Carte blanche
Affaire Sarah Schlitz: la comparaison au nazisme empêche de s’interroger sur la N-VA
L’usage d’un visuel tiré d’une exposition consacrée au nazisme aurait été l’un des points de basculement du maintien en fonction de Sarah Schlitz.
Quelques heures plus tôt l’indignation autour de ce qui a été présenté comme une comparaison entre les crimes nazis et l’action politique de la NVA avait déjà amené la Secrétaire d’Etat à rappeler la légitimité des mandataires de ce parti à exercer leur rôle parlementaire.
Ce débordement émotionnel qui semble submerger de nombreux élus à chaque invocation du nazisme empêche de s’interroger sur ce que ces comparaisons répétées disent de la NVA, de sa pratique du pouvoir et de son impact sur la politique belge.
La totémisation du nazisme
Inassumable car inexplicable à partir du discours de l’occident sur lui-même, le nazisme comme idéologie et comme pratique est toujours présenté comme une situation exceptionnelle apparue dans un contexte exceptionnel, une aberration politique venue de nulle part qu’un engagement démocratique – « Plus jamais ça » – empêcherait de se reproduire.
La totémisation du nazisme serait cette capacité réflexive à externaliser tout lien au nazisme de nos situations sociales et politiques, le nazisme c’est l’altérité voulue impensable et restant par conséquent impensée.
Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.
Aimé CÉSAIRE
Comme nous y introduit Aimé Césaire avec un souci certain de l’empirisme dans son Discours sur le colonialisme, le nazisme est situable dans une continuité de l’histoire occidentale. C’est l’aboutissement d’un cheminement multiséculaires fait de racialisation, d’esclavagisme, de déshumanisation, d’exploitation, de crimes et de massacres coloniaux portés par des États européens distincts du régime nazi.
Il faut sortir de cette idée confortable que l’instauration d’un tel régime serait soudaine, en un seul acte de rupture, et que tout ce qui ne serait donc pas explicitement analogue au nazisme et à ses crimes les plus graves y serait totalement étranger.
Si nous abordons le nazisme à ses débuts, nous le verrons d’abord comme une vision du monde racialisée et inégalitaire prônant la déconstruction de l’état de droit et de ses garantes que sont les institutions démocratiques. L’instauration d’un tel régime passe par un déplacement lent mais progressif des lignes politiques, une banalisation continue et croissante de ce qui était considéré encore la veille comme inacceptable, une relativisation de l’importance de la préservation des droits fondamentaux, l’usage de plus en plus fréquent d’éléments de langage discriminatoires, la dénonciation ou la remise en question implicite de certains principes fondateurs de l’état de droit, l’accaparement de l’espace public, la mise à contribution d’institutions étatiques à des fins iniques, l’usage du droit pour l’instauration d’ordres inégalitaires et la réduction des principes démocratiques à l’état de moyens politiques.
C’est à ce niveau que des rappels sont pertinents à établir entre l’expérience de la montée du nazisme et la contribution de la NVA au système politique belge, car c’est bien là le bilan de la participation de la NVA au Gouvernement fédéral de 2014 à 2019.
Personne n’assimile la NVA au NSDAP ou ses élus à des membres de la SS. Le faire relèverait d’une profonde et coupable relativisation de la gravité des crimes nazis. Nous sommes très loin aujourd’hui de toute expérience semblable à ce qu’a pu engendrer le nazisme.
Cependant, l’organisation de rafles dans les transports en commun et dans les lieux publics afin d’arrêter des personnes privées de titre de séjour constitue un jalon vers ce type de régime, des visites domiciliaires dans chaque maison de Molenbeek afin de « nettoyer » la commune constitue un jalon vers ce type de régime, la systématisation des violations de domicile par la police afin de rechercher, d’arrêter et d’expulser des personnes privées de titre de séjour constitue un jalon vers ce type de régime, la banalisation politique de la mort de Mawda constitue un jalon vers ce type de régime, la collaboration avec l’état soudanais pour mieux lui remettre ses opposants politiques constitue un jalon vers ce type de régime, enfermer des enfants dans un centre fermé en vue de leur expulsion constitue un jalon vers ce type de régime, annoncer en tant que membre du Gouvernement avoir l’intention de ne pas respecter une décision de justice constitue un jalon vers ce type de régime…
Mais l’enjeu n’est pas tant de s’obstiner à établir des liens entre la NVA et la montée au pouvoir des nazis que d’acter que notre système politique n’est pas sorti indemne de cette participation de la NVA au pouvoir. Les curseurs se sont déplacés et c’est certainement la plus grande victoire de la NVA, et du Vlaams Belang.
Et ce constat renvoie à nos propres responsabilités.
Par la Loi du 15 décembre 1980 sur « l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers » et par l’institutionnalisation des inégalités sur base de la nationalité qu’elle établit, notre système politique avait déjà – avant la NVA au pouvoir – posé cet acte vers un régime inégalitaire, quel que soit l’emballage légaliste qu’on lui ait donné. C’est précisément à partir de ce cadre juridique que les membres NVA du Gouvernement fédéral ont travaillé pendant leur mandat.
Ce n’est pas en faisant tomber, pour une question de gouvernance, une Secrétaire d’état au portefeuille si symbolique que l’on prendra à contre-pied cette dynamique. Au contraire.
Malgré toute son importance, la ligne de fracture aujourd’hui n’est pas dans la question de la bonne gouvernance. Pour protéger et renforcer nos institutions qui restent fragiles quand elles sont dévoyées de leurs objectifs démocratiques, il faut cesser de les penser intouchables, se montrer combatifs sur les idées qui les fondent, déconstruire les inégalités – dont celles qui n’apparaissent plus comme telles – et accepter de soutenir loyalement et jusqu’au bout tout.e Secrétaire d’état qui est en première ligne sur ces combats.
Vincent Cornil
Politologue – Ancien directeur du MRAX
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