Age, genre, niveau d’étude… Les députés ressemblent bien peu à la population (infographies)
Le Vif a établi le profil des 63 députés francophones récemment (ré)élus à la Chambre. Verdict: l’assemblée sous-représente toujours certaines catégories de la population. Voici pourquoi c’est un problème.
Sept Belges sur dix pensent que les politiques font passer leurs intérêts avant ceux de la population. C’était l’un des enseignements d’une enquête sur l’état de la démocratie, menée en 2023 par l’institut Kantar pour Le Vif et Knack. Pour une large majorité d’électeurs, il y aurait donc un «eux» et un «nous». «Eux», élus privilégiés, avec leur salaire et avantages divers, de ce fait déconnectés des «besoins réels» et des contraintes quotidiennes de la population. «Nous», ensemble protéiforme de citoyens forcément négligés, incompris voire oubliés par la classe politique, dès la campagne terminée. Ce généralisme fréquent, solidement ancré dans l’esprit d’innombrables électeurs, s’appuie en partie sur une vérité mathématique qui, elle, s’avère incontestable: au-delà du positionnement idéologique des différents partis, la composition des hémicycles parlementaires reflète finalement bien peu les caractéristiques de la population représentée.
Le Vif a établi le profil des 63 députés francophones récemment (ré)élus à la Chambre, sur la base de neuf critères: le genre, l’âge, la taille et le type de commune de résidence (rurale, semi-rurale, urbaine), le statut de propriétaire ou de locataire, l’état civil, le nombre d’enfants, le lieu de naissance et le niveau de diplôme obtenu (voir infographies ci-après). Quand elles ne sont pas publiques, les informations proviennent des réponses individuelles que chaque élu concerné a accepté, ou non, de communiquer. Malgré l’anonymisation qui leur était garantie, huit députés n’ont pas donné suite ou pris connaissance de la demande du Vif. Le taux d’informations obtenues est dès lors incomplet pour certains critères, mais atteint au minimum 90% (pour le statut propriétaire-locataire et l’état civil) ou frôle les 100% (nombre d’enfants, origines et niveau d’instruction). Ces chiffres ne sont par ailleurs pas définitifs, puisque la composition finale de la Chambre variera en fonction des suppléants qui y siègeront effectivement.
Des différences flagrantes
Le verdict est limpide: les élus francophones du Parlement fédéral ressemblent toujours bien peu à la diversité des électeurs wallons et bruxellois. Dans l’ensemble, ce sont plutôt des hommes (60%, contre 49% dans la population), vivant dans une grande ou très grande commune (59%, contre 16%), propriétaires d’au moins un bien (88%, contre 62%), nés en Belgique (90%, contre 77%) et diplômés de l’enseignement supérieur (86%, contre 29% seulement de la population). Les écarts varient aussi en fonction du parti: c’est le PTB qui compte proportionnellement le plus d’élus locataires, diplômés du secondaire ou nés à l’étranger. En matière de salaire, les 8.500 euros bruts par mois auxquelles les députés fédéraux peuvent prétendre –le salaire médian brut des Belges s’élevant à 3.507 euros en 2021– les placent logiquement dans la catégorie des 10% de la population les mieux rémunérés.
Cet exercice comparatif relève de ce que la littérature académique appelle la «représentation descriptive» ou «miroir». Selon cette approche, la composition d’une assemblée démocratique est censée tendre vers celle des électeurs sur le plan démographique, socioéconomique ou culturel. A-t-elle nécessairement du sens? N’est-il pas bénéfique, par exemple, qu’un Parlement compte une plus large proportion de diplômés de l’enseignement supérieur ou universitaire que la population, ne serait-ce que pour bétonner leurs propositions de résolution ou de loi?
«La présence de groupes habituellement sous-représentés dans une assemblée permet d’aboutir à des décisions différentes.»
«Tout dépend de la vision qu’on a de la politique, décode David Talukder, professeur suppléant au Centre d’étude de la vie politique (Cevipol) de l’ULB. Les partisans d’une vision élitiste, celle qui domine jusqu’à présent, considèrent qu’il faut élire les personnes qu’ils perçoivent comme étant les mieux formées pour représenter les autres. Cependant, l’argument des compétences ne fait pas tout à fait sens, dans la mesure où les partis ne placent pas nécessairement les candidats en ordre utile sur cette base. En général, ceux-ci gagnent leur place sur une liste en fonction de leur capital politique, de leur avancée dans le parti ou de leur notoriété. D’où l’existence d’une seconde vision: elle part du principe que les élus doivent avant tout représenter la diversité de la population, et que tout le monde devrait être compétent pour prendre ce rôle.»
Surmonter les biais
Comme le précise d’emblée l’expert, cette dernière conception se prête davantage au rôle législatif des parlements qu’à celui, exécutif, des gouvernements. «Tout le monde s’accorde sur le fait qu’il n’est pas souhaitable d’envoyer n’importe quel élu négocier avec Poutine, poursuit-il. Au Parlement, en revanche, la force vient du groupe, de sa capacité à échanger pour trouver les meilleures solutions possibles. Au-delà de l’apport des partis, l’intelligence collective y joue un rôle essentiel. Or, plusieurs travaux démontrent que la présence de groupes habituellement sous-représentés ou désavantagés permet d’influencer le débat, d’amener d’autres points de vue et d’aboutir à des décisions différentes. Ainsi, il ne fait aucun doute qu’un Parlement constitué à 75% d’hommes peut s’accorder sur la nécessité de lutter contre le harcèlement de rue. Mais la manière d’y parvenir serait différente si l’assemblée comptait des femmes qui en ont été victimes.»
«Le faible niveau de granularité des décisions contribue à alimenter le sentiment de déconnexion entre les élus et population.»
Autre exemple que relève Pierre Baudewyns, professeur à l’Ecole des sciences politiques et sociales de l’UCLouvain: la mise à l’emploi des jeunes faiblement diplômés, en 2017. «Une série de politiques avaient été appliquée en ce sens, mais elles ne tenaient pas compte des contraintes du public concerné, expose-t-il. Ces jeunes entraient bien dans les caractéristiques d’âge, mais beaucoup vivaient dans une région comptant peu d’emplois disponibles, ne possédaient pas de voiture et ne pouvaient pas non plus recourir aux transports publics pour se rendre à un lieu de travail. C’est tout le problème de la représentation substantive, par opposition à l’approche descriptive: si certains projets politiques se soucient bel et bien de certaines catégories de la population, l’implémentation des idées pose problème, en raison du faible niveau de granularité des décisions prises. Cela contribue à alimenter le sentiment de déconnexion entre les élus et la population.»
Bien entendu, les parlementaires ne vivent pas sur une île déserte, où ne règnerait que l’entre-soi de personnalités bardées de diplômes en droit ou en communication –ce qui concerne tout de même 25% des élus francophones à la Chambre. Pour deux raisons essentielles, au-delà des discours serinant le fait que chaque élu est aussi un citoyen. La première est que «les parlements sont de grandes instances de consultation», rappelle David Talukder. Chaque semaine, des experts, témoins, associations, victimes viennent y partager leur expérience, leur point de vue, leur ressenti. Ces échanges contribuent à modeler la vision d’une problématique, et donc les réponses potentiellement apportées. La seconde est que l’appareil d’un parti vise aussi à faire remonter des problématiques, depuis une section locale, par exemple, jusqu’au niveau de pouvoir le plus pertinent, et donc aux députés concernés.
L’apport tronqué de l’ancrage local
Ces deux dispositifs ont toutefois leurs limites. Le seul fait d’être diplômé de l’enseignement supérieur induit, chez les élus de gauche comme de droite, un «important biais dans la réflexion parlementaire, confirme David Talukder. Plus on accumule des années d’éducation, plus on développe une certaine forme de pensée politique. Cela créera un décalage assez fort entre ce qui ressortira des discussions et ce qui, potentiellement, proviendrait d’un échange entre citoyens d’un autre groupe social.» Par ailleurs, l’ancrage local sur lequel un parlementaire peut s’appuyer, via son parcours personnel ou son parti, s’apparente à un sous-échantillon d’une population globale bien plus hétérogène. «Entre le Brabant wallon, qui compte proportionnellement moins de logements sociaux, et des villes comme Charleroi ou Liège, on est sur deux planètes différentes, commente Pierre Baudewyns. L’ancrage local ne permet donc pas toujours de remédier à des biais de représentation, susceptibles de conduire à des politiques qui ne s’alignent dans les faits pas toujours à l’objectif visé.»
La représentation descriptive n’est cependant pas exempte de critiques, vu la multiplicité des critères. «On peut s’accorder sur la nécessité de représenter davantage des minorités ethniques. Mais lesquelles?, interroge David Taluker. Les Turcs, les Marocains, les Roumains, les Français? Il y a aussi le problème de l’intersectionnalité: si les personnes d’origine étrangère élues ne sont que des hommes, ça pose aussi problème.» Quand elle s’inscrit dans une simple logique de quotas, une telle approche peut même s’avérer contre-productive. Le professeur de l’ULB cite l’exemple des Etats-Unis, où un redécoupage de circonscriptions électorales eut pour but, dans les années 1990, de favoriser l’élection de candidats noirs et latinoaméricains. «Issus de communautés plutôt virilistes, ces derniers contribuèrent à marginaliser encore davantage une autre minorité, à savoir les personnes homosexuelles», rappelle David Talukder. Il s’agit en outre de ne pas verser dans l’essentialisme. De même qu’une électrice progressiste ne se reconnaîtrait pas nécessairement dans les valeurs d’une élue conservatrice, un député d’origine étrangère mais fortuné ne représenterait certainement pas les minorités ethniques vivant dans une situation précaire.
Compter sur un acteur déterminant peut suffire à mettre les priorités d’un groupe donné à l’agenda politique.
Au-delà des progrès notables en matière de genre ou de personnes issues de la société civile, la marge de manœuvre des parlements fédéral ou régionaux en matière de représentation descriptive reste conséquente. «Avoir autant d’élus diplômés du supérieur et très peu issus du monde ouvrier, ce n’est pas forcément normal quand on sait à quel point cela conditionne la vision de la politique, souligne l’expert. Grâce à l’effet dévolutif de la case de tête, un parti peut favoriser l’élection de l’un ou l’autre candidat, sans que cela apparaisse comme une contrainte pour l’électeur. Dans 20 ans, il y aura tellement de femmes en politique qu’on ne se souciera plus d’en compter davantage sur une liste.» Au-delà de l’équité homme-femme, les assemblées gagneraient donc à travailler également sur leur représentativité socioéconomique ou culturelle.
Il existerait deux chemins pour y parvenir. Le premier est quantitatif. «Des études ont démontré qu’à partir du moment où une assemblée compte 15% à 30% de femmes, on atteint une proportion suffisamment grande d’élues pour défendre leurs intérêts, et avec une diversité significative de points de vue également», résume David Talukder. Le second chemin renvoie à la théorie des acteurs clés. «Selon cette approche, on n’aurait pas nécessairement besoin de 75 femmes sur 150 députés, mais d’une Simone Veil, par exemple. Le fait de compter sur un acteur déterminant peut suffire à mettre les priorités d’un groupe donné à l’agenda politique. Il faut toutefois rester prudent face à une telle théorie, car on sait aussi qu’après avoir fait de telle ou telle cause un cheval de bataille pour une première élection, le processus de socialisation entre les députés prend le pas, ce qui peut inciter certains à se recentrer sur les thématiques plus larges portées par leur parti.»
A l’échelle de 63 élus francophones à la Chambre, il n’apparaît donc pas utopique, pour combler le fossé entre le «eux» et le «nous», d’envisager une plus grande proportion d’élus issus de l’immigration, du monde ouvrier, diplômés du secondaire ou âgés de moins de 30 ans. Sans tomber dans de contreproductifs quotas, envers lesquelles les citoyens demeureraient tout aussi hostiles.
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