Luc Delfosse
Pieter, Joëlle, Bart, Elio… et la ficelle d’Archimède
Chaque automne, quand la nuit pincée gaillardement aux miches par le vent d’est reconquiert ses terres, c’est le même rituel expiatoire : je la regarde, lui tourne autour, suppute.
Umberto Eco avait peut-être raison : si Dieu existait, il serait une bibliothèque. On voit bien qu’il n’a pas connu la mienne. Par quel bout, avec quel piolet, selon quelle stratégie attaquer ces empilements, ces volumes rendus à la vie sauvage, cet amas typographique sans queue ni tête ? Brûler les livres épars, au hasard, à la fraîche, à la manière du Pepe Carvalho de Montalban, comme une sorte de vengeance sur la culture à laquelle on a cru ? Je n’ose encore. Pourtant, pas plus tard qu’hier, je m’approche des rayons sens dessus dessous, avec les yeux d’Attila pour Constantinople. Je m’empare, erreur fatale, du premier bouquin venu. De guingois, il se languit en bonne compagnie : 1984, Le Droit à la paresse, Tortilla Flat, La Journée d’un scrutateur… Il me nargue, l’ancêtre à jaquette. Oh ! Jean Lacouture, Mes héros et nos monstres (Seuil, 1995). Le piège vient de se refermer car je suis évidemment à relire la page marquée d’un signet tirebouchonné : […] « Quoi de plus mystérieux que le pouvoir, cette faculté qu’a un homme, ou un petit nombre, de plier le plus grand nombre à sa loi qui n’est pas toujours la loi ? Rousseau s’en étonnait. Il en comparait l’exercice au geste d’un Archimède tirant paisiblement de l’eau un navire au bout d’une ficelle… »
L’indécent retour médiatique de Joëlle Milquet est une illustration de cet inquiétant phénomène du pouvoir confisqué
Dites : vous ne la trouvez pas un brin compulsive par chez nous aussi, cette faculté « paisible » d’un seul homme de » plier » les masses ? Il me semble que les Archimède de ce (toujours) royaume ont une furieuse tendance à ne plus vouloir lâcher cette satanée ficelle ! La politique n’est plus un moyen, une charge, une mission, un service, un apostolat temporaire : c’est carrément un dû ! Une rente à vie ! Un bail emphytéotique. Plus on les conspue, plus on les quitte, plus on doute, plus les partis de rude protestation croissent et plus ce « club des consanguins » (1) s’accroche, s’arc-boute, s’identifie à la Providence.
L’indécent retour médiatique de Joëlle Milquet est une illustration de cet inquiétant phénomène du pouvoir confisqué. Comme la fugue américaine de Pieter De Crem, summum à mes yeux de la morgue ministérielle en période de crise aiguë, en dit long sur le sentiment d’impunité qui habite le microcosme des puissants. Et que dire du comportement des cadors des deux plus grandes formations politiques de ce pays ? De trucs et ficelles en dérogations statutaires, d’exclusions en postures de Tartarin partant chasser le lion de l’Atlas, N-VA et PS passent insidieusement sous le régime de la présidence à vie. Englués dans leur ego, aucun de ces nouveaux César, auto-investis d’un mandat quasi divin, ne lâchera son os avant que l’autre n’ait mordu la poussière. Le monde devrait-il s’écrouler sous leurs yeux. Notez qu’à Lacouture, j’aurais pu préférer son voisin d’étagère, l’immense Orwell : » Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolution pour établir une dictature. La persécution a pour objet la persécution. La torture a pour objet la torture. Le pouvoir a pour objet le pouvoir. » L’hiver est à nos portes, je vous le dis.
(1) Appellation d’une violence toute rexiste lue ce matin dans le forum des lecteurs d’un quotidien.
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