Portrait: Christian Beaupère, chef de corps de la police de Liège depuis 22 ans, raccroche son képi
Il mettra ainsi fin à une carrière peu commune de 46 ans, qui l’a vu promener ses bottines dans les quartiers les plus reculés de la ville comme les couloirs du ministère de l’Intérieur.
Il n’a pas lu les cinq dernières phrases de son discours. Il n’a pas pu. Il y avait trop d’hommes et de femmes face à lui, en uniforme, les yeux rivés sur ces mots qui ne venaient pas, son képi et sa veste impeccablement bleue de chef de corps de la police liégeoise. «Force, honneur, courage», est-il encore parvenu à prononcer avant de s’arrêter, comme si c’était prévu. S’il lui restait l’honneur, il lui manquait, alors, tout le reste. C’est fou le nombre de secondes que compte une minute de silence quand tant d’âmes la vivent. Et que l’on a le menton qui tremble.
Quelles sont les images qui défilaient, à cet instant, dans la tête de Christian Beaupère, ce 9 septembre, alors que les fastes annuels de la police lui étaient en grande partie dévolus, à quelques jours de son départ à la retraite? Quarante-six ans d’existence consacrés à la police, dont 22 comme chef de corps dans l’une des plus grandes villes du pays, au fil de plus de quatre mandats successifs, ça ne se résume pas. Il y a tant de secondes dans une vie… Celle de Christian Beaupère, 67 ans, a commencé au Congo, à Bukavu, qu’il qualifie de «paradis». Ses parents, employés dans un internat, y couvent leur fils unique. Leur éducation est stricte, bâtie sur des valeurs judéo- chrétiennes comme l’attention portée à autrui. En même temps, le fiston est gâté. Dans sa classe, tous les élèves sont des Blancs mais hors l’école, le monde ne lui est pas unicolore: il goûte à pleines mains le manioc chez ses amis congolais. A son retour du Congo, à l’âge de 12 ans, Christian déboule rue Marcel Thiry, une voie sans issue de Fragnée. Il y rencontre des gamins qui, 55 ans plus tard, sont toujours ses amis. Entre ses cours à l’athénée Liège 1, option sciences, il s’initie au jazz. «J’en aime le swing, le groove, le côté dansant, précise-t-il. C’est une musique qu’on n’a jamais fini d’apprendre. L’ esprit doit se former à l’écoute du jazz.»
« La police est une école de vie extraordinaire: on rencontre des gens de tous les milieux, de la prostituée à l’aristocrate. En six mois, vous avez tout compris. »
Le jeune adulte qu’il est alors veut devenir médecin. Tétanisé par la timidité, il échoue deux années de suite aux examens. «J’ étudiais beaucoup mais je ne savais plus rien dire une fois devant le professeur. Mes parents ne disposaient pas de gros revenus. Et on n’envoyait pas ses enfants chez le psy comme aujourd’hui pour régler ce type de problèmes.» Alors Christian Beaupère change radicalement de projet: il ne soignera pas les corps mais d’autres types de maux. Il entre à la police après avoir entendu son oncle, inspecteur de quartier, lui parler de son quotidien professionnel comme seuls les oncles savent le faire. Il a 21 ans. Le métier, varié, l’attire, ainsi que le contact avec la population. C’est un temps où les agents de quartier sont un peu juges de paix, un peu assistants sociaux, un peu confidents.
La nouvelle recrue, attachée au commissariat des Guillemins, est chargée d’un quartier. «Jusque-là, je pensais naïvement que la vie, douce pour moi, l’était pour tout le monde de la même manière. J’ai découvert très vite que non. La police est une école de vie extraordinaire: on rencontre des gens de tous les milieux, de la prostituée à l’aristocrate. La première est souvent plus sympathique que le second. En six mois, vous avez tout compris.» Notamment de la non-justice sociale. Quarante ans plus tard, Christian Beaupère se souvient toujours de cette petite dame aux revenus précaires. Elle avait droit à l’aide du CPAS mais ne voulait pas la solliciter. Alors le soir venu, elle s’éclairait à la bougie.
Une voiture par an
En quelques années, le jeune policier devient inspecteur puis commissaire adjoint. Parallèlement, il entame des études de criminologie, à la fois pour dépasser son échec en médecine et pour s’outiller davantage. Les cours de psychiatrie le passionnent, qui lui permettent notamment de découvrir toutes les formes de démence et la meilleure manière d’y réagir. Très utile. Le soir et durant les week-ends, il travaille pour le service d’intervention du 101. Il est aussi papa de quatre filles, dont des jumelles. Ce qui lui vaut de dormir peu… et d’abîmer en moyenne une voiture par an.
Il garde de cette époque des images sombres, notamment celles d’enfants laissés à l’abandon dans des couples minés par l’alcool ou de bambins battus, dont on parlait peu alors, comme si l’on n’y pouvait rien, et qui, devenus parents, reproduiront la même violence indélébile sur leur progéniture. La prévention l’en obsède d’autant plus. C’est l’un des fils rouges essentiels de son action au sein de la police liégeoise, avec l’aide aux victimes et la médiation.
Curieux de tout, Christian Beaupère passe aussi par la B.J., la brigade judiciaire. Le travail d’enquête le fascine, comme ce que l’on appelle «l’interrogatoire à la chansonnette», ce dialogue entre un enquêteur et un suspect dont le premier sait qu’il s’agit bien de l’auteur des faits recherché, sans disposer de preuves formelles pour le confondre. Tout l’art consiste pour le policier à obtenir des aveux. Dans ce service particulier, fonds de commerce de tant de séries télévisées, Christian Beaupère se frottera à l’âme humaine dans ce qu’elle peut avoir de plus sordide: des viols inimaginables, des couples machiavéliques droguant des ados, des meurtres… Au total, il constatera quelque quatre cents décès.
Difficile de ne pas penser que l’innommable pourrait arriver à ses proches. Alors, le commissaire rappelle à ses filles de rester sur leurs gardes, toujours. «Je leur conseille de se tourner vers des gens joyeux et généreux. Il y a tellement de gens bien, autant se limiter à eux! On dit que les trains à l’heure n’intéressent personne. Comme les individus sans histoires. Mais ce n’est pas vrai.»
Au petit matin, lorsque sa nuit de garde se termine, Christian Beaupère partage avec les autres policiers une fricassée d’œufs aux lardons, dont le seul fumet répare déjà. «Nous avions besoin de ce sas-là pour décompresser et pour faire de l’humour sur ce que nous venions de vivre. C’est une façon de supporter l’insupportable. Ce n’était pas du cynisme. Au 3e, 5e ou 15e degré, je vous assure qu’on s’amuse beaucoup à la police.» C’est qu’entre tous ces gars et ces filles en uniforme, plongés quotidiennement dans les insoupçonnables replis de la société, il y a une sorte de fraternité, de celles qui lient les professionnels du rude et des identiques galères, à l’instar des pompiers. Tous ont pour le chiffre 5277, le numéro de matricule de leur zone, une tendresse particulière. Comme pour les nouvelles recrues, fêtées chaque année. Et ceux qui raccrochent, mis à l’honneur lors des fastes annuels. «Il y a trois polices dans ce pays, avait dit un jour Joëlle Milquet, alors ministre de l’Intérieur. La police fédérale, la police locale et la police principautaire de Liège.» Les moments de fête ne chassent pas les autres. On n’oublie rien: Maxime Pans, ce policier gravement blessé d’une balle dans la tête en septembre 2019 et toujours en revalidation aujourd’hui, était présent pour les adieux de Christian Beaupère.
L’exemple du Canada
En 1993, le commissaire est à la manœuvre pour mettre en place les contrats de sécurité. «Spécialiser la police avec des ressources civiles était un vrai défi», avoue-t-il. La police se met en effet à collaborer avec des psychologues, des éducateurs de rue, des assistants aux victimes. Christian Beaupère s’inspire beaucoup du Canada, de sa police de proximité et de ses méthodes de résolution des conflits, notamment pour la petite criminalité urbaine. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il soit repéré par les sbires du ministère de l’Intérieur, où il est chargé de la politique de prévention.
Deux ans après son retour à Liège, en 1999, à la demande du futur bourgmestre Willy Demeyer, il devient chef de corps. La fusion des polices le place à la tête d’un contingent de quelque mille hommes. Ce qui ne l’effraie pas: la gestion des ressources humaines le passionne. Il est de ceux qui pensent que diriger en obtenant l’adhésion de ses troupes est plus efficace qu’en imposant son autorité, dont acte. Présent chaque semaine aux réunions du collège communal, partisan de la transparence à l’égard du citoyen, il sourit beaucoup et souvent, ce qui ne l’empêche pas d’être ferme. Y compris avec ses troupes quand il le faut.
«Par rapport aux fauteurs de troubles, je ne suis pas naïf. Par exemple, après que mes policiers se sont fait canarder sur la place Saint-Lambert et que 36 d’entre eux ont été blessés, j’ai demandé et obtenu des grenades lacrymogènes pour eux. On tente toujours le dialogue, mais quand il faut sévir, il faut sévir. Des motards qui terrorisaient le quartier du Sart-Tilmant n’ont pas obtempéré quand on leur a demandé d’arrêter de monopoliser bruyamment les rues. Alors, nous avons installé des radars sur place, puis obtenu un retrait de permis pour la majorité d’entre eux. Avec l’appui de la magistrature, l’affaire a été vite réglée.»
Le temps qui passe voit Christian Beaupère monter en grade en même temps que l’héroïne monter en puissance à Liège, pulvérisant de poudre blanche des êtres et des familles entières. Aujourd’hui, les drogues dures font toujours partie du quotidien de la police liégeoise. «L’ associatif n’en sort plus. Les services de psychiatrie ne veulent plus des toxicomanes. La répression ne suffit pas et la prévention non plus. L’ ampleur de la tâche est infinie.»
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Pour échapper aux cauchemars, l’homme s’appuie sur ses proches, famille et amis, qu’ils soient policiers comme lui ou non. Et sur sa batterie, dont il joue une demi-heure le soir, le temps que la caresse des baguettes dans ses mains et leur rythme sur sa caisse claire l’apaisent.
La police devient une “police tiroir”, qu’on appelle quand on en a besoin mais que l’on ne supporte pas quand elle fait son travail.
Depuis George Floyd
Rien ne le désespère. Mais il est parfois choqué de ce qu’il voit. Et certaines choses le chagrinent. «Un peu avant que je devienne policier, l’agent de quartier apposait encore une plaque sur la façade de son domicile, indiquant “agent de police”, se souvient-il en montrant du doigt une de ces plaques dans son bureau. A l’époque, on allait frapper à sa porte lorsqu’il y avait le moindre problème. Pour arranger les choses à l’amiable et pour ne pas enclencher la très lourde machine judiciaire. La police, d’abord de quartier, était alors beaucoup plus disponible et moins spécialisée.» Plus proche des gens. A l’époque, il y avait 23 commissariats de quartier à Liège. Il reste aujourd’hui six points d’accès pour les citoyens.
«Aujourd’hui, en particulier depuis que George Floyd est mort étouffé par des policiers, en pleine rue et devant des caméras, l’image du policier s’est dégradée. La police devient une “police tiroir”, qu’on appelle quand on en a besoin mais que l’on ne supporte pas quand elle fait son travail, le reste du temps. Les réseaux sociaux passent en boucle des images d’interventions policières, mais ils n’en montrent souvent qu’une partie, faisant perdre toute légitimité aux policiers. Dès lors, toute intervention devient suspecte et conduira, aux yeux de ceux qui suivent les réseaux sociaux, à une “bavure”. C’est surtout vrai pour les jeunes générations, avec lesquelles nous devons absolument travailler et communiquer, pour expliquer ce que nous faisons. Sinon, c’est un cercle vicieux dont il est difficile de sortir.»
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A cet égard, l’éducation joue un rôle clé, assure le chef de corps. «Je ne crois pas que les gens naissent bons ou mauvais mais que les conditions dans lesquelles ils grandissent sont déterminantes. Comment peut-on en arriver à frapper son fils ou à commettre un féminicide? Il faut que les parents prennent le temps de laisser la trace de leurs valeurs dans le parcours de leurs enfants. A condition qu’eux-mêmes en aient bénéficié avec la génération précédente. C’est aussi le rôle des enseignants, des éducateurs, des animateurs dans les clubs sportifs. Il faut absolument investir plus dans l’éducation. Et en finir avec les classes de trente élèves…» Quand il quittera son bureau pour la dernière fois, Christian Beaupère emportera avec lui une poignée de porte en laiton. Celle que des hooligans avaient lancée, un certain 15 août chahuté, sur un combi de police. Elle n’avait blessé personne. «Mais tout peut si vite déraper! Soyez sur vos gardes, toujours.»
Ne rien lâcher
S’il déplore la violence croissante à l’égard de ses hommes, Christian Beaupère ne nourrit pas de regrets. Quels que soient les drames qui ont émaillé sa carrière: l’explosion de la rue Léopold, cette scène de guerre et cette dame, accrochée à son balcon, alors qu’il ne restait plus de sa maison que la façade ; le meurtre de Stacy et Nathalie, «incompréhensible» ; la tuerie de la place Saint-Lambert ou l’assassinat, par un terroriste, de deux policières, Cathy et Soraya, et du jeune Cyril, «l’horreur absolue»… «L’ inévitable est inévitable, dit-il. En matière de sécurité, on ne peut pas tout prévoir, mais il faut faire le maximum pour n’avoir ensuite rien à se reprocher. Profiter des nouvelles technologies, comme les caméras. Savoir que la police n’est qu’un maillon de la chaîne, avec les parents, l’autorité communale, les magistrats… Et ne jamais abandonner.» Un peu comme le médecin qui soigne, en fait. Mais ne peut tout guérir.
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