Philippe Moati: «L’enjeu est de déplacer le centre de gravité de la consommation» (interview)
Philippe Moati, professeur d’économie à l’université Paris-Diderot et cofondateur de l’Observatoire société et consommation (Obsco), pointe le décalage entre le «vouloir» et le «pouvoir» d’achat qui est à l’origine des crises. «Le modèle de consommation s’est universalisé: il n’existe plus d’un côté un modèle bourgeois, populaire de l’autre. Tout le monde désire la même chose et ressent de la colère de ne pas pouvoir l’obtenir.»
Face à une succession de crises, financière, sanitaire, géopolitique, se rend-on compte que nous vivions au-dessus de nos moyens?
Philippe Moati | Non, je n’en suis pas sûr. Pour ce qui concerne la crise énergétique, elle est liée à des facteurs conjoncturels, dont l’effet est un tarissement des sources. En revanche, il existe une lame de fond au sein d’une frange de la population qui fait le lien entre la gravité du dérèglement climatique et nos modes de vie, notre modèle de consommation. Il n’est donc pas impossible que cette crise-ci accentue une dynamique qui était déjà sous-jacente.
Cela dit, de manière générale, la population demeure très attachée à l’hyperconsommation. A quels besoins correspond cet attachement?
Il répond avant tout aux besoins des entreprises et la première responsabilité est à chercher du côté de l’offre. Les consommateurs subissent continuellement, et de façon de plus en plus performante, des incitations à consommer. Ce matraquage publicitaire a encore gagné en efficacité en se nourrissant du numérique, du big data, des algorithmes… Le marketing est devenu très puissant, il a la capacité de jouer sur la corde sensible de chacun, de créer le désir. De l’autre côté existe la demande des individus qui évoluent dans une société où on leur a transmis que consommer les rendrait plus heureux. Il y a aussi chez eux une responsabilité. Or, il faut être très fort pour résister à l’excitation permanente, pour prendre de la distance quand le système déploie une telle énergie pour faire de nous des hyperconsommateurs.
Il faut être très fort pour résister quand le système déploie une telle énergie pour faire de nous des hyperconsommateurs.
Philippe Moati
Avons-nous pris conscience, par ailleurs, que la consommation a une dimension politique?
Non, pas tous. Cependant, il ressort de nos enquêtes, notamment celles réalisées au cours des années 2020 et 2021, que 40% des sondés sont déjà engagés dans une consommation responsable. Il s’agit désormais d’une partie substantielle de la population, on ne parle pas là de groupuscules. Une réforme des normes et des valeurs est amorcée et se diffuse largement. On culpabilise plus à l’idée de prendre l’avion ou d’acheter sur Amazon. Ce mouvement culturel percole davantage chez les plus jeunes, parce qu’ils découvrent la consommation dans ce contexte.
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S’engager dans une consommation responsable permet-il de se mettre en valeur, d’afficher son statut social, de gagner en standing?
C’est possible. Au sein de ce nouveau pan de la société, nous avons identifié trois groupes parmi les plus engagés, dont les écolo-hipsters: ils sont jeunes, diplômés et, chez eux, il existe sans doute une pression sociale, puisqu’ils appartiennent à un réseau où la façade engagée est une norme sociale. Pour autant, ce n’est pas leur moteur principal. Ces personnes y trouvent du sens, et sont convaincues de la gravité climatique.
Selon vous, il ne serait pas judicieux d’utiliser le terme «sobriété».
Si on veut convaincre, sobriété n’est pas le bon mot, même si on ajoute «heureuse» derrière. Je lui préfère celui de «consommation raisonnée». La sobriété, et avec elle la transition écologique, sont vécues comme une suite de renoncements, de toujours moins. Dans une culture occidentale qui s’est bâtie sur le «toujours plus», la sobriété passe pour indésirable. En tout cas, elle ne permet pas de construire un avenir perçu de manière partagée comme enviable, un récit optimiste.
Remettre la consommation «à sa juste place» impose-t-il d’accepter des nouvelles réglementations?
Nous nous dirigeons en effet vers des restrictions. Aussi, nous devrons sans doute envisager la mise en place de quotas individuels de carbone ou de kilomètres en avion par an et par personne. Et si nous voulons embarquer tout le monde dans ce processus urgent de transition, l’Etat doit veiller à l’équilibre et à la justice. Pour éviter une sélection par l’argent, je pense que la réglementation demeure plus appropriée que les taxes. Systématiser la réponse aux enjeux climatiques par une fiscalité punitive, c’est antisocial. Les plus riches se moquent des taxes. Les quotas sont des outils plus égalitaires, à la condition qu’ils ne soient pas possible de les revendre.
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Dès lors, comment embarquer tout le monde dans une démarche volontaire?
Les travaux de la science du bonheur relativisent nettement la promesse de bonheur associé à un modèle fondé sur le «toujours plus». Bien sûr, on n’ignore pas que les riches sont plus heureux que les pauvres. On sait surtout que l’opulence n’entraîne pas mécaniquement un accroissement du bonheur. Lorsque l’on interroge les individus sur les ressorts du bonheur, ils convergent, dans une très large majorité, autour d’une vie de famille épanouie, du temps disponible consacré aux proches, à des activités qui font sens. Il me semble qu’il y a là un socle qui nous réunit et sur lequel fixer le cap, départi par ailleurs des imaginaires négatifs associés à l’idée de sobriété. Bien évidemment, il repose sur des choix politiques. Ainsi on pourrait décider de réaffecter les gains de productivité de manière à augmenter le temps libre, à créer du capital culturel, et non vers cette logique du «produire plus».
Vous parlez d’une «crise de la modernité» et l’illustrez par le mouvement des gilets jaunes.
Le modèle de consommation s’est universalisé: il n’existe plus d’un côté un modèle bourgeois, populaire de l’autre. Tout le monde désire la même chose et ressent de la colère de ne pas pouvoir l’obtenir. C’est ce décalage entre le «vouloir» et le «pouvoir» d’achat qui est à l’origine de la crise. Nous vivons une grave crise de la modernité, ce qui signifie que les piliers, les valeurs sur lesquels s’est édifiée, dès la Renaissance, la civilisation occidentale se fissurent les uns après les autres. Les attentats terroristes sont le point culminant d’un rejet de nos modes de vie, nos valeurs, notre façon de fonctionner. Mon parti pris est de dire que l’une des causes de cette crise réside dans l’hyperconsommation. Et ce n’est plus tenable, ne serait-ce que d’un point de vue économique: on ne peut pas agiter le hochet de la consommation sans une augmentation du pouvoir d’achat, cela créera de plus en plus d’inégalités. Parce que le vouloir d’achat augmente plus vite que le pouvoir d’achat, des pans entiers de la société sont exclus de la consommation, ce qui suscite des frustrations, qui peuvent ensuite s’exprimer sous diverses formes, jusqu’aux plus extrêmes comme les fondamentalismes.
Systématiser la réponse aux enjeux climatiques par une fiscalité punitive, c’est antisocial. Les plus riches se moquent des taxes.
Philippe Moati
Quelles sont les voies de sortie?
Ne pas changer de modèle, c’est aller dans le mur. Je ne vois que trois façons de procéder. Sortir du capitalisme et rompre avec sa machine infernale, mais je ne crois pas à un dépassement du capitalisme, parce que même s’il existe des modèles alternatifs, je ne crois pas à leur déploiement à grande échelle. Le deuxième serait de réussir à ce que le capitalisme continue de prospérer en étant déconnecté de la quête du profit et du «toujours plus». Je n’y crois pas non plus. Cela nécessite des moyens contraignants mais ils ne seront pas suffisants. Aujourd’hui, on voit déjà des business models dans lesquels des entreprises privilégient la qualité à la quantité, la valeur ajoutée au volume. Je pense à l’économie de la fonctionnalité dans laquelle les entreprises, en vendant des solutions plus que des biens, sont incitées, pour être rentables, à économiser les ressources. La dernière voie que j’entrevois est d’engager une évolution des mœurs, un changement culturel, qui serait évidemment moins compliqué à envisager si l’évolution des business models devait conduire au recul de la pression à consommer toujours plus. Pour cela, je pense qu’il faudrait inciter les populations à s’engager davantage dans des activités de loisirs actifs telles que le sport, la musique, le bricolage… des activités du «faire». L’enjeu est alors de déplacer le centre de gravité de la consommation, qu’il passe de l’«avoir» à l’«être» et au «faire», de manière à la mettre au service de l’épanouissement humain. Dans nos études, nous constatons que la propension au bonheur est plus élevée chez les individus qui consacrent du temps à ce «faire» qu’ au principe de plaisir. Ils sont moins consuméristes.
La meilleure stratégie consiste plutôt à réformer le système actuel?
Nous n’avons pas le choix, parce que nous n’avons pas le temps. Face au défi climatique et pour redonner du sens à nos vies, il nous faudrait capter l’énergie créative et les technologies du capitalisme tout en les canalisant dans la bonne direction. Je ne pense pas qu’il y ait d’issue pour les sociétés occidentales hors de l’idée du progrès, hors d’un projet d’avenir désirable ou axé autour du bonheur individuel, associé à une consommation à sa juste place. Je ne peux pas me reconnaître dans un mot comme sobriété, car il suggère l’image d’un retour en arrière ou d’une forme d’immobilité. Je crois davantage à une redéfinition du progrès qui permette de refonder la modernité sur une nouvelle relation de l’homme à la nature, une orientation de l’activité économique vers la production d’effets utiles et de solutions plus que de biens ainsi qu’une redéfinition du bonheur comme finalité de l’existence, moins hédoniste, plus eudémonique, où l’on se découvre soi-même, où on révèle ses talents.
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