Alain Deneault : «La gauche sociale et la droite traditionnelle disparaissent» (entretien)
Intellectuel réputé des deux côtés de l’Atlantique, le philosophe québécois Alain Deneault décrypte dans son dernier essai les grands discours idéologiques qui agitent le débat public. Il épingle les dérives de la droite conservatrice et de la «gauche intersectionnelle».
Alain Deneault est concis et peu bavard de nature. Il a, certes, cette impeccable politesse qu’on admire chez nos amis canadiens, mais de ses dernières vacances, vous ne saurez rien. On dirait que l’homme préserve toutes ses ressources, psychiques et intellectuelles, pour les jeter dans la bataille des idées, en particulier dans ses essais raffinés où la rigueur de l’analyse factuelle le dispute sans cesse à la verve pamphlétaire. Car Alain Deneault est un philosophe aguerri doublé d’un polémiste. Les deux cohabitent en bonne intelligence.
Connu du public outre-Atlantique dès la fin des années 2000 grâce à ses enquêtes sur les paradis fiscaux et les agissements troubles de sociétés minières canadiennes en Afrique, le lectorat francophone européen s’éprend du docteur en philosophie en 2015 à la faveur de la parution de son percutant essai LaMédiocratie. La thèse est insolente, mais solidement documentée: «En politique comme en entreprise, les médiocres ont pris le pouvoir», soutient-il en substance. On reconnaît aisément le même auteur derrière Mœurs. De la gauche cannibale à la droite vandale (1), son dernier essai qui vient de paraître en Europe. L’ ardent intellectuel fustige le repli identitaire sur soi, de droite comme de gauche, et déplore l’irrationalité de certains poncifs et arguments étriqués devenus, selon lui, prééminents dans le débat public. Aux convictions fortes et assumées, mais récalcitrant aux allégeances idéologiques, Alain Deneault renvoie quasi dos à dos la «gauche intersectionnelle» et la droite conservatrice.
Les discours identitaires, sociétaux à gauche et nationalistes à droite, tendent à faire un ennemi de quiconque n’est pas « identique » à soi.
Vous êtes l’auteur du célèbre concept de «médiocratie». Qu’entendez-vous par ce terme?
J’ai redéfini un mot oublié du XIXe siècle, auquel la bourgeoisie recourait pour dénoter le redoutable essor d’une classe moyenne venue la défier sur ses terrains de prédilection: la culture, la science, la stratégie militaire, la politique… A cette époque où les dominants se percevaient comme une «élite», les sujets moyens étaient tout au plus bons à rendre des services à la condition de se montrer serviles. Aujourd’hui, la médiocratie définit un régime où le formatage stéréotypé des sujets est devenu activement souhaitable. Elle n’est en rien un objet de méfiance. En ce sens, la médiocrité ne renvoie pas à un fait d’incompétence ou de nullité, mais à un mode opérationnel structuré de manière moyenne. Elle implique une certaine part d’exigence en même temps qu’un plafonnement programmé.
La «médiocratie» ne concerne que la sphère politique ou s’agit-il d’un phénomène plus global?
J’ai souhaité que le lectorat de La Médiocratie se reconnaisse en tant qu’il est lui-même traversé par des impératifs à la médiocrité. Dans le monde professionnel, la pression est souvent inouïe pour qu’on limite ses tâches à une maîtrise technique rigoureusement circonscrite, qu’on limite son vocabulaire à une novlangue impropre à dire le réel et à fouler aux pieds les principes moraux les plus élémentaires. C’est le principe même de la subordination qui est à l’œuvre en droit du travail. La pression pour faire de la culture l’objet d’une industrie, du voyage le fait du tourisme, de l’éthique un domaine des affaires, les émotions le champ de la gestion… contribue également à ce formatage dans toutes les sphères de l’existence. Nous nous laissons prendre en charge. Les politiques deviennent, dans cet ordre culturel, les fusibles symboliques qu’on se donne pour bien marquer le fait de responsabilités étrangères à soi. Or, il conviendrait mieux de se considérer bien souvent comme médiocre malgré soi, car soumis aux règles de la médiocratie. Ce passage est plus susceptible de conduire à des formes de résistance.
Dans quelle mesure ce constat que vous établissiez en 2015 a-t-il évolué aujourd’hui?
La socialisation par des plateformes informatiques, la numérisation de la surveillance au travail, l’atomisation des liens d’emploi en raison d’un droit ultralibéral concourent à un renforcement continuel de ces tendances.
Dans votre nouveau livre, Mœurs. De la gauche cannibale à la droite vandale, vous analysez celles de notre époque. Quels en sont les grands marqueurs et que révèlent-elles?
Ce n’est pas tant l’évolution des mœurs – nécessaire – que la tendance à les supprimer qui me fait craindre un très grand nombre d’excès à gauche comme à droite. Supprimer les mœurs, c’est ériger son «senti», ses impressions premières au titre de la loi et faire valoir ses états d’âme à la manière d’une autorité sur autrui. Les différents discours identitaires, sociétaux à gauche et nationalistes à droite, tendent ainsi à faire un ennemi de quiconque n’est pas «identique» à soi. Lire Aristote est à cet égard salvateur: il rappelle combien l’éthique ne saurait se réduire à un discours se suffisant à lui-même, c’est-à-dire ignorant la complexité des circonstances. Autrement dit, il faut être capable d’un esprit de romancier pour jauger tous les aspects des conjonctures. La vérité est ainsi toujours approximative et «approchée» en la matière.
Faites-vous allusion à ce que vous appelez la «gauche cannibale» ou «intersectionnelle»?
La gauche n’est pas «cannibale» pour la première fois de son histoire, loin de là. La surprise et la quasi- exaltation qu’a suscitées l’union électorale des différentes formations politiques aux élections législatives en France – fût-elle précaire – témoignent de la façon dont les différents courants qui s’en réclament ont pu se concurrencer dans l’histoire. Mais aujourd’hui, les rivalités qui subsistent touchent à des questions relatives aux mœurs, ce qui complique les alliances. En cela, la théorie de l’intersectionnalité n’est coupable de rien, elle relève même plutôt d’un bienfait si on peut y recourir convenablement.
Estimez-vous qu’elle est instrumentalisée à des fins idéologiques?
Le problème surgit lorsque le recours à cette théorie, qui porte sur l’adjonction de critères d’appréciation de la pensée ou de l’agir subjectif en fonction de caractéristiques sociologiques, quitte le terrain de l’empirie et abandonne tout rapport adéquat aux circonstances pour s’absolutiser indépendamment des expériences, et ce, en ramifiant à l’extrême les différences identitaires liées au sexe, à la culture, à l’ethnie, à l’âge, à l’orientation sexuelle…
Les adeptes de cette théorie revendiquent précisément de s’appuyer sur leurs expériences, leur vécu…
Les critères que je viens d’énumérer sont pertinents lorsqu’ils sont mis à la portée de la raison, mais conduisent à un certain fanatisme lorsqu’ils s’érigent comme les éléments de la raison elle-même, lorsqu’ils se suffisent à eux-mêmes pour apprécier toute situation. Une telle «raison pure» idéologique dispense alors celles et ceux qui s’en réclament de raisonner parce qu’elle se contente de mobiliser en toutes circonstances des catégories valant pour elles-mêmes: femme ou homme, blanc ou minoritaire, jeune ou vieux, hétérosexuel ou LGBTQQIP2SAA… sont des traits identitaires qui finissent par valoir a priori.
A vous entendre, votre critique ne porte pas tant sur le fond que sur la forme qu’empruntent ces théories et les revendications qui s’y appuient…
Je pense, par exemple, à Kimberlé Crenshaw (NDLR: juriste, universitaire et militante féministe américaine), qui a promu la notion d’intersectionnalité, et qui observe elle-même aujourd’hui que cette théorie, toujours valide, devient abusive lorsqu’on l’instrumentalise de manière abstraite et idéologique. Une telle attitude éloigne la gauche d’un de ses principes, soit l’organisation des luttes communes. L’identité subjective a pu nous faire oublier, par exemple, que Bernie Sanders, qui disputait l’investiture démocrate à Hillary Clinton en 2016 aux Etats-Unis, était plus féministe que sa rivale, même s’il faisait moins cas des substrats identitaires, en ce qu’il garantissait un accès universel aux soins de santé ou à l’éducation postsecondaire, soit des programmes sociaux valables pour tous qui, dans les faits, auraient profité davantage aux minorités symboliques comme les femmes et les étrangers qu’aux catégories traditionnellement avantagées, comme celle des hommes blancs urbanisés. Inversement, les banques et grandes entreprises multinationales qui s’empressent de mettre en application des programmes inclusifs tablant tapageusement sur les critères intersectionnels – même dans le domaine de l’armement, comme je le signale dans mon bouquin – se contentent de mobiliser un personnel sociologiquement diversifié pour mener des activités mondialement polluantes, iniques, destructrices et impérialistes au détriment, majoritairement, des femmes, des Noirs et des ruraux.
La notion d’intersectionnalité devient abusive lorsqu’on l’instrumentalise de manière abstraite et idéologique.
La «gauche» que vous qualifiez de «gauche intersectionnelle ou cannibale», d’autres observateurs la nomment gauche «wokiste» ou «islamo-gauchiste». Pourquoi évitez-vous ces termes? Sont-ils inadéquats?
Ces appellations sont devenues strictement polémiques ou ont été forgées dès leur origine dans le but d’étiqueter autrui de manière dénigrante. C’est le propre de notre culture politique tantôt d’extrême centre, tantôt d’extrême droite, que d’enfermer quiconque ne pense pas comme soi parmi des figures diffamantes. Non seulement ces qualificatifs nuisent à la pensée, mais ils la neutralisent tout à fait au profit de sentiments haineux.
Au Québec, vous êtes identifié comme un penseur critique progressiste et écologiste. Pourtant, vous fustigez une partie de la gauche dans ce livre. N’êtes-vous pas à l’aise avec cette gauche?
Je crois seulement que le fanatisme et l’inintelligence nuisent au féminisme, à la lutte contre les discriminations raciales ou sexuelles, à la critique de l’impérialisme et à l’élaboration de causes communes. La fétichisation de ramifications identitaires poussées à l’extrême, que certaines propensions entraînent, nous éloigne des conditions mêmes d’un discours de classe. Cela dit, malgré leurs excès, les discours sociétaux ont pour pertinence de nourrir une pensée plus complexe et plus juste des composantes formant les catégories sociales jadis monolithiques auxquelles la gauche est habituée, comme celles de «peuple» ou de « prolétariat»…
Dans ce livre, vous n’épargnez pas la droite «conservatrice» ou «vandale». Qu’entendez-vous par cette formule?
Droites conservatrice ou fasciste sont friandes de l’opération qui consiste à stigmatiser des mouvements antagonistes de type «woke» en raison de leurs méthodes radicales ou violentes: censure et culture du bannissement, entrave à la libre circulation et sabotage, symbolisme politique érigé au rang de culte, révisionnisme historique au gré de convictions idéologiques, enfermement dans des soliloques autoréférentiels… alors que ces droites font preuve exactement des mêmes méthodes. La liberté d’expression n’a de sens que lorsqu’elle vient au secours de ses propres discours, servis de manière tapageuse, à flux tendu, pour crier sur tous les tons à la censure… Mais jamais les entorses qu’on lui fait subir ne sont dénoncées quand un gouvernement supprime le financement de groupes civiques selon les positions politiques, étouffe les sciences sociales dans les universités, disqualifie quiconque aura osé critiquer les politiques de l’Etat d’Israël, fera disparaître des bibliothèques scolaires des ouvrages froissant l’idéal patriotique… On assiste continuellement à des querelles entre cette gauche stridente et cette droite autoritaire qui usent concomitamment de telles méthodes, en se reprochant mutuellement l’exclusivité de ces procédés. A Grenoble, un professeur se trouve-t-il brutalement marginalisé par son institution de recherche pour une critique virulente qu’il aura faite à un public minoritaire que le Conseil régional régi par la droite conservatrice lui coupera les vivres… Au Québec, la très établie Fédération des femmes du Québec verra-t-elle une présidente y aller d’un dérapage verbal en public qu’aussitôt le gouvernement traditionaliste au pouvoir menacera également l’organisation de l’assécher financièrement…
Mettez-vous aussi sur le même plan ce que vous avez appelé par le passé l’«extrême centre»? Et qui l’incarne aujourd’hui dans le paysage politique?
L’ extrême centre est un extrémisme. Son projet: garantir la croissance des entreprises et l’augmentation des dividendes versés aux actionnaires ; assurer aux fortunés un accès aux paradis judiciaires et fiscaux ; réduire l’écologie politique à un marketing du verdissement ; minimiser les dépenses publiques dans les secteurs sociaux et culturels. Commandité par des détenteurs de capitaux qui contrôlent de nombreux médias, lesquels sont flanqués d’organes d’Etat qui les imitent, l’extrême centre gagne par la suite la guerre des étiquettes. Son programme n’est évidemment pas présenté comme radical, ni même «libéral» ou «de droite», mais comme étant normal, censé, réfléchi, pondéré, équilibré, rationnel et raisonnable… tandis que toutes les épithètes inverses sont réservées à ceux qui contestent ce programme. Ils deviennent alors publiquement rêveurs, irresponsables, dangereux, paranoïaques ou fous… On leur accole ces termes comme s’ils désignaient des attributs factuels et non des jugements de valeur.
Selon vous, lequel de ces trois blocs, «gauche cannibale», «droite vandale» et «extrême centre», a gagné la bataille de l’hégémonie culturelle?
Pendant que gauche cannibale et droite vandale se tiennent par la barbichette et entretiennent mutuellement leurs polémiques, l’extrême centre se sert de ces courants comme des repoussoirs et cherche à s’ériger en arbitre. On peut dire de ce phénomène social qu’il contribue à la réduction, voire à la disparition de la gauche sociale et de la droite traditionnelle.
Bio express
1970
Naissance, le 26 septembre, au Québec.
2004
Soutient sa thèse en philosophie à l’université de Paris VIII.
2010
Publie l’enquête Offshore: paradis fiscaux et souveraineté criminelle (La Fabrique/Ecosociété).
2012
Est nommé directeur de programme au Collège international de philosophie, à Paris.
2015
Publie La Médiocratie (Lux Editeur).
2020
Est nommé professeur de philosophie à l’université de Moncton (Canada).
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