Islamophobie

Comment la lutte contre l’islamophobie a été effacée de l’accord de gouvernement Arizona

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

En bout de course, les luttes contre la xénophobie, l’islamophobie et, en partie, l’antisémitisme ont été effacées de la dernière version de l’accord du gouvernement Arizona. Un ultime trophée pour la N-VA et le MR.

Il y a eu plusieurs versions de l’accord de gouvernement De Wever. Jusqu’à l’ultime, celle qui fera foi pour cinq ans, chaque parti de l’Arizona, chaque président plutôt, a cherché à profiter des derniers mètres du marathon des négociations pour agripper un trophée avant la photo finish. Tant que députés et ministres eux-mêmes, lorsqu’il a fallu en discuter à la Chambre, n’étaient pas toujours d’accord sur les termes précis.

Jusqu’à la confusion des dernières minutes, le 31 janvier, lorsque Bart De Wever s’est rendu chez le roi pour l’informer de la conclusion d’un accord de gouvernement, et même plus tard, puisque les négociateurs se sont encore revus après, pour de dernières corrections et des compromis finaux. A cette  occasion si particulière, trois concepts furent escamotés, à la demande des partis les plus à droite de l’Arizona, le MR et la N-VA. Les mots «xénophobie», «antisémitisme» et «islamophobie» ont été effacés par une de ces apostilles de fin de formation. Ces mots comptent beaucoup en politique. Ils entourent des cibles électorales, et les trois figuraient au chapitre «Lutte contre la pauvreté», sous le sous-titre «Egalité et neutralité», au troisième alinéa.

L’avant-dernière version de l’accord de gouvernement disait: «En concertation avec la société civile et les organisations compétentes en matière d’égalité, nous élaborons un plan d’action interfédéral ambitieux contre le racisme, la discrimination, la xénophobie, l’antisémitisme, l’islamophobie et l’intolérance.» La définitive, donc, ne s’engage plus qu’à «un plan d’action interfédéral ambitieux contre le racisme, la discrimination et l’intolérance». Le ministre aujourd’hui en charge de cette tâche, le socialiste flamand Rob Beenders, n’a pas participé à la rédaction de l’accord. Prudente, sa porte-parole se contente de  constater que «les termes précités ont été enlevés de la version finale de l’accord de gouvernement», mais que «le ministre s’engage à lutter contre toutes les formes de discrimination».  

«On ne voulait pas que d’autres “catégories de discriminations” se sentent exclues en n’étant pas mentionnées.»

Un «toilettage de forme»

Mais alors, pourquoi l’Arizona n’a-t-elle pas voulu assumer travailler contre la xénophobie, l’antisémitisme et l’islamophobie? Le ministre et sa porte-parole n’en savent rien. Mais les cinq présidents de l’Arizona, eux, savent. «C’était un toilettage de forme vu que l’ensemble de ces termes sont déjà couverts par le racisme, la discrimination et l’intolérance. Et qu’on ne voulait pas que d’autres « catégories de discriminations » se sentent exclues en n’étant pas mentionnées. On a donc préféré rester sur les termes généraux», justifie un négociateur.

Il n’y a donc pas qu’un goût littéraire pour la structure ternaire derrière cet effacement. Il y a un recul de certains, politiquement les plus proches des milieux antiracistes et de l’associatif. Là où l’on considère généralement qu’il faut spécifiquement s’attaquer à toutes les formes de discrimination pour les combattre plus efficacement. Et là où on n’est plus trop populaire, parce que cet antiracisme dit intersectionnel, voire «woke» (la pire insulte politique aujourd’hui), n’est plus dans l’air du temps.

Il y a derrière cet effacement des ambitions électorales et de «guerre culturelle», comme on doit désormais dire. Ce qu’il s’est passé est simple, relativement. Et explicable, politiquement. C’est un trophée offert sur le tard à l’aile droite de la coalition par Les Engagés, le CD&V et Vooruit, qui avaient souhaité, eux, intégrer la trinitaire énumération à l’accord pentapartite. Mais dans les derniers moments, le MR et la N-VA ont obtenu le retrait de l’expression, contestée à droite, d’islamophobie. Et, en conséquence, la suppression des deux autres, pour éviter de donner l’impression d’offrir la priorité à certaines discriminations plutôt qu’à d’autres.

Depuis longtemps déjà, la N-VA s’oppose à cette vision de l’antiracisme, qualifiée d’intersectionnelle et devenue politiquement incorrecte aussi bien en Flandre qu’en France, et donc en Belgique francophone également. Le combat n’est pas neuf pour le parti de Theo Francken et de Bart De Wever, dont l’essai contre le «wokisme», traduit en français, fut un best-seller politique des deux côtés de la frontière linguistique. Il y a dix ans, la N-VA avait désigné un administrateur de l’ancien Centre pour l’égalité des chances fédéral, aujourd’hui dénommé Unia, qui s’opposait à la notion même de discrimination, la trouvant inefficace. Il y a cinq ans, la N-VA avait imposé que la Flandre se retire d’Unia, et institué un Centre communautaire flamand pour l’égalité des chances. Aujourd’hui, la N-VA a obtenu la réduction de 25% des moyens d’Unia, ainsi que, dans cette même veine de cette guerre culturelle menée avec pour allié le MR, un audit de la Cour des comptes sur l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes.

L’écologiste Rajae Maouane n’a pas manqué d’interpeller Bart De Wever sur la question. © BELGA

Sur ces questions en général, et sur le sujet de l’islamophobie en particulier, le MR en général, et Georges-Louis Bouchez en particulier, ont évolué à l’ombre du débat public français, où il est désormais litigieux de s’opposer à l’essentialisation des musulmans, et où la dénonciation d’éventuels actes islamophobes est perçue comme une interdiction de critiquer la religion musulmane.

Mais si l’islamophobie a complètement disparu de l’accord de gouvernement suite à cet assaut présidentiel final, et si la xénophobie en a été rayée elle aussi définitivement, au nom du rejet des luttes trop spécifiques contre des racismes particuliers, la lutte contre la judéophobie a, elle, été exportée dans d’autres chapitres. Le pacte de l’exécutif De Wever contient en effet deux mentions du terme «antisémitisme», à chaque fois dans un contexte international, comme pour démontrer que le conflit au Proche-Orient était devenu, lui aussi, un enjeu de la guerre culturelle qui se livre en Belgique. Il n’était pas question de s’aliéner les supporters du Club de Bruges ou du Beerschot, dont certains sont friands de chants antisémites. La première mention proclame que la Belgique rejette «toute forme d’antisémitisme et de terrorisme» juste avant de demander «la suppression de la distinction artificielle entre la branche politique et la branche militaire du Hezbollah, et la seconde pour «interdire des organisations radicales dangereuses telles que Samidoun en raison de leurs liens avec le terrorisme ou pour la propagation de l’antisémitisme dans notre pays». Cette spécificité dans cette lutte contre une forme particulière de racisme a fait s’émouvoir certaines associations.

«Le combat contre l’antisémitisme n’a pas été sacrifié sur l’autel de l’islamophobie. Cela n’a rien à voir!»

«Et là je dis hourra!»

A la Chambre, les 40 heures de débats ont reflété l’ambiguïté de cette suppression tardive. D’abord parce que certains opposants à l’Arizona ont commenté une version périmée ou incomplète de l’accord dont ils devaient débattre. C’est par exemple le cas du président du Parti socialiste, Paul Magnette, qui, dans une réplique à Bart De Wever, le félicitait pour une intersectionnalité en réalité inexistante. «J’apprécie vos passages sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme, l’islamophobie. C’est très bien», dit-il sans que Bart De Wever, là, ne le contredise. Le très radical Sam Van Rooy, député Vlaams Belang qui s’était distingué naguère en brandissant un drapeau israélien en séance du parlement flamand, félicitait Axel Ronse, le chef de groupe N-VA d’une part, tout en s’attristant de l’autre. «Le terme « islamophobie » a disparu de la version que nous avons désormais reçue, et là je dis: hourra!, car c’est un terme de combat, utilisé par les islamistes pour empêcher toute critique de l’Islam. Mais dans le même temps, le terme « antisémitisme » a lui aussi disparu. Le gouvernement pense-t-il que le combat contre l’antisémitisme n’est pas important? Et, plus grave, pense-t-il, probablement sous l’influence de Vooruit et du CD&V, que l’islamophobie est la même chose que l’antisémitisme?», interrogeait-il.

Et ce n’est pas un hasard si Theo Francken lui-même, tout frais ministre de la Défense et très fier représentant de l’aile droite de son parti, venait à la rescousse de son jeune chef de groupe, et rassurait Sam Van Rooy, très fier représentant de l’aile droite de son parti lui aussi. «Je signale que le combat contre l’antisémitisme figure bien dans l’accord de gouvernement. Il n’a pas été sacrifié sur l’autel de l’islamophobie. Cela n’a rien à voir!», répondait-il en précisant avoir veillé lui-même à ce que ces dispositions se présentent telles qu’elles sont. «Et vous pouvez compter sur moi! Je vous le garantis», insistait-il, manifestement heureux de l’effacement des trois termes qui dérangeaient là où ils avaient été placés. Le Premier ministre Bart De Wever, lui, intervint une seule fois sur ces questions, en réponse aux écologistes Meyrem Almaci et Rajae Maouane. «Je compte donc sur vous, monsieur De Wever, pour dénoncer toutes les formes de racisme, toutes les formes de discrimination, de vous lever avec la même force contre l’antisémitisme, contre l’islamophobie –que vous avez supprimée de votre texte de gouvernement pour faire plaisir à une certaine droite–, pour lutter avec la même force contre la LGBTQIA-phobie», lança cette dernière. «Notre accord de gouvernement est sans ambiguïté en ce qui concerne la communauté arc-en-ciel, et sans ambiguïté en ce qui concerne le racisme», répondit le Premier anversois, comme si ne pas nommer les choses était une manière d’enlever du malheur au monde.

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