La Révolution de 1830 s’est faite sur l’idée que les Hollandais percevaient trop d’impôts. Mais le nouvel Etat belge n’a quasi rien fait, sauf réformer l’impôt sur les héritages. © DR

«Au XIXe, on défendait les droits de succession au nom du libéralisme économique»

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Simon Watteyne, historien et spécialiste des questions fiscales, replace les discussions actuelles sur la fiscalité en général et sur la suppression des droits de succession en particulier dans leur contexte historique.

Sa thèse de doctorat sur l’histoire politique de la fiscalité en Belgique a été publiée par le Crisp sous la forme d’un épais livre l’an dernier, Lever l’impôt en Belgique. Une histoire de combats politiques (1830-1962). Simon Watteyne, postdoctorant à l’ULB, voit de nombreuses résonances de ce passé qu’il a si soigneusement décrit dans le présent qui s’offre à la Belgique, ainsi qu’à la Wallonie et à la Fédération Wallonie-Bruxelles, depuis les élections du 9 juin.

Les socialistes francophones vont, sauf à Bruxelles, rejoindre les bancs de l’opposition. Ce n’est évidemment pas la première fois que la Belgique bascule à droite. Comment ces alternances se sont-elles marquées sur la politique fiscale?

On le voit dès les années 1920 puisque les socialistes entrent dans des gouvernements d’union nationale, pendant et après la Première Guerre mondiale. Ils sont remplacés, en 1921, par des gouvernements catholiques-libéraux jusqu’en 1925, dans lesquels les préoccupations sont assez similaires à ce qu’on voit aujourd’hui, avec un besoin pressant de combler des déficits budgétaires. Il faut de l’argent, et le gouvernement catholique-libéral va rapidement augmenter les impôts sur la consommation qui rapportent beaucoup plus que celui sur le revenu, tout récent, à la grande colère du Parti ouvrier belge (POB). Une autre grande différence qui marque déjà la droite et la gauche porte d’ailleurs sur l’impôt sur le revenu en tant que tel. Les socialistes, de la première moitié du XXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, voient l’impôt sur le revenu comme un impôt qui doit être perçu chez les riches, cela doit être un impôt de classe, là où la droite catholique et les libéraux posent que la justice fiscale implique une contribution de tout le monde à l’impôt et au budget de l’Etat, certes avec une imposition progressive.

On a revu ce débat lors de la réforme fiscale manquée par le gouvernement De Croo: les verts et les rouges voulaient cibler les réductions sur les bas salaires, les bleus et le CD&V souhaitaient que tout le monde en profite…

Ce sont exactement les mêmes mécanismes de justification morale. Ils prennent leur racine, il y a plus d’un siècle déjà, avec la création de l’impôt sur le revenu. C’est la même chose dans les années 1930, lors de la Grande Dépression. Il y a à ce moment un grand besoin d’argent, et les gouvernements catholiques-libéraux augmentent l’impôt sur le travail pour tout le monde, dans le double souci de faire contribuer toute la population à l’impôt et de ne pas basculer vers une fiscalité de classe. Et puis, aussi, de ne pas faire fuir les capitaux. Il est donc hors de question de toucher à la fiscalité financière. Un autre grand débat qui oppose, évidemment, gauche et droite au cours du temps.

© Hatim Kaghat
«L’impôt sur l’héritage présente le problème d’être trop peu prévisible.»

Simon Watteyne, historien (ULB).

Mais les partis qui se préparent à gouverner misent, pour réduire les déficits, sur des économies dans les dépenses, pas sur de nouvelles recettes fiscales…

C’est aussi une réalité qui a existé dans l’histoire. Après la Première Guerre mondiale, dans le cadre de la reconstruction, le nombre de fonctionnaires augmente. Mais le gouvernement de droite qui succède au gouvernement Poullet-Vandervelde, en 1926, va licencier tous les agents temporaires engagés pendant la reconstruction, justement dans cette logique d’économies pour effacer les déficits.

La première mesure annoncée à l’issue du scrutin du 9 juin dernier en Wallonie est la suppression des droits de succession…

L’ironie de l’histoire belge, c’est que la Révolution belge s’est faite sur l’idée qu’on payait trop d’impôts sous le régime hollandais, et qu’il fallait en finir avec tout ça. Mais le tout neuf Etat belge de 1830 avait besoin d’argent, par conséquent il n’a à peu près rien fait du tout, excepté réformer l’impôt sur les héritages, qui était tellement détesté qu’on a supprimé la taxation en ligne directe et la déclaration assermentée que les héritiers devaient faire à l’Etat. Puis le reste du XIXe siècle et le début du XXe sont une sorte de combat des démocrates-chrétiens, donc la gauche du Parti catholique, mais aussi des libéraux radicaux, puis des socialistes, pour défendre une autre vision de la justice fiscale, dans laquelle l’impôt des patrimoines par l’héritage permettrait de contrebalancer la taxation de la consommation des ménages ouvriers. L’impôt sur les héritages est alors vu comme une pierre angulaire du système fiscal, parce qu’on n’est pas dans les budgets qu’on connaît aujourd’hui.

A quelle hauteur?

La part de la pression fiscale par rapport au revenu national s’approchait alors à peine des 5%, c’est dix fois plus de nos jours. Mais l’impôt sur l’héritage, dans ce contexte, présente un autre problème, celui d’être trop peu prévisible: si les millionnaires se portent particulièrement bien, l’Etat n’a aucune rentrée fiscale… L’impôt sur le revenu annuel, lui, fait rentrer des montants moins aléatoires dans les caisses de l’Etat. C’est aussi pour cela que la gauche milite beaucoup moins, du XXe au XXIe siècle, pour consolider le système des droits de succession, car c’est un impôt qui ne rapporte pas grand-chose et est peu contrôlable. C’est pourquoi on s’est beaucoup concentré sur la taxation du travail…

Evoque-t-on alors des arguments philosophiques?

Une série d’intellectuels au XIXe siècle défendent les droits de succession au nom du libéralisme économique. Le grand Adam Smith disait lui-même que dans un système idéal, on ne taxerait ni le travail ni le capital productif, car il faut «laisser faire» le commerce et l’industrie, mais, en revanche, il faudrait taxer le capital improductif. Une autre vision de la justice fiscale consiste à dire que l’impôt sur l’héritage met à mal la solidarité intergénérationnelle, et ensuite que la taxation de ces transmissions crée une injustice entre les contribuables honnêtes et ceux qui ne le sont pas, ceux qui ne faisaient pas la déclaration assermentée. C’est un peu un argument qu’on retrouve aujourd’hui chez Les Engagés, qui constatent que les très riches ont les moyens d’éviter de payer des droits de succession, donc que le système est injuste, et donc qu’il faudrait le supprimer.

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