Plongée aux sources de la franc-maçonnerie belge
Pour célébrer le tricentenaire de la maçonnerie moderne, Philippe Liénard, ancien grand maître, publie un volumineux ouvrage consacré, notamment, à l’histoire des loges belges. Avant et après l’indépendance de la Belgique.
La Belgique et la franc-maçonnerie, c’est toute une histoire ! C’est ce que raconte Philippe Liénard, avocat en droit des affaires dans la vie profane et initié à la Grande Loge de Belgique, dans Histoire de la franc-maçonnerie belge. Pile à la date de la commémoration du tricentenaire de la création de la Grande Loge de Londres (24 juin 1717), qui fédéra quatre loges jusque-là indépendantes, l’auteur remonte d’abord aux sources. Le menu est copieux : pas à pas, on suit Philippe Liénard sur les origines légendaires ou non de la maçonnerie ; les prémices en Ecosse, puis la transformation anglaise ; les attaques dont très vite elle fut victime sous forme de bulles papales ou de fatwas, etc. Puis les premières traces de loges en région belge, le rôle des loges militaires françaises, l’importance des voies commerciales et son expansion sur nos territoires.
Au xviiie siècle, les loges belges n’avaient pas d’obédience bien précise, mais cela change avec la création de la Grande Loge provinciale des Pays-Bas autrichiens, en 1770, suivie, en 1794, de l’installation de la Grande Loge de France, puis du Grand Orient des Pays-Bas, en 1814.
Après les parenthèses autrichienne, française et hollandaise, la maçonnerie se développe davantage encore avec l’avènement de la Belgique. Les loges poussent comme des champignons, voyant s’investir des maçons, parfois des loges entières (rarement et surtout au xixe siècle), dans la société civile, allant de Jules Anspach (1829-1879), bourgmestre bruxellois et vénérable maître, au président du Parti socialiste André Cools, homme fort de Liège, assassiné en 1991, entre autres passés sous le bandeau. Ainsi, lors de la naissance du pays, sur les neuf membres que compte le gouvernement provisoire, six sont francs-maçons. Des ateliers sont même créés dans des localités de moindre importance, vu le succès de la confrérie de l’époque, à Ath, Durbuy, Lodelinsart… Même des membres illustres, qui avaient pris leurs distances, reviennent en loge.
Le mouvement aurait également séduit le premier roi des Belges. Comment, en 1813, ce prince allemand, général dans la cavalerie russe, est-il devenu membre d’une loge, lui dont les oncles, les ducs de Kent et de Sussex, furent grands maîtres ? Qui a fait franc-maçon le prince Léopold ? Où a-t-il été initié et dans quelles formes ? Ne fût-il qu’un maçon de complaisance ? Il semble qu’il ait pris ses distances avec les maçons, soutenant davantage les catholiques, en luthérien convaincu.
Quel poids ?
Comme en Angleterre, au xixe siècle, en Belgique, on voit les maçons se déchirer joyeusement entre théistes et déistes. Le xxe, lui, est marqué par la séparation entre la maçonnerie anglo-saxonne et celle des pays occidentaux, dont la France et la Belgique. Pour faire court, les maçons se disputent sur le concept d’Etre suprême, la seconde supprimant la référence au Grand Architecte de l’Univers.
Les loges poussent comme des champignons, voyant s’investir des maçons, parfois des loges entières
Philippe Liénard s’emploie ensuite à répondre aux questions qui circulent dans le monde profane : Pourquoi appelle-t-on les francs-maçons les frères » trois points » ? Les frères vénèrent-ils la mort ? La franc-maçonnerie est-elle raciste ? Pourquoi les maçons ajoutent-ils 4 000 ans à l’année ? Avec, en épilogue, cette sous-question : la maçonnerie pèse-t-elle réellement depuis trois siècles ? L’auteur affirme qu' » elle n’a pas eu une influence décisive, bien que ce soit arrivé sur certains sujets sensibles, comme l’éducation et les libertés individuelles, pour plus de lumière, de « mieux vivre » « . Et qu’aujourd’hui, dit-il, » l’influence politique des loges n’existe quasiment plus, mais pas sa capacité d’éveil « .
extrait Léopold Ier, roi des Belges, et la Franc-Maçonnerie
» Léopold Ier déclina l’offre de devenir Grand Maître, si du moins la charge honorifique lui fut proposée, car le frère Lartigue, dans son ouvrage relatif à la loge Les Amis Philanthropes à Bruxelles, n’en dit mot de manière à ce que l’on puisse être certain que la proposition lui fut faite par frère Joseph Defrenne, au nom de la Grande Loge d’Administration méridionale (qui devint le Grand Orient).
La franc-maçonnerie belge a approché le nouveau roi dont le bruit courrait de manière fiable qu’il était franc-maçon. C’est ainsi que frère Joseph Defrenne, dernier Premier Grand surveillant de la Grande Loge d’Administration méridionale, le rencontra et fit rapport, en sa qualité de Vénérable Maître de la loge de Bruxelles Les Amis Philanthropes lors de la tenue du 14 juillet 1832.
En tout cas, Joseph Defrenne, lors de la cérémonie de constitution du Grand Orient de Belgique, le 23 février 1833, déclara : « Notre monarque, maçon lui-même, voit avec satisfaction nos travaux atteindre, sous ses auspices, le haut degré de splendeur dont ils sont susceptibles. » Il ajouta avoir reçu une lettre du roi dans laquelle le souverain témoigne de ses dispositions positives à l’égard de la franc-maçonnerie, et annonce faire un don de 500 florins au profit des maçons nécessiteux.
La Commission des Grands officiers dignitaires ne paraissait, soulignons-le, pas favorable à ce que le roi devienne Grand Maître de l’obédience. Cette charge fut d’ailleurs proposée au frère Alexandre Gendebien (qui appartint au gouvernement provisoire), mais cette idée déplut au roi qui le fut savoir, car Gendebien lui paraissait trop… « révolutionnaire » ; d’autres furent approchés, en vain.
Elu à l’unanimité, occupa donc la charge de premier Grand Maître du GOB, à vie, dès le 30 mars 1835, le gouverneur du Brabant, le baron Goswin de Stassart (1780-1854), initié à Paris vers 1803, affilié à la loge La Bonne Amitié de Namur le 1er mai 1820, puis à la loge Les Amis Philanthropes le 24 juin 1835.
Le roi Léopold Ier fut satisfait de ce choix, mais l’Eglise ne lui pardonna pas d’avoir soutenu et à tout le moins protégé la franc-maçonnerie ou noué un dialogue avec elle. L’Eglise fera payer cher au roi la note de cette bienveillance, jusqu’à sa mort en 1865, puisque, parce qu’il était franc-maçon, il était exclu que sa dépouille entrât dans une église et qu’elle fût placée dans la crypte royale de Laeken.
Il fallut tout le génie du gouvernement de l’époque (creusement d’un tunnel) et l’ouverture d’esprit du cardinal Sterckx pour qu’une dérogation fût délivrée, mais la cérémonie selon le rite religieux luthérien dut avoir lieu dans une chapelle improvisée en face de l’église !
Le prince Léopold, protestant, et plus précisément luthérien, fut » reçu » en loge à Bernes, L’Espérance en 1813, sur recommandation, dans une Loge travaillant sous les auspices du Grand Orient de France, à l’époque reconnu par la franc-maçonnerie d’Angleterre.
L’Eglise ne pardonnera pas à Léopold Ier d’avoir soutenu la franc-maçonnerie
Le prince est initié ou reçu maçon, alors qu’il était en campagne comme général au service de l’empereur de Russie, Alexandre Ier, franc-maçon, par le comte Schifferli, prince Rose-Croix (18e Grade du REAA).
Les francs-maçons de ce Haut-Grade pouvaient procéder à des initiations dans des cas particuliers, notamment lorsqu’elles ne pouvaient avoir lieu dans la loge, ce qui pourrait accréditer la thèse que Léopold ne mit jamais les pieds dans la loge de Bernes où il fut fait vite Maître…
Ce qui précède peut expliquer la discrétion du roi au sujet de sa vie maçonnique.
Le roi se montrait peu loquace et ce n’est en effet qu’en 1865 que le Grand Orient de Belgique eut la certitude de l’appartenance du roi à l’Ordre maçonnique, roi dont la statue connue de tous le représente avec un cordon de chevalier Kadosch, un Haut-Grade maçonnique (le 30e au REAA).
Il s’est même dit que Léopold, qui séjourna à Londres en 1813, aurait été Grand surveillant de la toute fraîche Grande Loge Unie d’Angleterre, mais aucun document ne permet d’étayer cette allégation.
Léopold fut un roi consensuel pour les puissances étrangères, mais il semble bien que les Belges ne l’aient pas choisi.
Le prince Léopold avait bonne presse auprès des puissances en vue de porter la couronne de ce nouveau petit royaume neutre indispensable aux intérêts stratégiques de l’époque ; lui comme la reine Victoria d’Angleterre (dont Léopold est l’oncle et dont il fut le mentor) ou le tsar Boris II de Bulgarie descendant de la même lignée : les Saxe-Cobourg. Ils ont fondé de multiples unions dynastiques ; après les Habsbourg, les Romanov et les Bourbons, ils représentent une famille royale qui a contribué au nouveau visage de l’Europe.
Le roi n’assista jamais à une tenue maçonnique et son nom ne figure dans aucun tableau de loge en Belgique ni au Royaume-Uni ; il semble qu’il n’entendait pas déplaire au clergé, largement antimaçonnique. En outre, le roi prit distance avec la franc-maçonnerie dans la mesure où les loges ont nui, selon son point de vue, à sa politique unioniste (gouvernements composés de libéraux et de catholiques). Léopold, pour des motifs de stratégie politique, tenta d’entretenir de bonnes relations avec l’Eglise catholique, qui ne désespérera pas de le convertir, même in articulo mortis, ce qui demeura un voeu pieu et vain. »
Histoire de la franc-maçonnerie belge, par Philippe Liénard, éd. Jourdan, 440 p.
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