Chantal Mouffe : «La révolution verte permettra d’approfondir la démocratie» (entretien)
La philosophe et théoricienne du populisme de gauche, née il y a près de quatre-vingts ans dans la région de Charleroi, n’en finit pas d’explorer les moyens d’approfondir la démocratie. Chantal Mouffe a réhabilité l’idée du conflit, identifié l’importance des affects et théorisé une stratégie populiste de gauche pour faire pièce aux partis de droite radicale et d’extrême droite à l’audience croissante. L’urgence de la crise climatique l’amène aujourd’hui à analyser, dans La Révolution démocratique verte (1), l’impact de la bifurcation écologique – appellation qu’elle préfère à la transition écologique parce qu’elle implique nécessairement une rupture avec le capitalisme financier – sur la démocratie. Un impact qui peut aussi être une opportunité… d’approfondir notre démocratie.
L’établissement du socialisme ne mobilise plus les jeunes. L’approfondissement de la démocratie, oui.
Pourquoi jugez-vous que la pandémie de Covid pourrait avoir donné un nouvel élan au libéralisme, alors que certains aspects de la mondialisation ont été remis en cause à cette occasion?
Certains à gauche estiment que la crise du Covid a montré la faillite du néolibéralisme. J’essaie de démontrer que ce n’est pas le cas. Bien entendu, on n’est plus exactement dans le même modèle qu’auparavant. Mais le fait que l’Etat soit intervenu pour remédier à cette crise ne permet pas d’affirmer que l’on est entré dans une période postnéolibérale. Je me réfère ici au livre du sociologue allemand, Wolfgang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique (NRF, 2014). Il explique que le néolibéralisme a toujours réussi à s’adapter pour repousser le moment de la crise finale mais que, désormais, on en est arrivé à ce stade. Non, le néolibéralisme est en train de se transformer en un capitalisme financier de type plus autoritaire et, élément très important, en un capitalisme numérique. On assiste à une nouvelle phase du néolibéralisme. Et la crise du Covid peut avoir contribué à faire accepter cette forme autoritaire du capitalisme parce qu’elle joue sur la demande de protection. Le cas français est éloquent. Au moment de la crise des gilets jaunes, personne ne pensait qu’Emmanuel Macron pourrait être réélu. Quand a éclaté la pandémie de Covid, qui a créé un sentiment de vulnérabilité et un besoin de protection dans la population, j’ai aussitôt pensé qu’il le serait parce qu’il pouvait profiter de la crise pour s’approprier la demande de protection à travers le «solutionnisme technologique». Répondre à la demande de protection par le capitalisme numérique permet de faire accepter des techniques autoritaires que les citoyens refusaient avant.
La réponse à cette demande de protection ne peut-elle être que sécuritaire?
La droite populiste joue sur cet aspect. Sa réponse au besoin de protection signifie la fermeture des frontières, le rejet des immigrés… Il faut que la gauche comprenne cette stratégie et s’approprie cette demande en lui donnant une réponse qui ne soit pas sécuritaire, ou beaucoup moins, sinon elle ne pourra pas s’opposer à l’offensive du capitalisme autoritaire. La protection passe aussi par le développement des services publics, par exemple. Une certaine gauche a souvent négligé cette question, estimant que toutes les demandes liées à la sécurité étaient de nature conservatrice.
Dans vos travaux, vous avez étudié la question des affects. Vous insistez sur l’importance de les prendre en considération, ce que ne fait pas, ou pas assez, la gauche, selon vous. Comment l’expliquer?
La gauche est trop rationaliste. Elle pense qu’elle ne peut recourir qu’à des arguments. Mobiliser les affects n’est pas dans sa nature. Pourquoi la gauche est-elle trop rationaliste? Je pense que l’origine remonte à l’époque des Lumières où la raison dominait. Un mouvement a, certes, tablé davantage sur les sentiments. Mais il a aussitôt été critiqué comme réactionnaire et anti-Lumières. Cet épisode a créé une propension au sein de la gauche à considérer que prendre en compte les affects relevait du conservatisme. Encore aujourd’hui, on entend dire à gauche qu’il ne faut pas mobiliser les affects parce que c’est ce que font la droite et l’extrême droite. Réagir de la sorte est très dangereux. Je le signale depuis longtemps: on ne peut pas abandonner le terrain de la mobilisation des passions à la droite. Pourquoi les mouvements populistes de droite ont-ils plus de succès que les mouvements populistes de gauche? Je me souviens avoir eu, il y a plus de dix ans, une discussion à Buenos Aires avec Jean-Luc Mélenchon. Je travaillais déjà sur les affects. Il m’a confié être lui-même convaincu de leur importance. Mais lorsqu’il en parlait autour de lui, beaucoup le critiquaient. Il était donc content qu’une philosophe lui conseille de les prendre en compte. C’était l’époque du Front de gauche. Même au sein de ce parti, certains nourrissaient une inquiétude par rapport aux affects. C’est pourtant dans ce genre de mouvements que l’on essaie d’en tenir compte. Les mouvements de droite, eux, n’ont pas de problème pour les exploiter. La gauche doit donc se rendre compte qu’il est important de composer avec eux. Spinoza soutient que les idées n’ont de force que lorsqu’elles rencontrent des affects et que la façon de dépasser un affect, est d’en créer un plus fort.
Pourquoi les affects sont-ils si importants en politique?
Je ne m’intéresse qu’à un seul type d’entre eux, les affects communs, c’est-à-dire les passions, et pas les émotions. Ce sont ces affects communs qui jouent un rôle en politique. Ils se cristallisent autour d’un rapport entre «nous» et «eux». Ils permettent de créer une volonté collective. Je ne suis pas contre les arguments. Mais il ne suffit pas d’avoir un bon programme. Il faut aussi que les gens le désirent.
La crise du Covid s’est greffée sur celle liée au réchauffement climatique. La réussite de la transition écologique implique-t-elle nécessairement une remise en cause du capitalisme financier?
Oui. C’est pour cela que je préfère parler de bifurcation plutôt que de transition. Une rupture est nécessaire. Le problème écologique ne se limite pas à une question économique. On a vu qu’il était traité parfois de façon pire dans les pays socialistes que dans les Etats capitalistes. Mais il est tout de même lié au capitalisme financier. Le réchauffement climatique s’est aggravé depuis l’avènement, il y a une trentaine d’années, du néolibéralisme. Il est prouvé que les industries fossiles sont en grande partie responsables de l’émission des gaz à effet de serre. Or, un lien fort a été établi entre le capitalisme financier et les industries fossiles. Un adversaire est clairement identifié. Je suis critique à l’égard des mouvements écologiques qui considèrent que, parce qu’on y aurait tous intérêt, on devrait arriver à se mettre d’accord sur une solution et qu’il n’y a pas d’adversaire à combattre. C’est une erreur. Il n’y aura pas de bifurcation écologique tant qu’il n’y aura pas de remise en question du capitalisme financier et du pouvoir des industries fossiles. La plupart des mouvements écologiques ne sont pas en faveur de cette rupture. Les partis socialistes non plus. Les seuls qui insistent sur la nécessité de la rupture, ce sont les partis populistes de gauche, notamment La France insoumise. C’est pourquoi la stratégie populiste de gauche est plus que jamais utile face à la crise climatique. Elle permet d’établir une frontière, de créer un «nous» qui ne sera jamais complètement inclusif parce qu’il y aura toujours un «eux».
Pourquoi insistez-vous sur l’importance de l’opposition entre un «nous» et un «eux» en démocratie?
La politique est nécessairement partisane. On m’a beaucoup critiquée en me disant qu’établir un «nous» et un «eux» impliquait des relations «ami-ennemi». Mon travail antérieur a montré que reconnaître l’existence d’antagonismes ne signifie pas qu’ils sont nécessairement construits sur le mode «ami-ennemi». Au contraire, dans une démocratie, il est important que l’opposant ne soit pas vu comme un ennemi à détruire mais comme un adversaire avec lequel débattre. J’aime beaucoup une citation du sociologue français Marcel Mauss (1872 – 1950) qui affirme que ce qui est en jeu dans la démocratie, c’est comment on peut s’opposer sans se massacrer. C’est absolument fondamental. Il faut s’opposer. Il ne s’agit pas d’essayer de mettre tout le monde d’accord. Mais il ne faut pas que le désaccord conduise à la guerre civile…
Comment arriver à une convergence entre le mouvement pour le climat et celui en faveur des luttes sociales?
C’est un objectif accepté par une partie importante de la gauche. La question est: comment articuler ces mouvements? Deux éléments sont nécessaires. Il faut un programme. Je défends le Green New Deal d’Alexandria Ocasio-Cortez (NDLR: sénatrice américaine, figure de la gauche du Parti démocrate), à distinguer du Pacte vert d’Ursula von der Leyen. Des différences fondamentales existent entre les deux programmes. Le second est parfaitement compatible avec un capitalisme vert. Le premier est nettement plus radical. Le Green New Deal insiste beaucoup sur l’importance d’articuler les luttes sociales avec le combat écologique. Il prend en compte le fait que de nombreux ouvriers redoutent la bifurcation écologique parce qu’elle mettrait fin aux industries fossiles et leur ferait perdre leur emploi. C’est pour cela qu’il garantit à toutes ces personnes un boulot bien payé dans l’industrie verte. C’est important. Mais ce n’est pas encore suffisant. Il ne suffit pas d’avoir un bon programme pour que les gens y adhèrent automatiquement. Il faut aussi créer le désir, montrer que cette société apportera un autre type de vie. Ma proposition est de présenter cette bifurcation écologique comme une nouvelle étape de la révolution démocratique.
En quoi la bifurcation écologique pourrait-elle contribuer à la révolution démocratique?
La révolution démocratique a commencé avec les droits politiques. Grâce au socialisme, elle a imposé les droits sociaux. Ensuite, elle a intégré des demandes sociétales, le féminisme, l’antiracisme… Maintenant, elle doit prendre en considération les revendications écologiques. Ce qui est au centre de cette évolution, c’est un enrichissement de l’idée de la démocratie. Dans la mesure où l’on présente cette bifurcation écologique comme un approfondissement de la démocratie, qui implique l’articulation des luttes sociales et écologiques, elle motivera les gens. La gauche ne peut plus se contenter de présenter l’établissement du socialisme, entendu comme la démocratisation de l’éco- nomie, comme son objectif. On voit bien que cela ne mobilise plus les jeunes. Le slogan des Indignés, en Espagne, était «La démocratie réelle, maintenant». La dimension démocratique les séduit plus que le socialisme. C’est au nom de la lutte pour un approfondissement de la démocratie, impliquant une dimension anticapitaliste, et pas au nom de l’anticapitalisme, que la gauche mobilisera une volonté collective.
La révolution verte pourrait-elle redonner de la vitalité à la démocratie?
Oui. Le signifiant démocratie a été dévoyé par le néolibéralisme mais il peut être réactivé. En renouvelant l’idée démocratique, on peut créer une volonté collective qui soit progressiste.
Est-ce là une opportunité pour la gauche de trouver un nouvel élan?
Le paradoxe est que la crise climatique, terrible et dangereuse, peut être une opportunité pour la gauche de mobiliser une volonté politique qui résonne avec les classes populaires, avec les classes moyennes, avec le combat féministe, avec les luttes antiracistes… même si ce sera de manière différente. Dans mon jargon, on parle de «signifiant hégémonique». Si on veut fonder une volonté politique, il faut articuler les demandes hétérogènes et, à cet effet, trouver un principe articulateur. Je propose que ce soit la révolution démocratique verte. C’est cela que j’appelle un signifiant hégémonique. La crise climatique peut être l’occasion de créer une volonté collective.
La gauche commence-t-elle à prendre conscience de l’importance des affects?
Dans le livre, j’analyse la conjoncture après la pandémie de Covid à l’aune de la question de savoir si la stratégie populiste de gauche est toujours pertinente. Plusieurs personnalités de gauche ont estimé qu’elle n’était qu’une parenthèse et qu’il fallait renouer avec une politique plus traditionnelle sur la base de la lutte des classes. Certes, on n’est plus dans la période du «moment populiste» que j’analysais dans mon précédent livre Pour un populisme de gauche (Albin Michel, 2018). Pour autant, la situation n’a pas évolué au point de pouvoir affirmer que la stratégie populiste de gauche n’est plus valable. Il faut l’adapter à la nouvelle conjoncture, et particulièrement, on l’a vu, à la question de la lutte climatique. Au moment de l’élection présidentielle de 2017, Jean-Luc Mélenchon a développé une vraie stratégie populiste de gauche. Il a obtenu un très bon résultat. Par la suite, lors des élections européennes de 2019 par exemple, il l’a plutôt abandonnée au profit d’un rassemblement de la gauche, cela n’a pas marché. A la présidentielle de 2022, il a renoué avec une stratégie populiste, et il a de nouveau eu de bons scores. Au Royaume-Uni, en 2017, Jeremy Corbyn et le Parti travailliste ont utilisé cette stratégie lors de la campagne pour les élections législatives. Ils ont créé la surprise en réalisant une forte progression, même s’ils n’ont pas réussi à battre le Parti conservateur. En 2019, ils ont renoué avec une tactique plus classique. Cela n’a pas fonctionné. On pourrait dire la même chose de Podemos, en Espagne. Le populisme est une stratégie. Les partis peuvent l’utiliser à un moment donné, ne pas l’utiliser à d’autres. Si l’on prend un peu de recul, en général, oui, il y a une progression de la prise en compte des affects par la gauche. Mais il existe différents types de gauche. Tous les partis ne sont pas encore convaincus de leur importance. Pour ce qui concerne la Belgique, j’ai eu des discussions avec Paul Magnette. Il était en accord avec mon analyse. Il a conscience de l’importance de prendre en considération les affects communs.
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La gauche ne doit pas se priver de parler avec les électeurs qui portent leur choix sur l’extrême droite, estimez-vous. Pourquoi?
Cela a à voir avec un autre élément de ma réflexion théorique, la critique de l’essentialisme. Dans Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une radicalisation de la démocratie (Solitaires intempestifs, 2009), le premier livre que j’ai écrit avec Ernesto Laclau (NDLR: théoricien politique argentin, 1935 – 2014), nous critiquions la conception marxiste pour son réductionnisme de classe. Marx pensait que les identités politiques étaient fixées par la position dans les rapports de production. Si vous êtes un ouvrier, vous votez forcément socialiste. Si vous êtes un artisan, vous avez une conscience petite bourgeoise… C’est ça, l’essentialisme. Nous défendons l’idée que les identités sont toujours construites et qu’elles ne sont pas données. Nous appelons cela des identifications. Et elles peuvent être transformées. Il est évident que tous les ouvriers ne sont pas nécessairement de gauche. J’ai toujours beaucoup insisté sur un point: je suis opposée à une certaine conception de la gauche qui considère que les personnes qui votent pour Marine Le Pen en France sont nécessairement racistes, sexistes, homophobes et que ce n’est même pas la peine de parler avec elles. Jean-Luc Mélenchon a eu raison d’évoquer «les fâchés, pas les fachos». On peut être fâché et voter pour Marine Le Pen sans nécessairement être fasciste. La gauche ne peut pas s’interdire de leur parler parce qu’ils ont voté pour le Rassemblement national. La France insoumise a aussi été critiquée pour avoir participé à des manifestations des gilets jaunes. Au contraire, il faut essayer de comprendre quelles sont les raisons pour lesquelles des ouvriers votent pour Marine Le Pen ou occupent les ronds-points de France, ne pas les condamner moralement ni les ostraciser. Si on veut construire un peuple, une volonté collective de gauche, il faut voir comment on peut rallier une grande partie des secteurs populaires qui votent pour le Rassemblement national aujourd’hui.
La guerre en Ukraine peut-elle retarder l’avènement d’une révolution démocratique verte?
La guerre en Ukraine est dramatique, d’abord pour les Ukrainiens. Pour la lutte contre le dérèglement climatique, ensuite. On remet en marche l’industrie du charbon… C’est dire. A court terme, c’est catastrophique. Mais la situation créée par la guerre peut cependant faire prendre conscience aux gens de notre dépendance à l’industrie fossile et de la nécessité de développer des industries non polluantes. Il y a tout de même une petite lueur d’espoir.
Bio express
1943 Naissance, le 17 juin, à Charleroi.
1966-1972 Professeure de philosophie à l’université nationale de Colombie, à Bogota.
1985 Publie, avec Ernesto Laclau, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une démocratie radicale (Les Solitaires intempestifs, 2009, 336 p., pour la version française).
1986-1995 Chargée de séminaires et directrice de programme au Collège international de philosophie, à Paris.
2004 Professeure au Centre d’étude de la démocratie à l’université de Westminster, à Londres.
2018 Publie Pour un populisme de gauche (Albin Michel, 144 p.).
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