Piqûres sauvages: des centaines de plaintes, d’analyses… et zéro preuve (enquête)
Piqués mais par qui, par quoi et surtout pourquoi? L’affaire des «piqûres sauvages» prend de l’ampleur à mesure que l’été et ses événements festifs approchent. Des centaines de témoignages, quelques hypothèses mais toujours zéro preuve. Une énigme judiciaire dont on pourrait ne jamais trouver la clé.
C’est un peu comme quand on laisse tomber son trousseau entre les interstices d’une grille d’égout. On le sent à notre portée, on l’effleure du bout du doigts, mais à chaque tentative, il nous échappe.
Le dossier des «piqûres sauvages», au stade où il en est, est aussi une affaire de frustration. Celle de ne pas savoir, de ne pas comprendre, d’émettre des hypothèses qu’aucune preuve ne vient corroborer, tout en étant convaincu d’être à un cheveu de la vérité. Des centaines de plaintes, de témoignages, d’analyses toxicologiques… et rien. Pas l’ombre d’une explication. Une énigme qui, au début de l’été, de ses événements familiaux et de ses festivals, inquiète autant qu’elle agace. D’autant que tout le monde est sur le coup: policiers, magistrats, médecins, organisateurs d’événements, bourgmestres et journalistes.
Commençons par faire les comptes. En France, à la mi-juin, pas moins de huit cents plaintes avaient été déposées et plus de mille témoignages recueillis. Les suspicions d’attaques à la seringue, largement relayées sur les réseaux sociaux, se sont aussi multipliées aux quatre coins de la Belgique, lors d’un bal, d’un festival, d’une soirée, dans un bus… Et tout dernièrement dans une salle polyvalente de Braine-l’Alleud, où des étudiants de la région célébraient la fin de l’année scolaire. Six jeunes, dont certains se trouvaient dans un état d’ébriété avancée, a précisé le parquet du Brabant wallon, se sont présentés à l’hôpital pour faire constater les faits. L’équipe médicale a tenté d’objectiver les propos des intéressés mais les examens pratiqués n’ont rien apporté de concret. Comme pour les cas précédents, aucun suspect n’a pu être identifié – des individus ont été interrogés en France et aux Pays-Bas mais ces pistes n’ont abouti à rien de significatif – et aucune seringue n’a été retrouvée sur les lieux. L’analyse des images prises par les caméras de surveillance n’ont rien donné non plus.
Bien sûr, il n’est pas exclu que, excités à l’idée d’être acteurs de cette psychose collective, des individus prennent un malin plaisir à reproduire la sensation de piqûre d’aiguille avec d’autres objets pointus (épingle à sûreté, punaise…) et facilement dissimulables. C’est justement cet entrelacs de possibles et de circonstances nébuleuses qui rend ce dossier si insaisissable.
L’hypervigilance peut amener à surestimer la probabilité que cette trace constatée sur le corps soit due à une piqûre.
Piqûres sauvages: une vision incomplète
Du côté des zones de police et des différents parquets concernés par l’affaire et régulièrement interrogés, on se sent démuni. D’autant que si les témoignages se multiplient sur les réseaux sociaux, ils ne sont pas le reflet du nombre de plaintes effectivement déposées. «A ce stade, nous identifions huit événements à la suite desquels des piqûres collectives ont été signalées, annonce An Berger, porte-parole de la police fédérale. L’unité centrale des drogues de la police judiciaire fédérale a été chargée de dresser une image du phénomène et de tenir les zones informées. Nous prenons l’affaire très au sérieux, mais il est difficile d’avoir une vision globale du phénomène et de déterminer son ampleur étant donné que toutes les personnes concernées ne portent pas forcément plainte.»
La Belgique n’étant pas la seule concernée, la police fédérale maintient un contact permanent avec les autorités des autres pays pour partager les informations et mutualiser les compétences. «Jusqu’à présent, nous n’avons reçu aucun rapport de l’étranger concernant des échantillons de sang ou d’urine dans lesquels des substances insoupçonnées auraient été trouvées. Le message que nous voulons faire passer aujourd’hui est qu’il est important pour le bon déroulement de l’enquête que les personnes qui ne se sentent pas bien et qui pensent avoir été piquées se fassent d’abord soigner dans un poste de secours et le signalent ensuite. Il est également important qu’elles puissent indiquer où se situe la blessure provoquée par l’aiguille et qu’elles en prennent une photo.»
Ce qui sème aussi le doute, c’est qu’aucun autre crime n’est lié à ces actes, ni vol ni agression sexuelle, et que le profil des victimes est hétérogène. Bien qu’il s’agisse en majorité de jeunes filles, on compte aussi quelques garçons et, dans certains cas recensés à l’étranger, des adultes.
Cold cases
Tout aussi inexpliqué: le fait que les victimes ne sont pas en mesure de désigner de responsable, alors que la plupart ont été saisies par la douleur ou la gêne occasionnée par la sensation de piqûre. Une constante qui laisse d’autant plus perplexe, analyse Thomas Arciszewski, chercheur en psychologie sociale à l’université d’Aix-Marseille et spécialiste des situations de menace, que ces jeunes sont en état d’hypervigilance vu le climat de peur ambiante et l’amplification sociale du risque encouru au travers des médias – bien que ceux-ci se montrent modérés dans le traitement de l’affaire. «Cette hypervigilance développée quand on sort ou qu’on se retrouve dans la foule changera d’ailleurs la nature de ce qui s’est passé. Habituellement, quand vous rentrez de soirée et que vous avez un peu mal à l’épaule, cela ne vous inquiète pas outre mesure. Ici, on interprétera différemment la situation en raison de cette peur excessive. On surestime la probabilité que cette trace constatée sur le corps soit due à une piqûre. C’est ce qu’on appelle un faux positif.»
Un effet boule de neige étonnant mais pas inédit, rapporte le chercheur. Sans prétendre détenir la clé de l’énigme ni remettre en doute la parole des victimes, Thomas Arciszewski rappelle que la France a été secouée par des «affaires» plus sordides encore. Comme celle, remontant aux années 2000, des seringues infectées au virus du sida placées dans les sièges des cinémas. Une rumeur qui avait inspiré des délinquants qui, par la suite, ont sciemment cherché à contaminer des personnes. Ou celle, à l’aube des années 1970, qui prétendait que des jeunes femmes étaient enlevées dans les cabines d’essayage de magasins tenus par des Juifs pour être vendues par un réseau de traite des Blanches.
Toutes les analyses devraient être confiées à des centres de toxicologie judiciaire utilisant les mêmes approches pour permettre une comparaison.
Les Belges, eux, se souviennent peut-être mieux de l’affaire Coca-Cola. Juin 1999, des étudiants de l’école de Bornem se plaignent d’une série de maux après avoir consommé du soda «au goût et à l’odeur étrange» au repas de midi. La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre et le centre antipoison a dû faire face à une vague d’appels signalant des symptômes similaires. Les analyses avaient mis en évidence la présence de gaz inflammables toxiques dans les boissons en raison d’une erreur de production, mais en trop faible quantité pour provoquer ces effets.
Climat anxiogène
L’absence de traces, voilà qui interpelle largement. Cheffe du service de toxicologie clinique, médicolégale, de l’environnement et en entreprise au CHU Sart-Tilman et professeure à l’ULiège, Corinne Charlier s’interroge beaucoup sur la substance que pourrait contenir ces seringues. «Le laps de temps pendant lequel on peut détecter un produit chimique dans l’organisme est très variable. Certains peuvent rester plusieurs jours dans le sang et les urines, d’autres disparaissent rapidement du sang mais peuvent encore être détectés dans l’urine, d’autres encore disparaissent rapidement du sang – en une heure ou deux – et des urines – moins de douze heures.»
«Dans ces cas de suspicion, plusieurs choses sont perturbantes, poursuit-t-elle, notamment le fait que ces injections furtives ne peuvent se faire que dans le muscle ou dans la graisse et pas par voie intraveineuse. Il faut donc imaginer un produit stable, qui agit rapidement et à faible concentration. On peut s’étonner que les analyses toxicologiques effectuées jusqu’à présent soient négatives, mais il n’est pas impossible que ces piqûres renferment autre chose qu’un médicament psychotrope ou un stupéfiant. De l’insuline, par exemple. Il faut être certain que le laboratoire qui effectue l’analyse a mis en œuvre des techniques suffisamment sophistiquées pour espérer mettre en évidence le plus grand nombre de substances possible. En effet, les techniques rapides ne permettent que d’identifier quelques classes de médicaments et de stupéfiants, comme la cocaïne, mais il existe plusieurs centaines de molécules susceptibles de se retrouver dans le sang ou l’urine.» «Idéalement, raisonne encore l’experte médicolégale, toutes les analyses devraient être confiées à des centres de toxicologie judiciaire utilisant les mêmes approches analytiques pour permettre une comparaison des résultats obtenus auprès des différentes victimes.»
Et la parole des jeunes dans tout ça? On le sait, la majorité sont des filles, soit un public déjà exposé aux abus et aux agressions lors des événements de masse. Quelle que soit l’issue de cette affaire, elles restera symptomatique d’un malaise ambiant. Après l’onde de choc «Balance ton bar», comment recueillir leur témoignage sans le mettre en doute mais en tenant compte de l’absence d’éléments probants? «Ces événements sont à mettre en lien avec d’autres affaires existantes, notamment les cas de soumission chimique au GHB et de viols caractérisés, poursuit Thomas Arciszewski. Ça potentialise ce genre de rumeurs, même si la peur exprimée par les jeunes filles n’est pas du tout incohérente. La plupart sont très probablement persuadées d’avoir été piquées. On ne peut pas affirmer non plus que rien n’est vrai: je ne doute pas que certains gamins en recherche de sensations puissent s’amuser à piquer d’autres jeunes. Enfin, il n’est pas impossible non plus qu’on s’aperçoive un jour qu’un produit a bien été injecté, même si des tests extrêmement complexes ont déjà été réalisés.»
Quant aux malaises, aux «trous noirs» et aux pertes de connaissance vécus par certains, ils pourraient avoir été provoqués par un état d’anxiété élevé, éventuellement amplifié par la consommation d’alcool. «C’est quelque chose de connu et qui n’est pas si exceptionnel. Ça s’explique scientifiquement.» Un état d’anxiété, affine le chercheur, qu’on pourrait également relier au contexte sociétal particulièrement négatif dans lequel les ados évoluent aujourd’hui et qui affecte leur santé mentale, comme le prouvent de récentes études sur le sujet.
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