Jan Nolf
Pieter De Crem giflé par le parquet de Bruxelles
Ce n’est pas parce que l’on est le ministre de la défense de la Belgique que l’on peut rêver à de plus hautes fonctions en se rasant le matin. C’est le cas de Pieter De Crem, polyglotte diplômé et atlantiste confirmé. Défendre l’achat de 40 nouveaux avions de combat américains (donc pas Dassault…) pour 4 milliards d’euro quand le budget annuel total de la défense belge est de 2,6 milliard d’euro, c’est déjà un peu gros ! Mais quand on aime, on ne compte pas. Cet américanophile pourrait donc prochainement prendre la relève du danois Rasmussen en tant que secrétaire général de l’OTAN.
De Crem deviendrait ainsi le troisième belge à occuper ce poste très convoité après le légendaire Paul-Henri Spaak et le moins heureux Willy Claes – deux illustres socialistes.
Spaak était ministre belge des affaires étrangères au moment de l’invasion allemande. Le 10 mai 1940, alors qu’il recevait l’ambassadeur d’Allemagne qui lui apportait – tardivement – la déclaration de guerre, le ministre le coupa bref : « moi d’abord » dit-il pour manifester son indignation envers le régime nazi. Toute une époque !
Pour sa part, Willy Claes dut démissionner du poste de secrétaire général de l’OTAN pour (complicité de) corruption, dans l’affaire Agusta. La Cour de Cassation le condamna en 1998 à trois ans de prison avec sursis et interdiction d’exercier une fonction publique pendant cinq ans. Dans la même affaire Serge Dassault fut condamné à 2 ans de prison avec sursis.
De Crem serait le premier chrétien-démocrate belge à ce poste. Il mène depuis pas mal de temps une campagne plus ou moins discrète – comme il se doit – entre Washington et Bruxelles. Ses faux pas en matière de politique intérieure ne constituent pas un obstacle, au contraire: ses amis politiques seraient essez enthousiastes à l’idée de le pousser vers cette porte de sortie internationale. L’alternative plus modeste serait pour lui de se replier dans son fief de Aalter où chez les De Crem on est bourgmestre de père en fils, une sorte de dynastie. Dans cette petite ville près de Gand, quasi sans opposition politique, l’hôtel de ville porte le surnom de Cremlin…
Si De Crem n’a pas encore perdu la guerre contre les pacifistes de Vredesactie (Action pour la Paix), il a au moins perdu une bataille décisive, jeudi dernier.
Les faits datent d’il y a plus de 5 ans. Le 14 novembre 2008 avait lieu une journée européenne d’action contre la guerre en Afghanistan sous le thème ‘War starts here’ (‘La guerre démarre ici’).
Un peu avant midi, un petit groupe de pacifistes ferma symboliquement le cabinet du ministre De Crem en s’enchaînant aux grilles. Pire: à l’aide de peinture pour enfants, ils organisèrent une mise en scène par laquelle « du sang coulait des murs du ministère de la guerre ». Une image qui avait de quoi impressionner.
Cette opération qui rappellait les technique de Greenpeace ne dura que quelques minutes. Bien que le scénario prévoyait que les activistes « nettoient le sang » – et donc les murs et le trottoir bruxellois, ils furent arrêtés illico par la police alertée aussitôt dans ce quartier sensible. Aucune forme de violence, d’un côté ou de l’autre.
A l’heure de leur relaxe vers 17 heures, le « sang » avait disparu, grâce à l’arrosage par deux militaires. Même les services du « labo » policier appelés sur place pour constater « les dégâts » ne trouvèrent plus de trace rouge. Les pots de « sang » restants ne furent même pas confisqués par la police « pour des raisons d’hygiène » selon le procès-verbal.
On aurait pu penser que cette opération paisible de « théâtre de la rue » serait sans conséquence pénale – comme d’autres manifestations beaucoup plus musclées dont Bruxelles a le privilège européen.
Et en effet, la ville de Bruxelles (dont le trottoir fut « ensanglanté » pendant un petit moment) se refusa d’infliger une SAC (Sanctions Administratives Communales) alors qu’une telle amende est pourtant prévue pour les manifestations dans la Zone Neutre (art 30), prestation artistique non autorisée (art. 33), graffitis ou dégradation de propriétés immobilières (art 119). La ville avait donc l’embarras du choix.
Le parquet de Bruxelles ne fit pas non plus preuve de beaucoup de zèle pour poursuivre les auteurs – ou les acteurs – de cette action hautement symbolique. Ce fut à classer ‘sans suite’ pour des raisons évidentes d’opportunité : la justice belge a d’autres chats à fouetter !
C’était sans compter la colère du ministre De Crem dont le sang n’avait fait qu’un tour et qui se fâcha … tout rouge.
Afin de s’assurer qu’il y ait une enquête judiciaire, le 11 décembre 2008, il se constitua partie civile auprès du juge d’instruction par l’intermédiaire de l’avocat du ministère de la Défense: contre inconnus et pour 1 euro à titre provisionnel.
Ensuite, l’état-major militaire mit presque un an à comptabiliser ses dommages. Il fallut attendre le 16 juillet 2009 pour qu’un lieutenant-colonel calcule le prix de l’intervention de rinçage. Et conclua qu’il en avait coûté la somme astronomique de …233,860 €. Eh oui: le calcul fut fait jusqu’à 3 chiffres après la virgule. Le ministère de la Défense n’aura jamais témoigné d’autant de transparence !
Je vous livre la méthode de calcul, d’une précision toute militaire. Deux soldats en action pendant quatre heures et demi, cela revient à 101,385 € exactement chacun. Faute de militaires sur le lieu du crime, capables d’exécuter cette modeste besogne, deux spécialistes du lavage à l’eau claire ont dû parcourir 20 km dans une Renault Master qui consommait 1,360 € de diesel et dont le coût d’entretien tout de même 0,600 € pour la même distance. Les frais de mise à disposition du nettoyeur haute pression furent inestimables: le décompte indique que ça coûterait exactement ??? euros. Cette affreuse imprécision est toutefois compensée par le calcul de la consommation: 10,3 litres par minute avec « de l’eau claire ».
Cinq ans plus tard, en décembre 2013, le renvoi de l’affaire devant le tribunal correctionnel est finalement ordonné. Aucun des manifestants n’est poursuivi. Seulement l’organisation, l’asbl Vredesactie recevra une assignation devant le tribunal pour l’audience qui eut donc lieu jeudi dernier, le 6 février.
Ce midi-là, la même organisation récidivait. Devant le palais de justice de Bruxelles, des tentes se dressèrent, de grandes banderoles pour la liberté d’expression furent installées et un autre rassemblement fut organisé – de nouveau sans la moindre autorisation, mais sans la moindre intervention policière.
Activistes, écrivains, artistes, professeurs d’université, parlementaires socialistes et verts s’étaient donné rendez-vous pour soutenir la cause de Vredesactie après de nombreux articles dans la presse, dont celui de votre #justicewatcher dans Knack.be : ‘Pieter De Crem part en guerre pour 233,86 €’ – une analyse politico-judiciaire qui sera citée à l’audience par l’avocat de la défense (« Le canon du ministre tire sur un moustique ») et déposée comme pièce à conviction dans le dossier du tribunal.
La veille, le ministre fut interrogé au parlement au sujet de son acharnement. Il y prétendait – contrairement aux constats du laboratoire policier dans le dossier – que « le bâtiment a encore conservé pendant longtemps une teinte rougeâtre ». Voir du rouge où il n’y en a plus, cela rappelle la Guerre froide côté OTAN.
L’audience s’est tenue dans après-midi du 6 février dans la salle du sous-sol du palais de justice, sous haute surveillance, car il devait y avoir aussi des affaires de grand banditisme ce jour-là. Même les avocats et parlementaires ont été soumis à un scanning. Et afin de pouvoir dignement traiter cette affaire d’Etat, des affaires criminelles ont même dû être reportées par cette 60ème chambre très dynamique, mais qui croule sous le travail…
L’avocat de la défense, maître Johan Verstraeten n’avait pas encore eu le temps de présenter sa plus belle pièce à conviction (le produit de peinture rouge de sang : « gouache au doigt lavable, Creall-mini fingerpaint pour enfants ») que le coup de théâtre se produisit.
Le procureur du Roi prouva bien que les magistrats n’étaient pas des soldats de plomb en demandant purement et simplement … l’acquittement de l’asbl Vredesactie qu’il avait pourtant assigné devant ce tribunal !
Les conditions acoustiques de cette salle ancienne étant abominables, il fallut que la présidente du tribunal répétât à haute voix cette prise de position remarquable du parquet pour que le public comprît ce qui se passait.
L’affaire fut finalement plaidée – après une longue interruption afin de permettre au conseil du ministre d’informer le cabinet du boomerang judiciaire spectaculaire qui venait de rebondir sur les murs du Palais et ses conséquences.
Le jugement est prévu pour le 13 mars, mais le message au pouvoir politique est déjà clair : « on ne marche pas pour vous ». Le juge n’est plus « la bouche de la loi » (Montesquieu) et le ministre a donc compté à tort sur une justice mécanique pour venger l’offense qui lui fut faite !
Pieter De Crem, fut jadis un spécialiste du budget Il serait donc bien placé pour chiffrer (à trois décimales près) le gaspillage de l’argent public que cette histoire kafkaïenne a entraîné.
Évidemment, la vraie question n’est pas de nature financière. Le vrai but de l’attaque de De Crem, c’était bien le « chilling effect » : faire peur à cette opposition pacifiste. Ou en anglais, un SLAPP : Strategic Lawsuit Against Public Participation.
La petite asbl Vredesactie devait donc être fusillée pour l’exemple. Le « symbolic speech », ce discours inspiré du théâtre de rue est dangereux pour l’arrogance du pouvoir, car elle réveille les esprits et alimente le débat démocratique sur une politique contestée.
Mais dans son obstination à faire taire ces importuns, De Crem a réussi à se tirer une belle balle politique dans les pieds. S’il n’obtient pas son poste à l’OTAN, il pourra toujours se prendre pour un petit Poutine très local dans son Cremlin.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici