Policier tué à Schaerbeek: ce qui a foiré (analyse)
Lorsque le Bruxellois Yassine M. poignarde et tue le policier hesbignon Thomas Monjoie, gare du Nord, c’est la Belgique entière qui expose ses failles. Et certaines de ses si mauvaises habitudes.
Yassine M. a tué un policier et en a blessé un autre, le soir du 10 novembre, à proximité de la gare du Nord. Il s’était pourtant présenté le matin au commissariat d’Evere et avait demandé un soutien psychologique. La police locale s’est alors enquise auprès de la magistrature. La magistrature l’a laissé à la police. La police l’a laissé à l’hôpital. L’ hôpital l’a laissé partir. La Belgique est en deuil. Mais où (n’)a-t-elle (pas) foiré?
Un manque de moyens?
Lundi 14 novembre, à la Chambre, les ministres Annelies Verlinden (CD&V) et Vincent Van Quickenborne (Open VLD) étaient interrogés, pendant de très longues heures, par les députés des commissions de l’Intérieur et de la Justice. Si lors de cette fastidieuse séance chaque parlementaire avait mis une pièce dans une tirelire à chaque fois que l’expression «manque de moyens» était prononcée, un début de solution à l’impécuniosité des services concernés aurait, peut-être, été trouvé. Depuis des années, en effet, des voix s’élèvent de partout, du terrain mais pas seulement, pour réclamer quatre choses:
• un refinancement de la justice, et, en commission, Vanessa Matz (Les Engagés), notamment, l’a rappelé,
• ou davantage d’investissements dans la police, et, en commission, Eric Thiébaut (PS), notamment, s’en est souvenu,
• ou une plus grande attention des pouvoirs publics à la santé mentale et spécifiquement aux urgences psychiatriques et, en commission, Nabil Boukili (PTB), notamment, l’a signalé,
• ou un soutien particulier pour les services de sécurité et de renseignement engagés dans la lutte contre le terrorisme et, en commission, Denis Ducarme (MR), notamment, l’a mentionné, faisant observer que la DR3 de la police judiciaire fédérale était passée, en trois ans, de 150 enquêteurs à moins de cent.
C’est dire comme tous les étages impliqués dans les événements ayant mené au décès de Thomas Monjoie déplorent des fuites de moyens, et depuis longtemps. La zone de police endeuillée par l’agression, celle de Bruxelles Nord, s’était elle-même adressée, par la voix de ses trois bourgmestres (Cécile Jodogne, Ridouane Chahid et Emir Kir), à la ministre de l’Intérieur l’an dernier. Ceux-ci menaçaient, disait le courrier envoyé fin novembre 2021 à Annelies Verlinden, d’interdire certains accès à la gare du Nord et de réquisitionner la police fédérale «si le gouvernement fédéral ne mettait pas plus de moyens pour sécuriser ce quartier». Moins d’un an plus tard, c’est à deux pas d’un des accès à la gare du Nord qu’allaient se faire poignarder Thomas et Jason, policiers d’une zone objectivement sous-financée eu égard à ses besoins particuliers.
Il y a moins d’un an, des moyens avaient été réclamés pour sécuriser le quartier où l’attaque a eu lieu.
La coïncidence est glaçante et, en commission, François De Smet (DéFI) l’a relevée.
Lundi, Annelies Verlinden, en expliquant notamment que la promesse de recrutement de mille policiers par an contenue dans l’accord de gouvernement était pratiquement tenue et que le salaire des policiers serait augmenté de 5%, et Vincent Van Quickenborne, en se prévalant d’avoir fait monter les effectifs de la Sûreté de l’Etat de 540 à près de huit cents, ont paré les coups. Pourtant, à aucun moment de la tragédie les tourments financiers – réels et bien de chez nous – des services concernés n’ont pesé. Ce 10 novembre, il y avait un magistrat de garde, et il avait des collègues pour répondre à ses questions. Il y avait assez de policiers pour recevoir le suspect, et suffisamment pour le conduire à l’hôpital. Il avait été suivi par l’Ocam et par le Centre d’aide et de prise en charge des extrémismes et des radicalismes violents (Caprev) de la Fédération Wallonie-Bruxelles. C’est donc que le problème belge vient, cette fois-ci, d’ailleurs.
Des informations jalousement gardées?
Des oublis, des approximations, des hésitations, il y en a dans bien des dossiers judiciaires. Généralement, ces petites failles n’ont pas de réelle incidence sur la tournure des événements, les autres mailles du filet étant assez serrées. Mais dans une poignée de cas, ces loupés peuvent avoir des conséquences dramatiques. Aurait-on pu empêcher les attentats de Paris? Aurait-on pu arrêter Salah Abdeslam avant qu’il ne s’évapore dans la nature? Ou les frères El Bakraoui avant qu’ils ne commettent les attentats de Bruxelles? Les instructions et, en parallèle, les commissions spéciales, ont permis d’évaluer les limites de la prévention et d’objectiver les principaux dysfonctionnements, que ce soit dans le chef de la police, des renseignements ou de la magistrature. On a constaté et on a résolu, notamment à travers la création de banques de données partagées et une meilleure culture de l’échange de l’information. Comment se fait-il qu’on se demande encore si l’info circule correctement en Belgique?
La première question qui se pose, c’est ce qui s’est dit – ou ce qui aurait dû se dire – entre le moment où Yassine M. a été confié aux policiers et le moment où il a quitté le service des urgences psychiatriques des Cliniques universitaires Saint-Luc. A l’hôpital, aucune procédure ne détermine la nature des informations devant être échangées entre les agents, lorsqu’ils accompagnent un individu qui ne fait pas l’objet d’une privation de liberté, et le personnel soignant. «C’est davantage une question de pratiques habituelles, voire tout simplement de bon sens», expose un soignant expérimenté d’un service d’urgence hospitalière. «Il existe plusieurs cas de figure: soit la personne que la police nous amène est sous influence et son état nécessite une prise en charge, soit elle a elle-même demandé à être emmenée à l’hôpital, soit elle est dans un état d’agitation et d’agressivité. Quelles que soient les circonstances, on reçoit généralement quelques mots d’explication. Selon le contexte, on demande ou non à la police de rester sur place.» Or, dans une petite mise au point, la direction de Saint-Luc assure que les policiers ont levé le camp «sans avoir jamais informé les membres du personnel des urgences de la dangerosité de la personne». Durant une bonne vingtaine de minutes, celui qui apparaissait comme un déséquilibré radicalisé a donc croisé au moins une infirmière et plusieurs patients. Interpellant. Vingt minutes, c’est trop? La procédure interne en vigueur à Saint-Luc prévoit que, dans le cas d’une personne qui se montre calme et qui collabore, l’unité de crise doit intervenir dans l’heure. On est large…
L’ autre question – plus cruciale encore – porte sur la décision du parquet. A la Chambre, le ministre de la Justice, s’appuyant sur le rapport circonstancié du procureur général de Bruxelles, Johan Delmulle, a argué que le parquet n’avait pas pris sa décision «à la va-vite». Le rapport du procureur général confirme qu’il y a eu concertation, tout au long de la matinée du jeudi, avec deux magistrats spécialisés en terrorisme. Et que la décision finale, celle d’envoyer Yassine M. à Saint-Luc, a été prise à la lumière d’un deuxième puis d’un troisième regard, ainsi que sur la base d’éléments factuels et contextuels recueillis auprès de la police zonale et de la cellule radicalisme. Au vu de tous ces éléments, les magistrats ont décidé que les informations étaient «insuffisamment caractérisées» pour décider d’une privation de liberté. L’ option de recourir à la procédure Nixon, qui permet de placer une personne en observation psychiatrique, n’a pas été retenue non plus.
Une personne se présente dans un commissariat en expliquant qu’elle veut commettre un attentat… si ça, ce n’est pas suffisant pour enclencher la voie judiciaire?
Ont-ils fait le bon choix? Au sein de la magistrature, on s’interroge. «Deux questions se posent: l’état psychologique de la personne et l’indice d’une infraction. Or, le ministre de la Justice ne se justifie que sur la première question, à savoir le fait que Yassine M. avait manifesté sa volonté de se faire soigner. Mais rien en ce qui concerne la possibilité de le priver de liberté pour avoir proféré des menaces. Pourquoi la voie judiciaire n’a- t-elle pas été privilégiée alors qu’elle présente davantage de garanties et qu’on aurait pu effectuer des vérifications pendant 48 heures?» Le code pénal prévoit cette possibilité dès le moment où une menace d’attentat est formulée. La présence d’indices à elle seule peut justifier la privation de liberté. «Une personne se présente dans un commissariat en expliquant qu’elle veut commettre un attentat… si ça, ce n’est pas suffisant pour enclencher la voie judiciaire?», s’agace l’un d’eux.
Des tensions communautaires?
Un autre dénonce une culture de la «non-garde à vue» au parquet de Bruxelles, en partie liée à un problème de leadership… et à un imbroglio linguistique. En avril 2021, Jean-Marc Meilleur avait mis fin à son mandat de procureur du roi de Bruxelles. Vingt mois plus tard, aucun successeur n’a été désigné. Depuis, c’est son adjoint néerlandophone, Tim De Wolf, qui assume la fonction. Mais la loi actuelle ne lui permet pas d’être nommé à ce poste en raison d’un souci relatif à l’emploi des langues en matière judiciaire. Une situation qu’aucun texte législatif n’est venu régulariser depuis que la Cour de Cassation a rendu un arrêt annulant la disposition selon laquelle le procureur du roi de Bruxelles ne peut être que francophone. «Et depuis tout ce temps, ça bloque! Le premier parquet de Belgique n’a plus de capitaine à son bord», fulmine un autre. Dans le même esprit de fédéralisme de coopération, Annelies Verlinden et Vincent Van Quickenborne ont, à la Chambre, très bravement accusé les services de la Fédération Wallonie-Bruxelles de n’avoir pas suivi Yassine M. après sa sortie de prison en juillet 2019. Accusations déjà factuellement démontées par le gouvernement francophone.
Un ministre démissionnera-t-il?
Le Syndicat libre de la fonction publique (SLFP) et une partie de l’opposition exigent la démission de Vincent Van Quickenborne et des personnes, policières ou non, sont en colère contre Annelies Verlinden. Et puis, il y a chez nous de célèbres précédents de ministres régaliens quittant leur poste après de tragiques fiascos. On se rappelle de Stefaan De Clerck et Johan Vande Lanotte après l’évasion de Marc Dutroux en 1998. Ou de Jean Gol, ministre de la Justice qui, après le drame du Heysel, rendit son tablier pour protester contre le refus de démissionner opposé par le ministre de l’Intérieur, Charles-Ferdinand Nothomb. Mais les deux ministres de la Vivaldi, pas tout à fait alignés, ont chacun défendu leurs troupes, la police pour l’une, la magistrature pour l’autre, et ne bougeront pas de leur siège, désormais que leur ligne est établie. Et puis, ils pourront profiter d’un changement de jurisprudence: après les attentats de 2016, ni Koen Geens ni Jan Jambon ne s’effacèrent. Alors qu’ils avaient parfois, eux, sévèrement tordu la vérité.
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