Comment Georges-Louis Bouchez a changé le MR
Georges-Louis Bouchez a fait gagner les élections au MR, il a aussi changé son parti, en le droitisant. Au risque d’y briser les traditionnels équilibres internes, et de se brouiller avec ses cadres. Dont Sophie Wilmès.
Le MR a gagné, et il a changé. Son président est tenté de dire qu’il a gagné car il a changé. Mais si ce n’est pas la première fois de ce siècle qu’il gagne autant, c’est la première fois que le MR change si fort.
Aux législatives de 2003, sous Louis Michel, et à celles de 2007, sous Didier Reynders, le MR avait fait un meilleur résultat qu’en juin dernier. Il avait plus gagné mais il avait moins changé.
Le MR est toujours le parti le plus à droite. Il est toujours celui avec lequel les autres partis francophones veulent le moins s’allier, et ça, ça n’a pas changé.
Louis Michel et Didier Reynders –le premier président plus au centre, le second plus à droite– avaient, chacun à sa manière, chacun avec son clan, chacun avec ses erreurs et ses fulgurances (Louis Michel qui voulut boycotter les stations de ski autrichiennes car l’extrême droite y accédait au pouvoir; Didier Reynders qui trouva qu’on était à l’étranger à Molenbeek), chacun avec le FDF jusqu’au stade funeste de la séparation de 2011, composé un parti de droite efficace, qui allait du centre à la droite. Il associait des progressistes à la Hervé Hasquin et même à la Alain Destexhe des années 1990 à des conservateurs à la Gérard Deprez et même à la Alain Destexhe des années 2000. «Un cartel un peu destroy», comme avait un jour dit, plein de fulgurances souvent, d’erreurs parfois lui aussi, feu Daniel Ducarme, toujours canaille, et la victoire du 9 juin 2024, comme celles de 2003 et de 2007 fut aussi celle d’un équilibre dans le destroy, entre la figure plus douce de Sophie Wilmès et les tournures plus rogues de Georges-Louis Bouchez.
Les deux ont gagné, l’une a gagné davantage que l’autre, mais un seul s’en prévaut, au final c’est l’autre qui en profite, c’est ce qui change le parti. Et ce qui rompt, petit à petit, l’équilibre fructueux du destroy victorieux.
L’air du temps et le vent du monde
Pourtant, le 9 juin, la première a fait beaucoup mieux que le second, y compris dans la propre province de ce dernier, le Hainaut. La liste MR à l’Europe, tirée par Sophie Wilmès, remporte 32% dans la circonscription, contre 26% pour la liste MR aux législatives, tirée par Georges-Louis Bouchez. La Rhodienne y a récolté près de 50.000 voix hainuyères de préférence de plus que le Montois. Pourtant, c’est lui que la victoire commune a galvanisé, et elle que le triomphe conjoint a éloigné. Question de personnalité, question de ligne, question d’époque aussi.
Car on ne peut pas comprendre la droitisation du MR, incontestable, tangible par les gens, visible jusque dans les revues de presse, sensible par la sociologie, si on ignore l’air du temps et le vent du monde. Ce monde, c’est un monde où Alain Destexhe n’est plus progressiste, ni même conservateur, c’est un monde où Alain Destexhe a quitté le MR, qu’il trouvait trop à gauche, et où il a manqué à l’époque d’en partir avec Georges-Louis Bouchez, ce qui aurait été fait, paraît-il, si les Listes Destexhe avaient pu nouer un accord de parrainage avec la N-VA. Georges-Louis Bouchez n’est pas parti du MR vers la ligne Destexhe, qui échoua toute seule, mais il a compris qu’il fallait ramener la ligne Destexhe au MR s’il voulait réussir à faire gagner le parti à plusieurs, puis à le changer tout seul.
Le MR est à lui, il l’est aujourd’hui plus qu’hier, il le sera demain encore plus qu’aujourd’hui.
Car on ne peut pas comprendre la droitisation du MR, incontestable, tangible, visible, sensible, si on ignore celle de celui qui l’incarne. Soit comment Georges-Louis Bouchez est passé du candidat de l’ancien establishment réformateur, qu’il fut pour arriver à la présidence, au président en lutte contre la vieille oligarchie partisane, qu’il est devenu, pour y rester tant qu’il voudra. Georges-Louis Bouchez, c’est ce fils d’ingénieur en électronique, propriétaire de magasin et bailleur de bâtiments industriels, ce petit-fils unique de grand-mères choyeuses –c’est écrit dans sa biographie– qui reçut un flat dans une station balnéaire bourgeoise à la fin de ses études que l’esprit du temps et le vent de l’époque ont transformé en une Cosette tatouée, à «l’enfance modeste», qui n’a «pas connu ses grands-parents» et n’a «pas la chance d’avoir un appartement à Knokke» –c’est dit dans plusieurs interviews– et porteur d’une colère qui va tout casser.
Il était pour le voile il y a dix ans, contre depuis cinq ans, contre un cordon sanitaire envers le PTB il y a cinq ans, pour depuis trois ans, ami des décoloniaux hier, leur pire ennemi aujourd’hui, contre le nucléaire avant d’être président, pour le nucléaire dès qu’il l’aura été, promoteur de l’allocation universelle avant, détracteur maintenant. La liste de ses anciennes palinodies est longue comme le programme de ses prochains renoncements, mais les deux répertoires se déploient selon sa formule magique, celle de la nouvelle droite dans les démocraties où elle réussit, c’est-à-dire partout: depuis le début de sa carrière, Georges-Louis Bouchez y va toujours trop fort afin d’être entendu puis apprécié, mais jamais trop loin, pour ne pas être réprouvé puis dégagé. Il l’a échappé belle, à plusieurs reprises dans sa déjà glorieuse carrière, où la fameuse fenêtre d’Overton a failli claquer sur ses doigts.
Le dernier épisode de contestation interne –l’arrivée de cadres de la formation d’extrême droite Chez nous, attirés par le MR de Georges-Louis Bouchez, critiqués par le MR de Sophie Wilmès– est une espèce d’aboutissement par lequel l’équilibre du destroy est encore existant, et possible à l’avenir, mais de plus en plus fragile. Car ceux qui sont arrivés au MR par lui y resteront, ils viennent de la droite, ils sont toujours plus nombreux et ils le défendront de l’intérieur, tandis que ceux que ces arrivées éloignent s’en iront vers le centre, et ne pourront plus l’attaquer que de l’extérieur.
Le MR est à lui, il l’est aujourd’hui plus qu’hier, il le sera demain encore plus qu’aujourd’hui.
A la fin, il n’en reste plus qu’un
Car ceux qui l’ont promu sont déchus. Le temps qui passe les a déchus, parce que beaucoup de ceux-là ont vieilli pendant qu’il a forci. Les faits qui s’imposent les ont relégués, parce que le MR a gagné les élections sous Georges-Louis Bouchez, et l’interprétation des faits qu’il force les domine. Les Michel et leur clan, en premier. Ils vont tous bientôt rentrer dans le rang; Louis, Charles, Mathieu aussi. Avec l’Arizona, il n’y aura plus de Michel dans un exécutif pour la première fois depuis 30 ans. Didier Reynders sans les siens, en second. Il s’étaient déjà dispersés et ne vont plus trop se prévaloir de leur antique vassalité.
La logique clanique n’a pas disparu au MR, les anciens clans, bien. Il n’y en a plus qu’un, le sien, composé de ceux qu’il a cooptés qui sont ceux qu’il préfère, dans le public et en privé, parce que ses meilleurs amis sont aussi ses meilleurs employés, ceux qui, parfois, sont de sa famille, qui le conseillent aussi dans la gestion des Francs Borains, qui le défendent quand la police l’interroge et qui voyagent au Qatar avec lui, qu’il nomme ministres ou à qui il attribue des mandats ou qu’il choisit comme suppléants. Au siège du parti, les anciens présidents ont encore le droit d’occuper un bureau s’ils le souhaitent. Mais ceux qui en feront encore usage sont ceux qui accepteront de ne plus jamais peser. C’est-à-dire que Didier Reynders ne l’a jamais demandé parce qu’il siégeait ailleurs, que Charles Michel n’y a encore jamais pensé, et que Louis Michel y campera jusqu’à ce que les vieux clans y soient tolérés.
Les promesses réitérée d’une gestion collégiale n’ont tenu que le temps de chaque sauvetage.
Et ceux qui l’ont promu et qui ne sont pas encore déchus sont déçus. Représentant plus ancien que lui d’une droite canaille, Denis Ducarme avait, au deuxième tour de l’élection présidentielle du MR, dit défendre le libéralisme social des battus du premier tour, Christine Defraigne et Philippe Goffin. L’une a quitté la politique, les deux autres ne seront plus jamais autre chose que parlementaires. Les libéraux, dans l’histoire, ont toujours été peu respectueux des statuts qu’ils s’écrivaient pour les enfreindre aussitôt, toujours dépendants de l’usage casuel qu’en firent les puissants du moment. Sophie Wilmès a dû les rappeler récemment, en public, pour empêcher Georges-Louis Bouchez de cumuler un prochain ministère fédéral avec sa présidence. Sa sortie est le signe de sa puissance, mais aussi l’annonce de son affaiblissement. Parce que chaque fois qu’elle s’oppose à Georges-Louis Bouchez, elle s’expose aux critiques de ceux qu’il a attirés et de ceux qu’il a promus. Ceux-ci ayant à chaque séquence plus de poids interne, elle perdra de son contre-pouvoir à chaque fois qu’elle devra le rendre public. Le rentable équilibre dans le destroy, celui du 9 juin, vacille chaque fois, aussi, que la vice-présidente du Parlement européen prend des positions libérales en politique internationale pendant que son président recrute des likes en s’en distanciant.
C’est ainsi que les promesses réitérées d’une gestion collégiale n’ont tenu que le temps de chaque sauvetage. Le temps pour Georges-Louis Bouchez de rouvrir la fameuse fenêtre d’Overton, juste après qu’elle a failli claquer sur les doigts présidentiels. Comme quand il avait promis à Sophie Wilmès qu’elle piloterait la campagne et les négociations fédérales, à Willy Borsus les wallonnes, et à Pierre-Yves Jeholet les communautaires.
Mais tout ça n’a presque plus d’importance déjà pour Georges-Louis Bouchez, qui boucle les négociations fédérales qu’il a menées comme il le voulait, en solitaire, autant que les wallonnes et les communautaires. Et cela en aura de moins en moins. Son parti a gagné et il a gagné son pari. Il l’a fait changer. Il n’aura plus besoin du soutien de ceux qui l’avaient promu pour un prochain sauvetage.
Car lui et ceux qu’il a promus sont dessus.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici