Budgets 2023 et 2024: le maçon De Croo est au pied de deux énormes murs
Alors que la situation économique et sociale s’aggrave, les discussions sur les budgets 2023 et 2024 de l’Etat fédéral s’annoncent explosives. Mais que peut vraiment le gouvernement De Croo?
Ils s’énervent quand on leur dit que tout ça, c’est du théâtre. Ils veulent qu’on parle de fond, qu’on discute des grandes orientations que prendra notre société, des enjeux stratégiques, et Dieu sait qu’il y en a en ces temps troublés. Pas plus tard que ce lundi 22 août, Alexander De Croo prévenait d’ailleurs gravement: «Les cinq à dix prochains hivers seront difficiles.»
Il faisait ainsi sa rentrée, le Premier ministre, et peut-être pas pour faire du théâtre mais pas sans dramatisation non plus.
Parce qu’il veut qu’on parle ces prochaines semaines de choses sérieuses, et il a sans doute voulu encore hausser le grand mur au pied duquel il se trouve pourtant déjà un peu fourbu.
Juste avant de partir en vacances, il avait fait encore mieux que hausser ce mur: il en avait dessiné un deuxième.
Alexander De Croo a en effet choisi de doubler l’importance du plus important moment de l’année politique.
Chaque automne, le deuxième mardi d’octobre, le Premier développe à la Chambre des représentants son discours de politique générale. Il le fait parce qu’il a, avec ses collègues du gouvernement, établi le budget de l’Etat pour l’année à venir.
En Belgique, le projet de loi budgétaire doit être déposé à la Chambre des représentants au plus tard le 15 octobre. Cet acte suprême de la puissance exécutive, qui doit, depuis 1215 – lorsque le roi anglais Jean sans Terre dût concéder la Magna Carta aux nobles pour qu’ils consentent à l’impôt – être validé par un parlement, prévoit toutes les dépenses et recense toutes les recettes de l’Etat.
Trois cents milliards à répartir, même en deux ans, c’est bien assez pour changer le monde.
Il est durement négocié, entre un roi d’Angleterre et ses aristocrates assemblés bien sûr, mais sans doute encore plus entre sept partenaires, flamands et francophones, de gauche et de droite. Et doublement quand on en édicte deux, d’actes suprêmes de la puissance exécutive.
C’est donc ce qu’ Alexander De Croo a décidé de faire: de cette rentrée à la mi- octobre, ce n’est pas le seul budget 2023 qui sera tracé, mais également celui de 2024. «Sans cela, le dernier exercice, on devra le négocier dans une atmosphère électorale», avait-il expliqué au Soir le 22 juillet dernier.
Être ou ne pas être du théâtre
Du coup, on comprend encore mieux qu’ils n’aiment pas qu’on dise que tout ça, c’est du théâtre.
Deux budgets en une fois, c’est près de 300 milliards de recettes à programmer (les dernières projections estiment qu’à politique inchangée, l’administration fédérale encaissera 143,3 milliards d’euros de recettes en 2023 – les cotisations sociales, 70,1 milliards allégués, n’y sont pas incluses), et encore plus de dépenses à planifier (le déficit est, selon les mêmes récentes estimations, évalué à 20,7 milliards). Et 300 milliards à répartir, même en deux ans, même en deux murs à construire et à escalader, c’est bien assez pour changer le monde, et beaucoup trop pour en faire une pièce de théâtre.
La rentrée politique des présidents de parti et des ministres, y compris le Premier d’entre eux, est à la hauteur du double mur. L’Open VLD demande que l’on tende vers l’équilibre budgétaire, en tout cas vers la règle européenne d’un déficit limité à 3% du PIB. Il s’évade aujourd’hui autour des 4,5%. Vincent Van Quickenborne, vice-Premier libéral flamand, a déjà annoncé que la Belgique ne pouvait même pas s’autoriser de nouvelles baisses d’impôts et de cotisations.
Les libéraux francophones insistent déjà sur les économies substantielles qu’il faudra opérer, notamment pour pouvoir s’autoriser de nouvelles baisses d’impôts et de cotisations.
Et à gauche, on multiplie les revendications pour revenir toujours à la même revendication, à savoir davantage taxer la production de richesse, donc le capital et son rendement, comme avec les surprofits des énergéticiens, afin de davantage en redistribuer.
Ce n’est peut-être pas du théâtre, mais ce sont des rôles d’une très classique distribution.
Avec des règles très strictes et des costumes très étroits.
Y compris pour celui qui joue le maçon au pied de deux murs. Alexander De Croo est tenu en effet par son serment de grand architecte autant qu’il est forcé à la brillante performance scénique.
Il ne peut pas donner trop raison aux uns sans risquer de perdre le soutien des autres, et vice versa.
Sa Vivaldi fragile, bancale pour certains, branlante pour beaucoup, ne peut boucler que des accords équilibrés, sur les petits comme sur les grands sujets. Sa composition la condamne aux murets, et lui interdit les murs trop hauts.
Son accord de gouvernement l’oblige à une garrotante tripartition: «L’ effort budgétaire total sera réparti selon la clé suivante: un tiers de dépenses ; un tiers de recettes ; un tiers divers», impose-t-il. Autrement dit, si son gouvernement voulait résorber les vingt milliards de solde entre les recettes prévues et les dépenses alléguées pour l’instant pour 2023, il devrait non seulement trouver quasi sept milliards d’économies supplémentaires dans les services publics comme le souhaitent traditionnellement les libéraux et comme le refusent toujours les socialistes, mais aussi lever quasi sept milliards d’impôts de plus sur le capital, comme le réclament sempiternellement les socialistes et comme s’y opposent vigoureusement les libéraux.
Ce sont des rôles d’une très classique distribution. Avec des règles très strictes. Et des costumes très étroits.
Mon royaume pour 2,5%
En outre, cet accord a entériné des dispositifs dont la révision serait très mal prise: la norme de croissance du budget des soins de santé à 2,5% par an, par exemple. Le gouvernement fédéral précédent, beaucoup moins composite idéologiquement que l’actuel, ne l’avait limitée qu’à 1,5%. Avec les conséquences et les protestations que l’on sait. Maggie De Block y a laissé sa carrière de ministre.
Qu’une coalition de droite homogène sur ces sujets n’ait pas pu, ou pas osé, faire davantage d’économies suffit à le comprendre: le gouvernement fédéral souffre en Belgique de contraintes qui, au moment de la confection des budgets tout particulièrement, devraient inciter les acteurs au murmure plutôt qu’à la grandiloquence.
Car les grandes masses budgétaires, en près de deux cents ans de compromis patriotiques et en plus de cinquante ans de fédéralisme, ont été très largement sorties du contrôle du gouvernement fédéral. Si bien que les prédécesseurs d’Alexander De Croo étaient, eux aussi, très strictement enserrés dans leur costume de maçon trop ambitieux.
Une large majorité des montants qui entrent dans les caisses fédérales en sortent sans que le gouvernement ait la moindre autorité sur eux. En Belgique, l’Etat reçoit beaucoup, mais il dispose de peu.
Prenons les comptes de l’année 2020, par exemple, bouclés avec un solde de financement de plus de trente milliards à charge du gouvernement fédéral. Cette année-là, sur les quelques 240 milliards totaux de prélèvements (impôts des divers niveaux de pouvoir, et cotisations sociales comprises) annuels, l’Etat fédéral a encaissé 113 milliards de recettes, fiscales ou non.
Les dotations et les transferts à la Sécurité sociale comptaient pour près de cinquante milliards d’euros, et aucun ministre des Affaires sociales n’aurait pu y faire grand-chose: les budgets sont négociés avec des acteurs – les mutuelles, les prestataires de soins, les syndicats, etc. – sur lesquels l’Etat n’a pas toute l’autorité qu’on veut parfois lui donner.
Les dotations et les transferts aux Communautés, aux Régions, aux provinces et aux communes comptaient pour plus de soixante milliards d’euros, et aucun ministre des Affaires institutionnelles ne pourra y changer quoi que ce soit de substantiel: on ne fait pas une réforme de l’Etat comme on tient un conclave.
Les dotations et les transferts à l’Union européenne comptaient pour près de sept milliards d’euros, et même Margaret Thatcher au 16 rue de la Loi ne pourrait jamais reprendre tout ce «money back». Les dépenses de dette s’élevaient à près de neuf milliards, et aucun ministre des Finances ne pourrait plus faire aucun emprunt futur s’il décidait de cesser de rembourser les courants.
En réalité, cette année-là, marquée par le Covid et ses exceptionnels débours, il n’y avait que vingt-deux milliards d’euros de «dépenses propres du pouvoir fédéral», comme dit la Cour des comptes. Vingt-deux milliards de dépenses propres pour 113 milliards de recettes, et pour trente milliards de solde de financement.
Si bien que même si en 2020, les ministres fédéraux des Finances et du Budget avaient décidé de réduire à zéro toutes les dépenses dont ils étaient comptables, et donc de fermer toute la boutique fédérale, de privatiser gratuitement la police et la justice, de dissoudre l’armée et les Finances, et donc de licencier sans indemnité les fonctionnaires et les députés, puis de se renvoyer eux-mêmes en cédant les clés de leur bureau désormais privé d’eau, d’électricité et de chauffage à une société de consultants privés mais bénévoles, le budget fédéral ne serait pas revenu à l’équilibre.
C’est donc dans cette petite proportion d’une très grande masse que tous les acteurs de la scène fédérale se bagarrent.
Les bruyants débats de cette rentrée, de la taxe sur les sur- profits (rendement attendu: deux cents millions d’euros) à celle sur les vols en jet privé (la coprésidente de Groen proposait de demander trois mille euros pour chacun des quelques milliers de vols annuels concernés) portent sur des proportions encore plus faibles.
Alors c’est vrai qu’ils n’aiment pas quand on dit que tout ça, c’est du théâtre.
Et c’est vrai que le budget est l’acte suprême de la puissance exécutive.
Et c’est vrai aussi qu’ils sont hauts, les deux murs que le maçon De Croo prétend, avec beaucoup d’emphase, vouloir ériger.
Mais il n’a que quelques petites briques à y mettre, en fait. Comme sur le décor d’une pièce jouée chaque année.
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