« Collaborateurs fantômes » au cabinet Milquet : la cour d’appel rejette les demandes d’irrecevabilité des poursuites (info Le Vif)
Dans un arrêt rendu le 9 mai dernier, et dont Le Vif a pris connaissance, la cour d’Appel n’a donné suite à aucune des demandes formulées par Joëlle Milquet, inculpée depuis 2016 pour prise illégale d’intérêt par une personne qui exerce une fonction publique et, depuis 2019, pour faux et usages de faux commis en écriture et informatique. L’ex-présidente du CDH souhaitait obtenir que la procédure judiciaire en cours contre elle soit jugée irrégulière.
Le 21 décembre 2021, la défense de Joëlle Milquet, assurée par Me Adrien Masset, avait déjà demandé que soit posée une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle. Elle estimait en effet anormal que les ministres, directement jugés par une cour d’appel en vertu du « principe de juridiction », soient ainsi privés d’un contrôle de l’instruction par une juridiction supérieure. On pourrait dès lors craindre, selon la défense de Joëlle Milquet, une forme de partialité de la part des juges dès lors qu’ils appartiennent à la même instance.
Cette thèse n’a pas été suivie par la Cour constitutionnelle qui, le 12 janvier dernier, a conforté le privilège de juridiction.
Joëlle Milquet et son avocat avaient parallèlement demandé que deux autres questions soient posées à la Cour constitutionnelle, considérant que certains magistrats siégeant à la chambre des mises en accusations pourraient faire preuve de partialité, dès lors que des liens de supériorité et d’autorité existaient entre eux et deux autres magistrats en particulier, impliqués dans l’instruction par le passé et désormais promus à des postes supérieurs. En cause, Frédéric Lugentz et Laurence Massart, tous deux impliqués jadis dans l’instruction du dossier. Le premier est entretemps devenu conseiller à la cour de cassation, et la seconde, première présidente de la cour d’appel de Bruxelles (elle préside actuellement le procès des attentats de Bruxelles devant la cour d’assises).
« La crainte n’est pas justifiée objectivement »
La cour d’appel fait d’abord observer que Joëlle Milquet n’a pas déposé de requête en récusation comme elle aurait pu le faire si elle avait des doutes sur l’impartialité des membres de Cour. Elle n’a pas non plus demandé le dessaisissement de cette cour et le renvoi devant une autre pour cause de suspicion légitime.
« Le prestige et la haute considération que pourrait susciter la nomination de Frédéric Lugentz à la cour de cassation, aux dires de l’inculpée, ne sont pas de nature à créer objectivement l’apparence selon laquelle les conseillers, chargés du contrôle de l’instruction que ce dernier aurait partiellement menée, ne seraient pas capables de statuer en toute impartialité et indépendance, peut-on encore lire dans l’arrêt. Dès lors, la crainte d’un examen partial de la cause en raison du lien qui unirait le siège de la cour au conseiller Lugentz n’est pas justifiée objectivement. »
Relativisant fortement le pouvoir hiérarchique de la première présidente Laurence Massart à l’égard des membres de la cour, la cour d’appel considère qu’il n’y a pas non plus de raison de redouter une éventuelle partialité de la part de ceux-ci. Dès lors, tranche la cour d’appel, il n’y a pas de raison pour que la chambre des mises en accusation ne s’estime pas en mesure de vérifier la régularité de l’instruction. Il n’y a pas de raison non plus de saisir la cour constitutionnelle à titre préjudiciel.
Irrégularités et déloyautés ?
Joëlle Milquet et son avocat réclamaient par ailleurs que les poursuites à l’égard de la première soient jugées irrecevables « en raison d’irrégularités et déloyautés découlant d’un défaut d’impartialité de l’enquête ». A leurs yeux, tant les enquêteurs que les conseillers instructeurs auraient violé la présomption d’innocence, « d’une manière si importante que c’est toute l’équité de la procédure qui s’en trouve affectée ».
Joëlle Milquet en avançait pour preuves les moyens onéreux consacrés à cette enquête, le « zèle ahurissant » des enquêteurs et la longueur de son audition en septembre 2018. Son statut de responsable politique n’aurait pas non plus joué en sa faveur, assure-t-elle dans sa défense.
« Dès lors que les faits que l’inculpée aurait commis l’ont été dans l’exercice de ses fonctions de ministre fédérale (…), il ne peut être fait grief à l’enquête d’avoir été approfondie ni aux enquêteurs d’avoir été trop zélés, estime la cour d’appel. Quant à la longueur de l’audition, elle démontre que Joelle Milquet a pu être entendue et se défendre de manière complète sur l’ensemble des éléments de l’enquête. Quant aux moyens mis en oeuvre (observations, repérages téléphoniques, auditions, perquisitions, mise à disposition de deux enquêteurs pour réaliser ces devoirs), ils ne paraissent pas anormaux ni disproportionnés ».
L’ex-ministre reprochait aussi au magistrat instructeur de méconnaître les spécificités du droit applicable aux collaborateurs de cabinets ministériels et de n’avoir pas pris en considération des éléments à décharge. Sur le cadre particulier dont bénéficient les collaborateurs de cabinets ministériels en matière de congés, de temps de travail ou de recrutement, la cour renvoie les questions soulevées à la juridiction qui devra finalement trancher : celles-ci sont en effet en dehors de ses compétences. L’inculpée, indique la cour, a pu déposer toutes les pièces à décharge dont elle estimait devoir informer les magistrats instructeurs, ce qu’elle n’a pas manqué de faire. Aucune atteinte au droit à un procès équitable ne doit donc être déplorée. « La circonstance que les notes de défense déposées n’auraient pas eu pour effet d’infléchir la position du ministère public ne peut pas non plus être retenue comme justifiant un renversement de la présomption de loyauté de celui-ci ».
Rien ne permet donc, aux yeux de la cour d’appel, d’affirmer que les enquêteurs auraient violé de manière patente et répétée la présomption d’innocence dont bénéficie l’inculpée au point que celle-ci ne bénéficierait plus du droit à un procès équitable.
Tous les cabinets du pays
Pour sa défense, Joëlle Milquet avait aussi avancé que c’est bien sa personnalité qui était visée et non les faits, dès lors que des situations similaires d’engagements de collaborateurs existaient dans d’autres cabinets ministériels CDH et chez d’autres responsables du parti. La cour rappelle à ce propos que le conseiller instructeur n’a jamais été chargé d’enquêter sur ce qui se passait dans d’autres cabinets ministériels ou au sein du CDH.
L’ex-ministre souhaitait encore que soient écartés certains procès verbaux ou certains des éléments qui y figuraient, au motif que ces actes d’instruction auraient été systématiquement à charge, hors saisine et sans nécessité pour l’enquête. La demande a été balayée par la cour, pour qui le maintien de ces pièces ou de ces éléments dans le dossier ne contrarierait pas son droit à un procès équitable. L’inculpée a en outre eu l’occasion de commenter ces données. Il n’y a donc pas lieu de les écarter estime la cour.
Dès lors, celle-ci conclut que la procédure qui concerne Joëlle Milquet est bien régulière.
Les origines du dossier Milquet
En 2014, Le Vif avait publié une longue enquête révélant l’engagement douteux de collaborateurs au cabinet de Joëlle Milquet, alors ministre CDH de l’Intérieur. Cette petite dizaine d’employés se seraient vu confier des tâches en lien avec la campagne électorale de l’intéressée, à quelques mois d’un scrutin électoral, et non avec le travail d’un cabinet ministériel fédéral. Au début de 2015, l’affaire avait été mise à l’instruction, au parquet général : le niveau de la cour d’appel est en effet réservé aux ministres poursuivis pour des faits commis dans l’exercice de leur fonction. Joëlle Milquet avait alors démissionné de son poste de ministre de l’Enseignement au sein du gouvernement de la Fédération Wallonie Bruxelles, tout en contestant les faits qui lui étaient reprochés.
En mars 2016, Joëlle Milquet avait été inculpée pour prise illégale d’intérêt par une personne qui exerce une fonction publique. Trois ans plus tard, une inculpation pour faux et usages de faux commis en écriture et informatique s’était ajoutée au dossier, l’ex-ministre étant notamment accusée d’avoir demandé au responsable IT de son cabinet de consulter les emails de ses collaborateurs dans l’espoir de découvrir qui avait renseigné Le Vif en 2014. Entretemps, en 2018, le parquet général avait ouvert une enquête connexe pour subornation de témoins visant des « faits pouvant être qualifiés de menaces verbales/écrites avec ordre ou conditions, harcèlement et utilisation à des fins délictueuses de renseignements obtenus dans le cadre de l’accès à un dossier d’instruction ».
Depuis le début de l’affaire, il y a 9 ans maintenant, la procédure s’éternise, de demandes de devoirs complémentaires introduites par Joëlle Milquet – comme auditionner les membres de tous les cabinets ministériels de Belgique – en requête en irrecevabilité des poursuites, de soupçons de partialité dans le chef des enquêteurs et des magistrats appelés à statuer sur le dossier au dépôt de questions préjudicielles à la Cour constitutionnelle, également introduites par l’ex-ministre.
Ce énième épisode étant clôturé, la chambre des mises en accusation devrait maintenant décider d’un éventuel renvoi, devant un tribunal, de l’intéressée ainsi que des neufs autres inculpés, tous anciens collaborateurs ministériels.
Joëlle Milquet réagit via son avocat
En sa qualité de conseil de Joëlle Milquet, Me Masset souhaite réagir à nos informations comme suit:
– Le conseiller instructeur a reconnu expressément et depuis bien longtemps qu’il ne s’agissait pas d’emplois fictifs et que les collaborateurs travaillaient effectivement pour le cabinet.
– L’arrêt de ce jour se limitait à l’exercice classique du contrôle de la régularité de l’instruction par la Chambre des mises en accusation de Bruxelles, comme cela est le cas pour toute instruction.
– L’arrêt a considéré pour l’essentiel, que la majorité des éléments évoqués dans la requête ne devaient pas être tranchés à ce stade au niveau de l’instruction mais défendus ultérieurement devant la juridiction de fond. Les demandes de J. Milquet n’ont donc pas été « rejetées » comme le titre l’indique.
– L’objet réel de ce dossier qui dure depuis bientôt 10 ans concerne l’application, ignorée par l’enquête, des règles spécifiques qui sont applicables aux cabinets ministériels et qui légalisent entièrement les faits reprochés à J. Milquet et à ses collaborateurs. L’arrêt de la CMA renvoie justement cette question devant la juridiction qui jugera le fond de l’affaire et pourra enfin constater le bien-fondé des arguments développés par J. Milquet.
(avec Th.D.)
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