Ahmed Laaouej: «On peut être socialiste sans travestir les faits»
Comment s’est fabriqué l’engagement d’Ahmed Laaouej? Un livre peut-il changer une vision du monde? Une rencontre peut-elle faire bifurquer un chemin politique? Chaque mois, entre parcours intime et questions de doctrine, le podcast «Le sens de sa vue» dissèque ce qui a construit l’idéal politique d’un invité.
C’est un enfant de la mine et de l’Action commune, un gamin de Beyne-Heusay qui est passé de la cité Ceca en province de Liège à un bureau de bourgmestre en Région bruxelloise.
Ahmed Laaouej, aujourd’hui chef de groupe PS à la Chambre, président de la fédération bruxelloise de son parti et maïeur de Koekelberg, a connu une trajectoire, somme toute, des plus classiques en social-démocratie.
Fils d’un mineur, le brillant enfant de la banlieue ouvrière sort diplômé en droit de l’ULiège, entre à l’Inspection spéciale des impôts et entame, sur son lieu de travail, le combat syndical qui le mènera, de fil rouge en aiguille, au parti. Et donc, qui le portera de Liège à Bruxelles. Il entre à l’Institut Emile Vandervelde au début des années 2000 comme expert en fiscalité, est conseiller communal à Koekelberg en 2006 et devient sénateur coopté en 2010.
Président de sa fédération depuis fin 2019, bourgmestre depuis fin 2018, spécialiste des tableaux budgétaires et de la fiscalité, il est un des socialistes qui comptent. A Bruxelles mais pas seulement.
Le thé au harem d’Archi Ahmed, De Mehdi Charef, 1985
Ce n’est pas lui, Archi Ahmed, mais tout de même, il s’est pas mal identifié au personnage principal de ce film et de ce roman, Majid, fils d’immigrés algériens relégués dans la banlieue française. Il a d’abord vu le film à L’Ecran témoin, à la RTBF, «je revois André Cools, invité de Mamine Pirotte, dire “c’est du Zola”», se rappelle Ahmed Laaouej. Puis il a lu le livre. «C’est presque une fresque sociologique. Il y a une forme de beauté dans les personnages qu’il décrit. Même si la banlieue liégeoise n’est pas la banlieue parisienne, il y a des traits communs, en particulier une jeunesse assez désemparée, dans une région industrielle en difficulté, le manque de perspectives, la drogue qui frappe le quartier, etc. Majid et son ami font des petits larcins parce qu’ils considèrent que c’est par l’argent facile qu’ils pourront s’en sortir. C’est ce qu’on retrouve dans certains quartiers à Bruxelles. Ce n’est pas le modèle que je défends comme socialiste, car la réussite ne peut être que collective. Le combat aussi. Mais ce n’est pas parce qu’une réalité est décrite qu’elle est idéale.»
L’accident de travail de son père
«C’est vraisemblablement à la fin des années 1970, 77-78, se souvient-il. On apprend que mon père a subi un grave accident au charbonnage. Il s’est fait heurter par une berline.» Ahmed Laaouej en est toujours ému. L’hospitalisation durera plusieurs mois, et, «pendant tout ce temps, deux choses me marquent: la première, ce sont les voisins qui se relaient pour amener ma mère à l’hôpital, et la deuxième, c’est ce délégué syndical un peu rougeaud, de la FGTB. Il venait nous rendre visite, s’enquérir de la situation familiale. Il apportait des jouets, etc. Je reconstruis ça plus tard, mais au fond, tout y est, c’est la solidarité entre les travailleurs, l’attention du syndicat envers les affiliés et leur famille. Il faut imaginer le contexte: ma mère qui parle mal le français, avec six enfants à la maison et le mari à l’hôpital…»
Farid El Atrache
C’est un autre souvenir d’enfance qui le ramène à un son, celui, comme il dit, «des mélopées de Farid El Atrache», un des géants de la chanson arabe. «A la maison, il y avait une grosse radio, c’était un des rares moments où je voyais mon père profiter d’un moment d’évasion. Cet homme rugueux, qui venait de la campagne marocaine, qui travaillait au charbonnage… Il avait une vie dure. Et même si je ne les comprenais pas, je sentais, je voyais, que ces mélopées apaisaient mon père, et m’apaisaient moi-même.»
Julien Benda, la Trahison des clercs, 1927.
C’est un des grands essais de l’entre-deux-guerres, explique opportunément Ahmed Laaouej, qui a «rencontré Benda» en lisant Lucien François, son professeur de philosophie du droit à l’ULiège. Face au fascisme et au stalinisme, violents et butés, et contre les intellectuels qui, par esprit de parti, soutenaient à tout prix ces deux totalitarismes, Julien Benda posait une exigence de défense de valeurs universelles – la raison, la justice, la vérité. «On peut défendre des idées de justice sociale, l’égalité, mais jamais renoncer aux valeurs que Benda qualifie de cléricales, comme le souci de vérité et le souci de justice. Cela fut très important pour moi», ajoute celui qui signale, prudemment, que «Benda ne remet pas en cause la philosophie marxienne mais l’idéologie marxiste, dans ce qu’elle peut avoir d’absolutiste et de dogmatique, contre la méthode du type de « la fin justifie les moyens”. On peut être socialiste sans travestir les faits, sans mentir sur les chiffres, en se gardant de suivre les émotions du moment.»
François Hollande Président de la France de 2012 à 2017
C’est un lourd soupir. Le président de la République française était socialiste. Son parti, aujourd’hui, est réduit à presque rien. «Je vais être assez sec», prévient Ahmed Laaouej. François Hollande, c’est «la contamination du socialisme démocratique par des idées et des concepts néolibéraux. Pas simplement parce qu’il a fait grandir Emmanuel Macron, mais aussi par certains choix politiques, là où on l’attendait plus radical. Assez rapidement, il y a eu des renoncements difficiles à expliquer. Il s’est affaissé. Alors, c’est vrai que Mitterrand a fait un tournant après deux ou trois ans. Mais j’ai l’impression que Hollande, il ne lui a pas fallu six mois. La seule possibilité pour le socialisme d’avoir un avenir, c’est de rester fidèle à ce qu’il est. C’est pour ça que j’aimerais comprendre comment il explique lui-même son échec», dit-il. Dans «Le sens de sa vue», donc, par exemple.
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