«C’est dans les urnes que se décide, en partie, ce que vous faites au lit»: comment le sexe est devenu une arme politique
Les autorités, étatiques et religieuses, sont toujours entrées dans les chambres à coucher sans demander la permission. Normal, elles en avaient les clés et y imposaient les pratiques qu’elles cautionnaient. Mais aujourd’hui, les luttes contre les agressions et les diktats sexuels, d’autres rapport au corps et au désir sont sans équivoque: plus que jamais, le sexe est une arme politique.
En 2019, pour défendre le droit à l’avortement aux Etats-Unis, l’actrice Alyssa Milano lance le hashtag SexStrike, ou #GrèveduSex. Un acte peut-être inspiré de Lysistrata, cette pièce d’Aristophane écrite en… 411 avant J.-C., où les femmes décident d’imposer la chasteté aux maris pour qu’ils cessent leur conflit armé à Sparte et Athènes. Et ça marche. Ce que font aussi, à l’été 2003, à l’instigation de la colauréate du prix Nobel de la paix 2011 Leymah Roberta Gbowee, les femmes – chrétiennes et musulmanes – du mouvement Liberia pour la paix: abstinence forcée pour contraindre les factions à l’œuvre dans la guerre civile qui ravage le pays à signer des accords de paix. Chose faite à la fin de cette année-là.
Pareil, encore, en 2009, au Kenya, où un collectif de femmes décrète un «Pas d’accord? Pas de rapports!» pour que le chef de l’Etat et le chef du gouvernement, en plein clash, s’entendent enfin sur un partage du pouvoir: une semaine suffit pour que ces deux-là s’accomodent – leurs épouses respectives avaient elles aussi rejoint le mouvement.
Un coup tenté en février 2011 par Marleen Temmerman, alors sénatrice, tandis que la Belgique est sans gouvernement depuis les élections du mois de juin précédent: la socialiste flamande appelle à ce que certains nomment «une opération cuisses serrées» jusqu’à ce qu’une majorité se dégage. Un flop, la plus longue crise de l’histoire contemporaine européenne ne se concluant que dix mois plus tard, mais une illustration supplémentaire de la nature très politique qui entoure la sexualité.
Et ce, depuis toujours, rappelle Valérie Piette, professeure à l’ULB et spécialiste de l’histoire des femmes, du genre et de la sexualité: «A toutes les époques, le politique s’est occupé de notre corps et de notre sexualité, mais on le découvre sans doute davantage aujourd’hui, parce qu’il y a eu MeToo, que les choses évoluent énormément sur les questions de genre, que les féminismes investissent de plus en plus l’espace public et qu’Internet, avec ses traductions, ses lectures, ses théories et ses concepts, est une caisse de résonance gigantesque, comme il n’y en a jamais eu auparavant.»
De l’IVG à l’Evras
Dès lors, les liens entre le sexe, les sexes et les mesures politiques, décidées ou espérées, se multiplient et s’affichent au grand jour. Ainsi du droit à l’avortement: c’est l’un des thèmes majeurs de l’actuelle campagne électorale présidentielle aux Etats-Unis et il vient d’être inscrit dans la Constitution française.
Ainsi des rébellions massives contre la domination masculine – singulièrement celle qui passe par l’oppression et l’agression sexuelle. Elles adoptent des formes différentes, selon qu’elles émanent des Iraniennes révoltées, des Femen, des colleuses, des actrices, des étudiantes, des filles qui veulent pouvoir sortir dans des lieux sécures, et elles s’attaquent à tous les secteurs, dans toutes les sphères de la société, contraignant le pouvoir public à légiférer ou à réprimer davantage.
«La sexualité a toujours été traversée par un champ de domination.»
Ainsi de la volonté croissante, parmi les jeunes générations, de ne pas avoir d’enfant: elle résulte de la conviction que le monde de demain n’incite pas à procréer puisque le politique est incapable d’éviter le cauchemar climatique et les guerres. Ainsi du «réarmement démographique» rêvé par Emmanuel Macron, au début de cette année. Ainsi de la baisse volontaire de l’acte sexuel ou de l’essor du polyamour: deux refus du modèle conjugal que les autorités, politiques ou religieuses, défendent depuis des siècles. Ainsi de l’instauration, en Fédération Wallonie-Bruxelles, des cours d’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (Evras), l’automne dernier, qui a déclenché polémiques, manifestations et attaques d’écoles, chauffées par une campagne de désinformation.
Dans l’isoloir, les parties génitales
Bref, comme le proclamait en avril 2022 la chroniqueuse Maïa Mazaurette sur France Inter, «la politique régit la vie de la cité, le sexe fait partie de la vie de la cité, il ne faut pas s’étonner qu’il y ait des interférences. Les points de convergence sont nombreux: droits reproductifs, prise en compte des violences sexistes et sexuelles, travail du sexe, pratiques permises ou pas par la loi, sexe qu’on veut modifier… Conclusion: c’est dans les urnes que se décide, en partie, ce que vous faites au lit; vos organes génitaux sont donc tout à fait à leur place dans l’isoloir.»
«C’est dans les urnes que se décide, en partie, ce que vous faites au lit.»
Dans un autre registre, la philosophe Monique Wittig ne disait pas autre chose, en 1992, dans son essai intitulé La Pensée straight, où elle assimile l’hétérosexualité non pas à une orientation sexuelle mais à un système politique construit sur la classification homme-femme, imposant «la domination idéologique, économique et politique» du premier sur la seconde. A lui les fonctions valorisées, à elle les tâches domestiques; à lui la force et le pouvoir, à elle la douceur et l’intuition. Un modèle sociétal qui perpétue le patriarcat et nie toute légitimité aux personnes homosexuelles, bisexuelles ou transgenres.
Valérie Piette, elle, rappelle «les politiques natalistes des années 1920 ou les premières lois décidées par les pouvoirs coloniaux, une fois installés: elles traitent de la polygamie, de la prostitution, de la sexualité, du corps des femmes. Avec cette norme des concepts « homme-femme », de la fidélité, du mariage, de l’hétérosexualité, d’une sexualité bourgeoise. Mai 68, notamment, a fait exploser tout ça et, depuis, chaque génération remet en cause ces normes, qui sont politiques. Les différents phénomènes auxquels on assiste aujourd’hui vont dans ce sens et sont donc eux aussi politiques. Et beaucoup plus médiatisés.»
«Depuis Mai 68, chaque génération remet en cause ces normes, qui sont politiques.»
En bout de chaîne aussi
Jacques Marquet, sociologue de la famille et du couple à l’UCLouvain, abonde, nuançant les deux derniers exemples français en date: ceux qui ont réagi de la manière la plus virulente au «réarmement démographique» prôné par Emmanuel Macron l’interprètent «comme une volonté de l’Etat de se réapproprier le corps des femmes; et le droit à l’IVG inscrit dans la Constitution peut se lire comme l’affiche de sa modernité et de son rôle de modèle: derrière des politiques ou les préoccupations pour certaines populations, c’est la volonté de se positionner, dans ce cas-ci, sur la scène internationale.»
Par ailleurs, dans l’appel nataliste, «c’est l’Etat qui est à la manœuvre. Alors que derrière le droit à l’IVG, il y a une demande d’abord des mouvements féministes, ensuite des partis qui ont une proximité avec les idées féministes.» Comme avec les #MeToo, #balanceton et autres: «Des mouvements militants lancent le message, ou l’amplifient, et essaient de mettre en avant et à l’agenda gouvernemental des comportements jugés inacceptables socialement.»
Preuve que «le politique entre dans notre chambre à coucher, reprend Valérie Piette. Parce que la sexualité a toujours été traversée par un champ de domination, qu’on pense aux questions de genre, aux questions raciales ou de classes, et qu’on a toujours voulu la gérer. Particulièrement quand l’Eglise a perdu de son pouvoir, vers la fin du XIXᵉ siècle, et que les médecins sont devenus experts du sexe: on invente alors les termes « sexualité », « homosexualité », « hétérosexualité » et on classifie les « perversités ». On est alors en plein mouvement racialiste, dans le darwinisme social, l’impérialisme et le colonialisme: les sciences essaient de prouver que les femmes sont inférieures aux hommes et on impose des normes sur lesquelles nous vivons encore actuellement et dont on est seulement en train de se départir, petit à petit. Ce qui dérange certains, parce qu’elles ont imprégné toute notre éducation, toute notre vie et toute notre société.»
«Les conservatismes craignent que le fait de repenser nos sexualités, nos corps et nos vies mène à la destruction de la société.»
Changement de société en vue
Féminismes, questions LGBT, binarité vs non-binarité, violences sexuelles, nouveaux comportements sexuels… Tout ça sur la place publique, et à foison: assiste-t-on à une nouvelle révolution? «Des plaques tectoniques s’entrechoquent, considère l’historienne de l’ULB, comme des répliques du séisme MeToo. Et c’est bien un changement de société qui nous attend: même s’ils restent présents et visibles, ce sont le patriarcat et les rapports de domination, dans le couple et dans la société, qui sont bravés; on essaie d’autres manières avec le polyamour, on a compris que la misogynie est omniprésente, on voit des hommes s’interroger – comment ai-je été éduqué, est-ce que je reproduis moi-même le système de domination? –, on entend des jeunes affirmer qu’ils ne feront pas d’enfant, chose inaudible il y a quelques années à peine.»
Bref, résume Valérie Piette, «il y a une jeunesse qui combat un modèle, en pense un nouveau et en débat, en posant dans le champ de la sexualité des actes éminemment politiques. Mais elle se heurtera à la montée des conservatismes, qui craignent que le fait de repenser nos sexualités, nos corps et nos vies mène à la destruction de la société. Ce qui démontre à quel point ce qui est si intime est en réalité tellement d’ordre public.» Donc politique.
Le rôle du sexe dans le clivage conservatisme-progressisme
Dans les études sur les valeurs, dès qu’on aborde les questions de famille, de couple et de sexualité, «on a, à peu près dans l’ensemble des pays européens, avance Jacques Marquet, sociologue à l’UCLouvain, un clivage entre les individus revendiquant un droit à la libre disposition de soi et de sa sexualité, de sa vie, de sa mort et ceux qui considèrent que ce droit n’existe pas et ne devrait pas exister, parce qu’il y a au-dessus de l’individu « quelque chose » qui devrait prévaloir, Dieu, la religion ou l’Etat. Ce clivage recoupe celui entre progressisme et conservatisme et on le retrouve dans les débats sur le droit à l’avortement ou à l’euthanasie, la peine de mort, la tolérance à l’égard de modèles de relation moins monogames, moins exclusifs. Les poids respectifs de ces deux camps évoluent mais le politique, lorsqu’il prend la main, estime parfois que certaines choses sont au-dessus de l’opinion et de l’individu, qui n’est donc pas forcément libre de disposer comme il le voudrait de son corps – ce qui explique que par le passé on ait interdit l’avortement ou la publicité pour les contraceptifs, par exemple – et parfois, entend celles et ceux qui revendiquent la libre disposition de soi, de son corps et de sa sexualité, comme dans le cas de la dépénalisation de l’IVG notamment.»
«Le porno peut être une forme de militance»
Avec son partenaire Nicky Lapierre, l’artiste non binaire Nour Beetch – dont le parcours passe aussi par la militance féministe et le travail du sexe – réalise et joue dans des films de la mouvance post-porn, qui recourt au porno dans le but de questionner le modèle sociétal et ses valeurs. «Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai grandi en regardant du porno sur des plateformes en ligne gratuites. Ça a un peu été mon outil d’éducation sexuelle et ça a eu un énorme impact dans la construction de ma sexualité et de mes complexes. Or, le porno mainstream montre des corps lissés et certains types de fantasmes, qui alimentent la culture du viol. Je regrette de ne pas avoir vu, avant, d’autres représentations sexuelles, de genres, d’autres corps. J’ai mis du temps à sortir de l’hétérosexualité en partie à cause de ça, mais j’ai découvert le post-porn, qui m’a fait comprendre que le sexe était un acte politique: celui de la réappropriation de son corps. J’ai capté aussi que le porno peut être une forme de militance, en démystifiant la sexualité et en la sortant du rang d’obscénité, avec de nouvelles représentations et de nouveaux fantasmes. Le porno alternatif est ainsi politique parce qu’il lutte pour ne plus avoir honte de nos désirs, loin de tout cadre oppressif.»
Nour Beetch fait partie de l’équipe à la tête du Brussels Porn Film Festival (du 2 au 5 mai), qui « montre des films avec une perspective féministe et décoloniale et fait s’interroger sur l’industrie mainstream et les conditions de travail dans le X. Ce qu’on veut créer, c’est une expérience collective et politique au sein d’institutions culturelles, pour que ça profite à tout le monde. Qu’on puisse mieux éduquer.»
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici