Angela Merkel


Reporters / Laif

Angela Merkel: «Trump a refusé de me serrer la main. C’était évidemment calculé» (interview)

Angela Merkel (70 ans), nous reçoit dans un appartement de Berlin où elle vient d’achever l’écriture de ses mémoires: Liberté. Mémoires 1951-2021. Avec une fierté mesurée, elle nous montre son livre de 700 pages, rédigé avec l’aide de Beate Baumann, son amie et conseillère de longue date. L’ex-chancelière allemande veut «expliquer le livre, et me raconter moi-même». Mais avant cela, il faut aussi aborder les crises actuelles qui secouent le monde.

Le monde traverse des crises successives, et de nombreuses personnes craignent l’avenir. Etes-vous également inquiète?

De nature, je suis optimiste, mais oui, il y a de quoi être préoccupée. Les deux premières années de mon mandat de chancelière (2005-2006) ont été une période d’apprentissage. Ensuite, les crises se sont enchaînées, et leur nombre n’a fait qu’augmenter.

Gouverner est-il devenu plus difficile aujourd’hui?

Les réseaux sociaux ont accentué une polarisation où tout est noir ou blanc. La capacité de reconnaître les nuances de gris et de trouver des compromis s’effrite. Rassembler l’Europe demande aujourd’hui des efforts encore plus grands. Lors d’une discussion avec le pape François, il m’a donné ce conseil sur la gestion des désaccords: «Il faut plier, plier et plier encore, mais sans jamais se briser.» Déjà de mon temps, c’était ardu; la situation est maintenant encore plus tendue.

Vos mémoires, qui viennent de paraître, ont été terminées avant la dernière élection présidentielle américaine. Qu’avez-vous ressenti à l’annonce de la victoire de Donald Trump?

Qu’une fois encore, les sondages s’étaient trompés. Pendant des mois, les médias avaient abondamment évoqué une victoire serrée de Kamala Harris, mais à six heures du matin, je me réveille, je consulte mon téléphone…

Et?

De la tristesse. J’avais déjà été déçue par la défaite d’Hillary Clinton en 2016. J’aurais espéré un autre résultat.

Que pensez-vous de Donald Trump?

Lorsqu’un dirigeant refuse de chercher des situations gagnant-gagnant et ne voit le monde qu’en termes de vainqueurs et de perdants, cela rend le multilatéralisme extrêmement difficile.

Vous n’êtes plus chancelière, vous pouvez donc parler librement.

Ce n’a jamais été mon style. Peut-être que mon expérience en République démocratique allemande (RDA) m’a habituée à lire entre les lignes. Pour moi, une rhétorique exagérée n’est pas une vertu politique.

Trump ne partage visiblement pas cet avis. Comment était-ce de le rencontrer?

Une scène illustre bien le personnage. Lors de ma visite à la Maison-Blanche en 2017, j’ai essayé de le convaincre de serrer ma main devant les photographes. Je voulais être constructive et je pensais qu’il n’avait peut-être pas compris l’importance de cette photo. Il a refusé. C’était évidemment calculé.

«Toute interaction avec Trump était une lutte, un rapport de force.»

Quels enseignements un dirigeant doit-il tirer de ses interactions avec Trump?

Trump était extrêmement curieux, cherchant à comprendre les moindres détails, mais uniquement pour en tirer un avantage personnel. Plus il y avait de monde dans la pièce, plus il avait besoin de s’affirmer comme le vainqueur. Toute interaction avec lui était une lutte, un rapport de force.

Vous voyez une explication de son style politique dans ses débuts en tant que magnat de l’immobilier: «Chaque parcelle de terrain ne pouvait être vendue qu’une seule fois. S’il ne l’obtenait pas, quelqu’un d’autre le faisait.» Les autres chefs d’Etat doivent-ils s’adapter à ce style?

Absolument pas. Sinon, on ne parvient à rien.

Considérez-vous Trump comme une menace pour la paix mondiale?

Il représente un défi pour le monde, en particulier pour le multilatéralisme. La situation actuelle est complexe, d’autant que derrière Trump se tient la première puissance économique mondiale, dont la monnaie, le dollar, joue un rôle central dans le système financier global. Comparées à l’impact des sanctions américaines, nos propres mesures paraissent dérisoires.

Est-il encore plus difficile aujourd’hui qu’en 2016, lors de la première victoire de Trump?

Désormais, il existe une alliance visible entre lui et les grandes entreprises de la Silicon Valley, qui disposent de réserves de capitaux considérables.

Vous faites référence au milliardaire Elon Musk, qui a été intégré dans l’entourage gouvernemental de Trump?

Lorsqu’une personne comme lui détient 60% de tous les satellites en orbite, cela doit nous interpeller profondément.

Elon Musk, avec son empire industriel et la portée de sa plateforme de médias sociaux X, représente-t-il une menace plus grande que Trump?

Je ne dirais pas cela. Mais la politique doit maintenir un équilibre entre les puissants et les citoyens ordinaires. Lors de la crise bancaire, de la crise de l’euro et de la crise économique mondiale, la politique fut le dernier bastion permettant de stabiliser la situation. Si ce bastion est trop influencé par les entreprises, que ce soit par le capital ou le pouvoir technologique, cela représente un défi inédit pour nous tous.

La politique est-elle impuissante face aux grandes plateformes Internet?

Non, dans une démocratie, la politique n’est jamais impuissante face aux entreprises. Mais il est nécessaire de contrebalancer l’agitation provoquée par les réseaux sociaux.

Votre autobiographie compte 700 pages, mais vos seize années à la chancellerie n’en occupent que 400. Certains de vos prédécesseurs ont écrit plusieurs épais volumes sur des mandats bien plus courts. Pourquoi une telle concision?

Nous avons voulu une approche différente avec ce livre. J’ai 70 ans. J’ai vécu 35 ans à l’Est et 35 ans en politique. Cela ressemble à deux vies distinctes, mais en réalité, c’est une seule et même vie. La seconde moitié n’est pas compréhensible sans la première. C’est pourquoi nous avons évité de publier deux volumes: certains auraient lu uniquement la période DDR (NDLR: République démocratique allemande), d’autres uniquement la période politique. Et 700 pages, c’est déjà une lecture conséquente, non?

«La politique n’est pas faite pour les personnes enclines à l’autoapitoiement.»

Votre autobiographie accorde également une place importante à votre condition de femme. Vous avez été la cible de remarques dénigrantes sur votre apparence.

Au début de ma carrière politique, j’étais souvent stupéfaite de l’hostilité que je suscitais. Mais Beate (NDLR: Baumann) me disait: «Pense à Helmut Kohl, qu’on appelait « la Poire ».» Avec le recul, je suis reconnaissante que mon entourage n’ait pas renforcé mes doutes. La politique n’est pas faite pour les personnes enclines à l’autoapitoiement. Si vous voulez réussir, vous ne pouvez pas être trop sensible.

«Il ne me serait jamais venu à l’esprit de dire chaque jour: “Mes chers compatriotes, je tiens à vous rappeler que je suis une femme.”»

Votre ambition était-elle de diriger un gouvernement en tant que femme?

Oui, je le voulais absolument, et aussi en tant que femme. Mais je ne me suis pas particulièrement souciée de la portée symbolique de cette situation. Parfois, j’ai aussi été déçue par les femmes. Etre toujours solidaires entre elles? Je ne l’ai pas vécu ainsi.

Vous n’avez jamais vraiment mis en avant votre identité de femme ou de féministe.

Ce n’était pas une stratégie délibérée. Personne ne m’a dit de ne pas parler de mon identité de femme. Cela ne m’est tout simplement pas venu à l’esprit de dire chaque jour: «Mes chers compatriotes, je veux vous rappeler que je suis une femme.»

Qu’est-ce qui vous a le plus façonnée: votre identité de femme ou vos origines est-allemandes?

Je pense que mon identité est-allemande a été plus déterminante. Vivre en RDA exigeait constamment un certain courage pour rester authentique. Je ne parle pas du courage des résistants, bien plus grand que le mien. Pour moi, il s’agissait simplement de traverser cette période sans devenir amère. Plus tard, je regardais souvent mes collègues ouest-allemands au Bundestag et je me demandais: « qu’auraient-ils fait si la Stasi avait tenté de les recruter? » Auraient-ils été aussi courageux qu’ils le prétendent aujourd’hui?

Dans votre livre, vous écrivez que les partis politiques ne devraient pas «constamment» parler des thèmes de l’extrême droite ni essayer de les «surpasser rhétoriquement sans offrir de véritables solutions».

Exactement. Les partis au pouvoir ne peuvent pas se contenter d’exiger des choses quotidiennement alors qu’ils ont la majorité pour agir. Certains semblent penser qu’il suffit de communiquer fermement sur le fait qu’il y a trop de réfugiés pour surpasser l’extrême droite. C’est l’effet inverse qui se produit.

«Aucune des mesures prises en matière de politique migratoire n’a permis de prévenir totalement les attentats islamistes.»

Vous évoquez les agressions sexuelles massives lors de la nuit du Nouvel An 2015 à Cologne et l’attentat islamiste de Berlin en 2016. Pourtant, vous évitez les grandes conclusions.

Je ne pense pas. Dans ce chapitre, je propose également des pistes de solutions. Mais il faut reconnaître qu’aucune des mesures prises en matière de politique migratoire n’a permis de prévenir totalement les attentats islamistes.

Ces attentats sont-ils le prix à payer pour une société ouverte et humaine?

Ce serait cynique de le voir ainsi. Le point crucial est que nous ne devons jamais laisser nos valeurs de liberté et de dignité humaine être sapées par des terroristes. Sinon, ils auraient gagné.

En septembre 2015, vous avez permis à des réfugiés bloqués en Hongrie d’entrer en Allemagne. Ensuite, bien d’autres sont arrivés, sans contrôle.

A l’époque, j’avais le sentiment que si nous agissions autrement, nous trahirions nos beaux discours sur les valeurs européennes et la dignité humaine. L’idée d’utiliser des canons à eau à la frontière allemande m’était insupportable, et de toute façon, cela n’aurait pas été une solution.

Vous comparez la situation de 2015 avec celle de l’ambassade d’Allemagne de l’Ouest à Prague, peu avant la chute du mur en 1989. Des milliers d’Allemands de l’Est s’y étaient réfugiés pour forcer leur passage vers l’Ouest. En 2015, votre passé en RDA vous a-t-il rendu solidaire des réfugiés?

Deux explications sont souvent avancées pour justifier mon comportement. Selon la première, je voulais à tout prix devenir secrétaire générale des Nations unies et ai donc ouvert les frontières pour me faire des alliés dans un maximum de pays. Selon la seconde, j’aurais été trop émotive, influencée par un traumatisme lié à mon passé est-allemand. Ces deux théories sont absurdes. Bien sûr, j’avais à l’esprit les images des réfugiés de RDA autorisés à voyager en train spécial via Dresde, mais ce souvenir n’a pas été déterminant en 2015.

Aujourd’hui, votre parti, la CDU, souhaite que les demandeurs d’asile soient refoulés à la frontière. Qu’en pensez-vous?

Je continue de penser que ce n’est pas la bonne solution. Nous avons instauré des contrôles aux frontières et pris de nombreuses mesures, et cela fonctionne. Mais il est illusoire de croire que tout ira mieux en renvoyant les réfugiés aux frontières allemandes. L’Union européenne doit régler ce problème de manière concertée, en renforçant la gestion à ses frontières extérieures. Sinon, la liberté de circulation et le marché intérieur seront menacés, ce qui serait un recul dans l’intégration européenne, avec des conséquences imprévisibles.

Votre déclaration la plus célèbre reste: Wir schaffen das (Nous y arriverons). Avec le recul, diriez-vous que c’était une erreur?

Je savais qu’il n’était pas possible d’accueillir 10.000 personnes par jour de manière continue. C’est pourquoi j’ai négocié l’accord entre l’UE et la Turquie. Evidemment, la migration a causé des problèmes, mais nous avons aussi montré de quoi notre pays était capable.

L’idée que différentes cultures puissent coexister sans efforts mutuels est effectivement un échec spectaculaire

En 2010, vous aviez pourtant affirmé que le multiculturalisme était un échec total.

L’intensité avec laquelle j’ai tenu ces propos à l’époque, je ne l’adopterais plus aujourd’hui. Mais l’idée que différentes cultures puissent coexister sans efforts mutuels est effectivement un échec spectaculaire.

Des efforts doivent donc aussi être demandés à la société d’accueil?

Absolument. Sans ouverture et volonté de changement de la part de la société d’accueil, il ne peut y avoir d’intégration. Cela exige au minimum une connaissance des autres cultures et une disposition à l’échange.

En matière d’héritage politique, c’est surtout votre politique envers la Russie qui est critiquée. Vladimir Poutine, en tant qu’ex-agent du KGB, vous rappelait-il les officiers de la Stasi que vous avez connus en RDA?

Quand il parlait allemand, il s’exprimait souvent avec douceur. Les officiers de la Stasi faisaient la même chose à l’époque. Cela m’a marqué.

«Il n’y avait et il n’y a aucune justification à l’invasion de l’Ukraine par Poutine.»

Vous avez rencontré Poutine pour la première fois en 2000. Avait-il déjà un plan, ou s’est-il radicalisé progressivement?

Je ne me suis jamais fait d’illusions sur lui. Il avait toujours des tendances dictatoriales, et son arrogance m’irritait souvent. Mais je ne crois pas qu’il prévoyait déjà d’envahir l’Ukraine en 2000. Cela s’est construit progressivement, et l’Occident doit aussi se demander s’il a toujours agi correctement.

Que voulez-vous dire?

Je n’ai pas de réponse simple. Mais pour être très claire: il n’y avait et il n’y a aucune justification à l’invasion de l’Ukraine par Poutine. L’Occident aurait cependant pu se montrer plus uni. Nous n’étions pas aussi forts que nous aurions pu l’être.

Vous avez contribué à ce manque d’unité. En 2008, lors du sommet de l’Otan à Bucarest, vous avez bloqué l’adhésion de l’Ukraine, malgré l’opposition des Etats-Unis et de certains pays d’Europe de l’Est.

Il s’agissait d’adopter un plan d’action pour l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie. Je trouvais cela politiquement naïf, car cela aurait mené à une situation ambiguë que Poutine n’aurait pas tolérée. Et ensuite? Les membres de l’Otan seraient-ils intervenus militairement? Probablement pas. J’ai pesé les conséquences.

Vous avez donc semé la discorde au sein de l’Otan?

C’est l’inverse. Pourquoi considère-t-on toujours la position américaine comme un fait établi, et toute opinion divergente comme une source de division? J’ai accepté un compromis à l’époque: pas de statut de candidat officiel pour l’Ukraine et la Géorgie, mais une promesse qu’ils rejoindraient l’Otan un jour. La France et beaucoup d’autres partageaient mon avis.

Vous sentez-vous désignée comme bouc émissaire pour la guerre en Ukraine?

Ce n’est pas qu’un sentiment, c’est un fait. Souvenez-vous, le président Volodymyr Zelensky a invité Nicolas Sarkozy et moi-même à Boutcha (NDLR: ville ukrainienne où les forces russes ont commis un massacre en mars 2022). Cela impliquait que notre attitude à Bucarest était responsable des morts.

Est-ce injuste?

J’admire Zelensky pour son courage et sa détermination dans cette guerre. Mais sur Bucarest, je ne partage pas son point de vue. J’ai averti à maintes reprises: pour Poutine, la fin de l’Union soviétique est la plus grande catastrophe géopolitique du XXᵉ siècle. Il considère les anciennes républiques soviétiques comme des menaces et a toujours cherché à provoquer des conflits pour les contrôler. Mes avertissements étaient fondés. Dès 2008, Poutine a envahi la Géorgie.

Vous écrivez que les initiatives diplomatiques doivent être lancées au moment opportun: «Ce moment ne peut pas être déterminé uniquement par l’Ukraine.» Cela signifie-t-il la paix, même contre la volonté de Kiev?

Non, ce n’est pas du tout ce que je dis. Si nous soutenons l’Ukraine pour des intérêts communs, nous devons également avancer ensemble à chaque étape pour mettre fin à la guerre.

Enfin, quels sont vos projets pour l’avenir?

Beaucoup de belles choses: voyager, rencontrer des amis, lire, me détendre. J’aimerais aussi, sur la base de mon livre, discuter avec les jeunes de démocratie, de l’histoire de la République fédérale et de l’importance des compromis. Chaque politicien doit se demander: suis-je assez tolérant face à des opinions divergentes, qu’elles viennent de mes adversaires politiques ou de ma propre famille politique? Si les politiciens montrent l’exemple, cela peut encourager les citoyens à s’écouter à nouveau.

Par Melanie Amann et Klaus Wiegrefe – © Der Spiegel

Bio express

1954
Née sous le nom d’Angela Dorothea Kasner.
1973-1978
Etudie la physique à Leipzig.
1977
Epouse Ulrich Merkel (divorce en 1982).
1990
Elue au Bundestag pour la CDU. Ministre des Femmes et de la Jeunesse, puis de l’Environnement et de la Sécurité nucléaire dans les gouvernements d’Helmut Kohl.
2005-2018
Présidente de la CDU.
2005-2021
Chancelière fédérale d’Allemagne.
2015
Lors du pic de la crise migratoire, elle défend publiquement une politique d’accueil avec sa célèbre déclaration: «Wir schaffen das» (Nous y arriverons).
2024
Publication de ses mémoires.

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