Alexander De Croo au pied du mur: jusqu’à quand la Vivaldi peut-elle tenir?
La majorité fédérale ne s’entend plus sur aucun sujet, ou presque. La démission d’Eva De Bleeker, le passage d’Alexia Bertrand à l’Open Vld, la fuite d’informations internes ou encore la crainte d’une majorité alternative sont autant de points de friction qui participent au chaos actuel. Au cœur de cette tornade automnale, le Premier ministre, Alexander De Croo, se retrouve de plus en plus isolé. Seule éclaircie dans la grisaille, le récent accord salarial qui semble satisfaire tout le monde dans la majorité. Mais cela suffira-t-il pour faire tenir un gouvernement encore un an et demi?
Budget : le rififi continue dans la Vivaldi
Conversation WhatsApp à l’appui, le porte-parole du Premier ministre Alexander De Croo a formellement démenti que son cabinet avait donné son accord au budget 2023 de la Vivaldi tel qu’initialement soumis au Parlement par l’ex-secrétaire d’Etat au Budget Eva De Bleeker (Open VLD).
Cette dernière a démissionné le 18 novembre, emportée par des problèmes de chiffres constatés dans le projet de budget 2023. Alexander De Croo avait alors affirmé regretter une « erreur matérielle » du cabinet de la secrétaire d’Etat, due à la prise en compte pour 2023 d’une baisse pérennisée de TVA sur l’énergie, sans l’adaptation d’accises censée rendre la mesure neutre budgétairement.
Dans un message posté sur le réseau professionnel LinkedIn, un ex-collaborateur de la secrétaire d’Etat a affirmé ce week-end que le cabinet du Premier ministre avait donné « explicitement son accord via WhatsApp pour le budget dans sa version d’1,3 milliard d’euros de réduction des charges » – celle qu’Eva De Bleeker avait déposée à la Chambre. « Cela signifie que le Premier ministre lui-même a approuvé la première version qui a été soumise au Parlement », précise cet ancien collaborateur.
Une affirmation formellement démentie par le porte-parole du Premier ministre qui tient à disposition, pour prouver ses dires, la conversation WhatsApp sur le sujet et des extraits du comité de lecture, composé de représentants de tous les vice-Premiers ministres, et chargé de contrôler une dernière fois le budget avant qu’il ne soit déposé à la Chambre.
« Nous avons signalé en temps utile qu’il y avait des erreurs dans les notes explicatives du budget qui ne correspondaient pas aux notifications budgétaires ni aux lois d’exécution du budget », assure le cabinet du Premier.
La semaine dernière, la Belgique s’est vue attribuer un sérieux avertissement de la Commission européenne. Notre pays dépasse en effet largement la limite européenne des 3% du PIB de déficit annuel. Avec ses 6,1% de déficit, la Belgique est doublement dans le rouge. Un chiffre qui fait du Royaume un des plus mauvais élève d’Europe. En cause, la Commission pointe l’augmentation rapide des dépenses publiques belges, notamment des mesures de soutien à la suite de la crise énergétique, pas suffisamment ciblées. L’indexation automatique des salaires, système propre à la Belgique, est aussi visée.
Le contrôle budgétaire l’an prochain constituera un moment important. Tel était également le message porté par la secrétaire d’État au Budget, Alexia Bertrand, qui s’est exprimée pour la première fois à la Chambre. La nouvelle venue a été interrogée sur l’avis qu’a rendu la Commission européenne sur le budget de la Belgique. Elle en retient notamment les efforts structurels qu’il faudra continuer à fournir en temps de crise. Suite aux critiques européennes, Alexander De Croo a également rappelé le caractère exceptionnel de la crise énergétique.
Pour le Premier, la baisse de la TVA de 21 à 6% sur l’énergie sera compensée par une réforme des accises. « En vitesse de croisière, ce sera globalement neutre d’un point de vue budgétaire« , avait assuré De Croo. Une affirmation qui n’est pas partagée par le président du PS, Paul Magnette. Interrogé fin de semaine passée sur le plateau de BX1, le Carolo a été très clair. « On va devoir aider les citoyens aussi longtemps que les prix sont élevés, Alexander De Croo a lui-même dit que nous allions avoir cinq à dix hivers difficiles, et donc l’équilibre budgétaire sur la TVA, ce ne sera pas avant 5 ou 10 ans ».
La question de la neutralité budgétaire divise donc à nouveau la majorité. En début de semaine passée, les socialistes et les écologistes l’avaient déjà remise en cause. Aux yeux des premiers, il n’est pas question de « reprendre d’une main ce que l’on a donné de l’autre » pour aider les ménages et, pour les seconds, l’opération ne constitue pas « une mesure budgétaire ». Le PS n’avait d’ailleurs pas applaudi l’intervention du Premier ministre jeudi dernier à la Chambre.
Vivaldi: le nucléaire sous haute tension
Un autre point continue de faire des remous dans la Vivaldi : la question la sortie du nucléaire. Un projet de loi porté par la députée Marie-Christine Marghem (MR) a mis le feu aux poudres. L’ex-ministre fédérale de l’Énergie a reçu le soutien de trois députés d’opposition – deux élus N-VA et le président de DéFI, François De Smet – à sa proposition de loi visant à prolonger l’ensemble des réacteurs nucléaires belges, un texte qui fera l’objet d’un vote cette semaine à la Chambre, au risque de diviser encore un peu plus la coalition Vivaldi.
Ce texte a déjà reçu le soutien de cinq députés – deux de son parti, le MR (Michel De Maegd et Mathieu Bihet), deux N-VA (Theo Francken et Bert Wollants), et François De Smet, le président de DéFI. « Cela menace de mettre la coalition gouvernementale heptapartite Vivaldi sous haute tension », écrit le quotidien ‘De Tijd’.
La N-VA, dans l’opposition, plaide elle aussi – tout comme le président du MR, George-Louis Bouchez -, pour la prolongation d’un nombre accru de réacteurs (cinq au total dans l’esprit du président des libéraux francophones). De quoi faire craindre à certains la création d’une majorité alternative. Mais le MR n’a jusqu’à présent pas accepté l’offre du président de la N-VA, Bart De Wever, qui a déjà offert à Bouchez un changement de majorité au parlement à plusieurs reprises.
Une option démentie la semaine passée par le président du MR. « Pour moi, il ne peut être question de dégager une majorité alternative. Ce serait la chienlit. Ce n’est pas ma façon de travailler. Je veux que l’on avance sur le dossier nucléaire avec la coalition Vivaldi, je m’y emploie. Vous le savez, les négociations sont en cours avec Engie, et j’aimerais que ça aille plus vite, c’est vrai, mais je souhaite surtout qu’elles évoluent positivement et aboutissent », a-t-il précisé.
Le projet de loi de Marghem a fait sursauter les écologistes, pour qui la sortie du nucléaire est cruciale. C’est d’ailleurs le sujet phare qui justifie leur présence dans la majorité. Pour certains, ce projet de loi est donc perçu comme une véritable déclaration de guerre des libéraux à leur propre gouvernement. » Le chef de groupe Ecolo à la Chambre, Gilles Van den Burre, s’est indigné de l’initiative prise par Marie-Christine Marghem. A ses yeux, le MR fait voler en éclats les règles de loyauté au sein d’une majorité.
« C’est une attitude déloyale et je le regrette vivement. Une députée, manifestement soutenue par son président de parti, fait cavalier seul », a-t-il fustigé. « Ce n’est pas comme ça que l’on procède si on veut faire avancer un sujet. Je constate que ce n’est pas la première fois que ce genre de problème se produit et ça continue. Nous avons des accords au sein de la majorité pour nous permettre de fonctionner et aujourd’hui ils ne sont pas respectés. Ce n’est pas comme ça que le MR va aider le gouvernement qui est en pleine négociation sur ce sujet ».
Mais au lieu de calmer le jeu, Georges-Louis Bouchez a préféré en rajouter une couche, englobant d’autres sujets au passage. « Aucun accord sur le nucléaire, pire élève de l’Union européenne sur le budget, aucune réponse au fait qu’on relâche un fiché Ocam qui tue un policier juste après », a-t-il tweeté. Des critiques qui visent directement des membres de la majorité : Ecolo, CD&V et l’Open-Vld.
Tension intrafamiliale
En plus des tensions au sein même de la majorité, il faut également ajouter les tensions… au sein d’une même famille politique. Il y a quelques jours, les relations entre le MR et l’Open Vld ont rarement semblé aussi mauvaises. La désignation surprise de la députée bruxelloise Alexia Bertrand au poste de secrétaire d’État au Budget et son passage par la même occasion à l’Open Vld ont pris de court le MR. Le président de l’Open Vld Egbert Lachaert s’est montré très dur en télévision à l’égard du parti frère, tandis que dans un tweet acerbe, Bouchez exprimait le mécontentement de son parti sur la tournure qu’avaient prise trois dossiers (le nucléaire, la situation budgétaire et le meurtre du policier à Schaerbeek).
Les deux partis libéraux ont finalement publié un communiqué commun pour tenter d’apaiser les tensions naissantes. « Le MR et l’Open Vld entretiennent des relations fortes et solides », ont déclaré les deux partis. « Comme dans toutes les familles, des divergences peuvent survenir. Mais celles-ci ne peuvent remettre en cause notre ciment commun: la défense d’un projet libéral pour une Belgique de liberté et de progrès. »
« Ces dernières semaines, des dossiers d’actualité ont mis une certaine pression sur la famille libérale », reconnaissent toutefois le MR et l’Open Vld. Certaines critiques entendues au parlement par exemple à propos du dossier nucléaire ou celui du policier tué à Schaerbeek ont ainsi été mal vécues du côté flamand. Et du côté francophone, le sentiment d’un isolement dans la majorité domine alors que les deux partis libéraux devraient être unis dans une série de dossiers où ils défendent des positions semblables.
Eclaircie dans la grisaille et rare harmonie
Eclaircie dans la grisaille, l’accord salarial trouvé ce lundi. Le gouvernement s’est en effet entendu en comité restreint sur une proposition de conciliation permettant de sauver les négociations salariales entre les syndicats et les employeurs.
Comme prévu, l’indexation automatique sera conservée mais la marge salariale sera nulle durant les deux prochaines années, quel que soit l’indice. Les entreprises qui s’en sortent bien pourront toutefois accorder une prime allant jusqu’à 500 euros à leurs salariés, à condition qu’un accord sectoriel soit conclu à cet effet.
Libéraux, écologistes et socialistes se sont montrés satisfaits de l’accord trouvé. Une harmonie devenue rare dans la Vivaldi.
Les socialistes se disent très satisfaits de la répartition de l’enveloppe bien-être et du maintien de l’indexation automatique, qui devraient, selon eux, favoriser le pouvoir d’achat.
« L’accord permettra de renforcer le pouvoir d’achat des pensionnés, des allocataires sociaux, des personnes en situation de handicap et d’invalidité. Faute d’accord entre les partenaires sociaux, le gouvernement a pris ses responsabilités. Une absence d’accord sur cette enveloppe de près d’un milliard d’euros n’était pas une option pour les socialistes », a souligné la ministre des Pensions et de l’Intégration sociale, Karine Lalieux (PS).
Satisfaction, également, chez les écologistes. « Il était important de décider rapidement, pour préserver la paix sociale et prendre le relais du groupe du 10. La poursuite de la revalorisation du salaire minimum et surtout celle des allocations ainsi que les pensions les plus basses pour un montant d’un milliard d’euros sont des excellentes nouvelles », a de son côté estimé le vice-Premier Ecolo Georges Gilkinet.
Le MR semble également heureux de cet accord. « Les libéraux se sont battus pour récompenser les travailleurs et nous y sommes parvenus avec environ 2/3 de l’enveloppe consacrée au chômage qui ira à l’augmentation du salaire minimum ». « Cet argent sera octroyé aux travailleurs et permettra d’éviter les pièges à l’emploi », a commenté le vice-Premier ministre MR David Clarinval.
Cet accord suffira-t-il à ramener de la sérénité dans la majorité ? C’est peu probable. Après une semaine où l’instabilité est devenue la norme, la question de la survie de la Vivaldi est à nouveau arrivée sur la table. Pour l’instant, aucun parti de la majorité fédérale ne semble vouloir faire tomber le gouvernement. Mais avec les élections de 2024 en ligne de mire et les campagnes électorales qui y seront liées, il n’est pas impossible, loin s’en faut, de voir la majorité fédérale encore affaiblie. « On constatera également que, tant sur l’épisode budgétaire que sur celui du débauchage de la secrétaire d’Etat, le Premier ministre est sorti de son rôle d’arbitre, ce qui constituait jusqu’ici un facteur sinon de stabilité, en tout cas de protection supplémentaire contre une chute prématurée », écrit Le Soir. Jusqu’où la Vivaldi peut-elle vaciller, sans couler ?
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La menace du confédéralisme
Les tensions actuelles au sein de la majorité sont une aubaine pleinement exploitée par la N-VA, qui en profite pour mettre un coup de pression en vue des élections de 2024. Le président du MR, Georges-Louis Bouchez, a laissé entendre qu’il n’apportait guère de crédit aux propos Bart De Wever, selon lesquels le parti nationaliste n’entrera au gouvernement fédéral après les élections de 2024 que s’il organise le confédéralisme.
« La politique, c’est des mathématiques, et aujourd’hui, il n’y a presque personne dans le monde politique belge qui défende le confédéralisme, pas même en Flandre », a-t-il déclaré lors de l’émission De Zevende Dag de la VRT. « Même pour la Flandre, le confédéralisme n’a aucun sens, car les défis se situent actuellement au niveau européen, » a ajouté Bouchez.
De Wever a affirmé que qu’il ne souhaitait parler que d' »une chose » avec le PS, l’interlocuteur « logique de son parti » après les prochaines élections fédérales. « L’option d’une coalition suédoise ne sera plus à l’ordre du jour en 2024, ce sera le confédéralisme ou rien », avait souligné le président de la N-VA, tout en s’en prenant aux options socio-économiques défendues par les socialistes francophones.
« Je suppose que dans le confédéralisme de Monsieur De Wever, chacun gère ses propres moyens et que donc aucun transfert ne sera plus réalisé depuis la Flandre (vers la Wallonie) dans le cadre de la sécurité sociale. Mais à ce propos, jamais un accord ne sera trouvé avec le PS », a poursuivi Bouchez. « M. De Wever doit être sérieux: soit il dit vouloir le confédéralisme, mais je pense qu’il n’a pas de majorité, soit il dit vouloir former un gouvernement de droite sur les questions socio-économiques », a-t-il encore dit.
Pour le président du MR, le confédéralisme prôné par De Wever « n’a aucun sens ». « Actuellement, les défis se situent au niveau européen. Il faut donc tous les traiter au moins au niveau du pays, pas au niveau des régions, même si une telle région (la Flandre) est très performante », a-t-il conclu. Toujours est-il que la crainte d’une N-VA qui impose ses conditions à l’horizon 2024 inquiète, et rajoute une dose de tension dans la Vivaldi.
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