Coalition « mauricienne », « Arizona », « Tuvalu »: voici les majorités numériquement probables pour le prochain gouvernement
Selon toute vraisemblance, la formation d’un gouvernement fédéral sera, plus que jamais, très compliquée après le 9 juin. Constituer une coalition, c’est avant tout une question d’arithmétique.
Doit-on encore s’attendre à de longs palabres après les élections? La formation du gouvernement fédéral risque-t-elle de s’éterniser? La configuration qui sortira des urnes rendra-t-elle le jeu plus complexe? Oui, trois fois oui.
A six semaines du dimanche électoral, rien n’indique que constituer une majorité fédérale sera chose aisée. A moins d’une surprise, de résultats ou d’un sursaut inattendus, les chances sont grandes de voir encore défiler au palais royal une liste longue comme le bras d’informateurs, préformateurs et autres démineurs.
1. L’arithmétique électorale
La constitution d’une coalition viable suppose que des partis se soient entendus, idéalement autour d’un projet cohérent. Ces conditions s’apparentent déjà à une gageure. Les invectives entre présidents de parti se multiplient. Certes, il convient «d’attendre que les électeurs s’expriment», mais les exclusives et les préférences se dessinent déjà. On privilégierait un gouvernement de telle tendance, avec des partenaires de ce type, en se passant de tels adversaires, tout en étant représentatifs de l’ensemble de la population.
On en oublierait presque l’existence d’une condition qui précède toutes les autres: l’arithmétique électorale. On aura beau dénoncer l’incapacité des partis à s’entendre, regretter l’inaptitude du personnel politique à former des accords, il faudra avant tout constater que la tâche est pour eux bien plus ardue qu’elle ne le fut pour plusieurs générations de leurs prédécesseurs.
Lors des élections de 2019, ce fut une première, les résultats cumulés des partis issus des trois familles politiques traditionnelles n’obtenaient pas la majorité des suffrages. Ainsi, socialistes, libéraux et partis de tradition sociale-chrétienne récoltaient ensemble 44,9% des voix. Y ajouter la famille écologiste permettait d’obtenir, au total, 57,1% des voix au fédéral. Une majorité, peut-être, mais étriquée.
Voilà le résultat d’un important émiettement des voix et d’une montée en puissance d’autres formations politiques. Lors des dernières élections, la N-VA comptabilisait à elle seule 16% des suffrages. Longtemps, les négociateurs ont cherché une formule dans laquelle les nationalistes pourraient prendre place, mais on se souvient qu’en octobre 2020, c’est la Vivaldi qui s’est formée autour de sept partis, sans elle.
Surtout, une quantité non négligeable de sièges n’étaient pas «exploitables» dans la perspective d’une coalition. Le PTB-PVDA récoltait 8,6% des voix (douze sièges) et le Vlaams Belang, 12% (18 sièges). Cette trentaine de sièges, inutilisables politiquement, compliquait la donne.
Les récents sondages traduisent un probable accroissement de cette dispersion des voix.
Cinq ans plus tard, rien n’indique que la tendance à la dispersion ne s’estompe, particulièrement en Flandre d’ailleurs. Il n’était pas rare que les trois familles – socialiste, libérale, chrétienne – comptabilisent ensemble plus de 80%, voire plus de 90% dans les années d’après-guerre. «De 1977 à 1981, le score électoral cumulé des différents partis appartenant aux trois familles politiques traditionnelles est de 52,4 % en moyenne (il est de 50,5 % en 1978, ce qui constituera le minimum historique durant quatre décennies), retraçait l’historien Cédric Istasse dans un Courrier hebdomadaire du Crisp, il y a cinq ans. Ensuite, et jusqu’en 2010, le total des scores électoraux additionnés des différents partis traditionnels s’élève à 69,7 % en moyenne.» Il avoisinait même les 75% en 2004 et 2007.
Nul ne peut prédire les résultats des élections fédérales. Et la notion de «famille traditionnelle» peut être questionnée. Cependant, les récents sondages portant sur les intentions de vote, s’ils nécessitent les précautions d’usage, traduisent un probable accroissement de cette dispersion des voix. Et, en conséquence, une atomisation croissante du Parlement.
En février dernier, Le Vif dévoilait les résultats de son sondage réalisé avec l’institut Kantar. Les partis socialistes (PS et Vooruit), libéraux (MR et Open VLD) et d’origine sociale-démocrate (Les Engagés et CD&V) comptabilisaient ensemble 67 sièges sur 150, si on s’en tient aux projections tirées des résultats de l’enquête. Dans cette configuration, une tripartite classique serait loin d’être majoritaire. Et une Vivaldi renouvelée telle quelle ne disposerait que de 77 sièges, soit une très (trop) courte majorité. Pendant ce temps, le Vlaams Belang (25 sièges) et le PTB-PVDA (21 sièges) occuperaient presque un tiers de l’hémicycle.
D’autres sondages ont entre-temps offert des résultats légèrement différents, mais qui confirment la tendance générale. Celui réalisé, en mars, par Ipsos pour Le Soir et RTL, par exemple, créditait les partis de la Vivaldi de 73 sièges, mais le Vlaams Belang de 27 sièges et le PTB-PVDA de 19 sièges.
2. Les coalitions possibles
Le Vif s’est attelé à effectuer de savants calculs pour déterminer, en tenant compte des résultats de son sondage de février, quelles seraient les coalitions majoritaires envisageables, sur un plan mathématique. Il ne s’agit même pas encore de tenir compte de la dimension qualitative, des divergences politiques, du calendrier électoral, des entités fédérées, des affinités et inimitiés, de la cohérence d’ensemble, etc.
Ici, l’approche est purement quantitative. Elle s’appuie sur les données d’un sondage, avec son caractère instantané et ses marges d’erreur, et vise à offrir un éclairage sur la complexité de la tâche. L’exercice méritera d’être reproduit sur base des résultats électoraux, donc de la distribution réelle des sièges.
A nos calculatrices. Une douzaine de partis occupent aujourd’hui l’hémicycle de la Chambre. En partant du principe que ce seront les mêmes qui seront élus en juin, dans leurs proportions respectives, nous avons imaginé l’ensemble des combinaisons de quatre à dix partis envisageables: on en dénombre 3.784 au total. Mais, en soustrayant celles qui n’obtiennent pas la majorité de 76 sièges, il n’en reste plus que 2.007.
Un écrémage un peu radical s’opère ensuite. La N-VA maintient une relative ambiguïté à ce sujet, mais parmi tous les autres partis, pas un n’envisage de former une majorité avec le Vlaams Belang. Un raisonnement similaire peut être tenu avec le PTB-PVDA. L’actualité récente a montré que PS et Ecolo pouvaient former des majorités alternatives avec ce parti, mais il est impensable que suffisamment de formations s’y associent dans le cadre d’une coalition au fédéral.
On se met à imaginer une coalition qu’on appellerait «mauricienne», référence au drapeau rouge-bleu-jaune-vert de l’île Maurice.
Par conséquent, en retirant toute possibilité de voir le Vlaams Belang et/ou le PTB-PVDA au gouvernement, tout en enlevant les quelques combinaisons associant DéFI et N-VA (le président de DéFI exclut lui-même cette possibilité), le nombre de coalitions théoriquement possibles est considérablement réduit. On n’en dénombre plus que 55, dont certaines semblent farfelues.
Il est difficilement concevable, en outre, d’imaginer d’autres partis cohabiter dans un même attelage. C’est typiquement le cas de la N-VA et d’Ecolo: en soustrayant ces combinaisons-là, on ne dénombre plus que 22 coalitions possibles.
La plupart comportent de grosses faiblesses. Elles sont parfois minoritaires dans un des deux groupes linguistiques à la Chambre. Ce n’est pas rédhibitoire. Tant la Suédoise que la Vivaldi l’étaient, minoritaires, dans un groupe linguistique. Mais ce défaut de représentativité ne favorise pas les chances de voir émerger de telles majorités.
Par ailleurs, la majeure partie de ces formules suppose des associations improbables, entre écologistes et nationalistes par exemple, ou supposent d’office qu’un parti monte au gouvernement sans son parti frère (le MR sans l’Open VLD, Groen sans Ecolo, etc.). Nombreuses sont celles qui sont majoritaires, mais de justesse, avec 76, 77 ou 78 sièges.
Il est de coutume, en Belgique, d’attribuer aux coalitions des appellations originales, en fonction des couleurs politiques qui les composent.
On se met alors à imaginer une coalition qu’on appellerait «mauricienne», en référence aux couleurs rouge-bleu-jaune-vert de l’île Maurice. Mais il faudrait, pour ce faire, associer écologistes et N-VA. On pourrait aussi élargir la Vivaldi aux Engagés, ce qui la rendrait plus confortable en nombre de sièges, mais sous-représenterait davantage les néerlandophones.
Les coalitions majoritaires tenant la route se comptent sur les doigts de la main.
Dans l’absolu, il n’est même pas interdit de rêver à une large coalition associant socialistes, libéraux, écologistes, CD&V, Engagés et N-VA. Celle-là serait bien représentée à la Chambre, avec 103 sièges. On pourrait même la baptiser «coalition Tuvalu», en référence aux neuf étoiles qui ornent le drapeau de cet archipel polynésien. Mais alors que le caractère hétéroclite de la Vivaldi a maintes fois été pointé comme une faiblesse, qu’en serait-il de cet ensemble de neuf partis?
En tenant compte de cette distribution de sièges encore hypothétique, en définitive, les coalitions majoritaires tenant la route se comptent sur les doigts de la main. Elles nécessitent l’implication de six ou sept partis, au minimum, ce qui signifie qu’on ne pourra, a priori, pas se passer de grand monde.
Ainsi en est-il, par exemple, de la coalition Arizona, état américain dont le drapeau comporte du rouge, du bleu, de l’orange et du jaune. Là, les trois familles traditionnelles s’associeraient à la N-VA (même si Les Engagés ont choisi le turquoise comme couleur).
La Bourguignonne (socialistes, libéraux et N-VA) ne suffirait pas pour être majoritaire, mais pourrait être augmentée de l’un ou l’autre parti, ce qui ramènerait à la formule Arizona. Les solutions de type centre-gauche ne feraient pas non plus le nombre, à moins d’y adjoindre suffisamment de centristes et de partis de centre-droit, quitte à la dénaturer. Il en va de même des coalitions de centre-droit, qui devraient toujours s’associer à une partie de la gauche pour être majoritaires.
3. L’imagination comme solution
Avant même que les partis ne commencent à parler du fond, ces projections annoncent la couleur. Il sera plus que jamais ardu de former un gouvernement majoritaire, si telle est l’option choisie… et si les tendances sondagières se confirment dans les urnes. Les partis et les experts en sciences politiques connaissent le problème, c’est pourquoi, épisodiquement, sont avancées des idées pour faciliter le travail.
Le CD&V, par exemple, a plusieurs fois évoqué les «coalitions miroir», dans lesquelles le gouvernement fédéral serait formé par les partis membres des gouvernements des entités fédérées. Parmi les avantages, on notera la rapidité et le lien facilité entre niveaux de pouvoir. Mais il s’agit aussi d’une vision confédérale de la politique belge, dans laquelle ce sont les entités fédérées qui donnent le ton, avec des points d’interrogation sur la place réservée à la Région bruxelloise et à la Communauté germanophone. Cette formule pourrait aussi imposer à des partis de se côtoyer contre leur volonté.
Jean-Marc Nollet (Ecolo) avait avancé l’idée d’une «coalition coquelicot» en 2019, à savoir un gouvernement minoritaire composé avec des personnes issues de la société civile. Bart De Wever (N-VA), lui, envisage une sorte de cabinet d’affaires aux contours limités, qui se concentrerait uniquement sur les aspects budgétaires et socioéconomiques.
A chaque crise politique reviennent aussi les idées de réformer le système électoral, ou d’instaurer des contraintes financières pour les partis, voire temporelles en reconvoquant de nouvelles élections. Proposer aux électeurs de rebattre les cartes au terme d’une échéance peut se concevoir, mais n’est pas toujours couronné de succès, au vu des expériences menées dans d’autres démocraties.
Il y a, enfin, un éléphant au milieu du jeu: pourquoi diable faut-il que le gouvernement fédéral soit majoritaire? Une coalition minoritaire suppose un soutien implicite ou une abstention bienveillante d’une partie des bancs de l’opposition. Mais les rares expériences en la matière, en Belgique, n’ont pas toujours été concluantes, ou sont nées de situations exceptionnelles. Ce fut le cas, il n’y a pas si longtemps, du gouvernement Wilmès II, formé en début de pandémie, mais ne représentant jamais que 38 sièges sur les 150 que compte la Chambre.
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