruxellois qui apportent un éclairage intéressant autour de questions telles que la frugalité des modes de construction, la nouvelle ruralité ou la bonne gouvernance.
Mais la réflexion ne s’arrêtera pas là car l’idée est maintenant de faire voyager ce contenu et de l’étoffer aussi bien en Belgique qu’à l’étranger. L’ICA et Wallonie-Bruxelles Architecture ont en effet déjà échangé sur le sujet avec des élèves de l’université de Venise, et vont maintenant partager leurs recherches avec des experts suisses, autrichiens et français. L’objectif : mettre en évidence le fait que les thématiques pointées par le bouquin ne se limitent pas à la Wallonie et qu’il est possible, ensemble, de rechercher des solutions.
L’ouvrage circulera également en Belgique francophone au fil d’expositions des projets retenus. Et il sera complété par diverses recherches réalisées par d’autres acteurs locaux. La première étape de cette expo itinérante sera dans les Halles de Louvain-la-Neuve, dès le 12 octobre prochain.
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