Philippe Gilbert : « La vie en peloton, c’est un peu comme la migration des gnous »
Philippe Gilbert a 37 ans et toujours un bon coup de pédale. Celui qui lui permet de continuer d’écrire l’histoire de son sport, de vivre à Monaco et de porter un regard parfois nostalgique sur l’évolution du peloton. Entretien grand plateau avec un champion d’un autre temps.
En avril dernier, votre victoire à Paris-Roubaix vous a rapproché de votre rêve ultime qui consiste à gagner ce qu’on appelle les » cinq monuments » (1). Seuls trois coureurs — tous Belges — y sont parvenus au cours de leur carrière : Roger De Vlaeminck, Rik Van Looy et Eddy Merckx. Pourquoi cette obsession ?
Les gens ne se rendent pas toujours compte de la difficulté de ce que ça représente, de gagner des courses aux profils si différents. C’est un peu comme si, dans la même vie, et en exagérant à peine, vous aviez un athlète qui remportait le 100 mètres et puis, quelques années plus tard, le 10 000 mètres. Aujourd’hui, c’est devenu presque impossible à vélo parce que les tracés ont évolué, ils sont devenus plus sélectifs. Moi-même, j’ai profité à l’époque d’un Tour de Lombardie moins dur qu’il ne l’est aujourd’hui. Il n’y avait pas encore de passages avec des murs à 28 %. Reste que si j’arrive à réussir ça, c’est-à-dire à gagner un jour Milan-San Remo, le seul monument qu’il me manque, ce sera exceptionnel. Ce genre de défi, c’est ce qui motive aussi. Après tant d’années, si vous n’avez plus envie que de gagner la Coupe de France, par exemple, vous n’avancez plus.
Je suis payé jusqu’au mois de décembre, donc je roule jusqu’au bout.
Qu’est-ce qui vous pousse à continuer de faire des saisons à rallonge à votre âge ?
Je suis peut-être de la vieille école, mais je respecte mon programme. Je suis payé jusqu’au mois de décembre, donc je roule jusqu’au bout. J’ai toujours été un bosseur. Il y en a d’autres qui raccrochent après le Tour de France, eux, ce sont des branleurs. C’est comme ça aussi dans la vie. Et c’est une question de mentalité. Et puis, j’aime courir. J’aime la sensation d’être dans les pelotons. De rouler vite, de frotter, de prendre des risques. Ça me plaît.
Vous n’êtes pas encore à la retraite, mais vous êtes déjà, avec d’autres, le symbole d’une époque. Celle d’un peloton contrôlé par quelques fortes têtes comme vous, le Suisse Fabian Cancellara ou le Belge Tom Boonen. Des patrons de cette trempe-là, ça existe encore aujourd’hui ?
Je ne crois pas que j’étais aussi autoritaire qu’un Cancellara. Et je ne pense pas que ça l’ait servi. Personnellement, je n’ai d’ailleurs jamais cautionné son rôle. De quel droit un coureur se positionnerait-il au-dessus du peloton ? Moi, je n’ai jamais été contre les jeunes ambitieux qui osaient attaquer, bien au contraire. Je me souviens de Filippo Pozzato ( NDLR : coureur italien aujourd’hui retraité), par exemple, qui, lui, s’était fait une spécialité de casser ces jeunes-là. C’était son hobby, ce qu’il faisait de mieux, très certainement. Je n’ai jamais fonctionné comme ça. Contrôler le peloton, autoriser les bons de sorties, ça, c’est l’école US Postal ( NDLR : l’équipe américaine de Lance Armstrong à l’époque), celle avec laquelle j’ai grandi et que je n’ai jamais voulu reproduire. Par contre, oui, recadrer des jeunes qui font des erreurs, ça c’est important quand on a un certain statut.
En quoi la vie de peloton, forme de microsociété, ressemble-t-elle finalement à la vraie vie ?
Cela ne peut pas être représentatif de la société pour la simple et bonne raison que c’est un rassemblement de gens hors norme avec des caractères forts. C’est un peu comme la migration des gnous en Afrique. Ça trace, ça n’attend personne. Il y a ceux qui se font bouffer par les crocodiles et les lions et puis il y a les autres. C’est donc plus dur que la vraie vie. Parce que le peloton ne pardonne rien. Un peloton, à part s’il y a un mort, ne s’arrête pas. C’est le seul truc, sinon il avance. Avec ou sans toi.
Le fait qu’il n’y ait plus aujourd’hui de leader omnipotent dans le peloton, ça a modifié la façon de courir ?
Ce sont les jeunes qui ont changé. Aujourd’hui, ils arrivent, ils frottent (NDLR : pousser les autres des épaules et des coudes pour être aux avant-postes), ils ne regardent pas qui est à côté d’eux. Moi, je me souviens de mes débuts. Et je peux vous dire que je n’allais pas frotter avec les Cipollini, Ullrich ou Museeuw. Il y avait du respect. S’ils attaquaient, j’essayais de suivre, mais jamais je n’aurais osé aller prendre le risque de les faire tomber. Aujourd’hui, certains de ces » codes » ont disparu. Les décalages à gauche quand vous prenez la musette, les bidons dans les pelotons, etc. Conséquence : à chaque ravitaillement, il y a des chutes.
Ce n’est pas plus lié au fait qu’aujourd’hui, les coureurs roulent avec les yeux rivés sur leur capteur de puissance ?
Le côté aléatoire d’une course existera toujours, mais il diminue terriblement à cause de ces capteurs. Autant je trouve ça très utile à l’entraînement, autant je pense que l’UCI (NDLR : l’Union cycliste internationale) doit faire marche arrière en course. C’est devenu presque impossible d’avoir une défaillance actuellement. Vous regardez votre ordinateur et vous connaissez vos valeurs. Il faut être presque bête pour se mettre dans le rouge. Une fringale comme celle de Mathieu van der Poel ( NDLR : le favori néerlandais du dernier Championnat du monde sur route, qui a craqué d’un coup en fin de course, le 29 septembre dernier) dans le Yorkshire, c’est exceptionnel. Vous en avez une par an, avant c’était une par course.
Le Tour de France, la caravane, les médias, l’agitation… Plus jeune, vous disiez ne pas trop aimer ça. Plus vous vieillissez, plus vous vous dites qu’il est temps d’en profiter ?
Disons qu’à mon niveau, je suis un des rares coureurs depuis vingt ou trente ans à avoir pu réussir une carrière sans le Tour de France. En matière de reconnaissance et de palmarès, je n’ai pas eu besoin du Tour. Aujourd’hui, c’est encore différent. Vous partez en échappée sur le Tour, vous gagnez 3 000 ou 4 000 followers sur vos réseaux sociaux en une journée. A la Vuelta, c’est 500 personnes en plus. Au GP de Wallonie, c’est 50. Ce sont des choses qui comptent actuellement. Parce que les sponsors regardent ça.
Vous n’avez jamais peur de ce à quoi ressemblera votre vie d’après ?
Je continuerai à rouler. Dès que j’aurai le temps. Mais plus dans le froid et la pluie. Je ne me forcerai plus à enfiler des gants en néoprène et à me plonger dans un état terrible pour mettre des jours à m’en remettre. Mais si ce n’est ça, je ne crois pas que ma vie changera beaucoup. Je refuse 80 % de mes interviews, j’ai très peu de contacts avec la presse, je me suis toujours protégé de tout ça. Les plateaux télé, ce n’est pas pour moi. Le retour au calme n’en sera forcément que plus aisé.
Si on regarde les schémas existants, on dira que je suis plus un homme de droite.
Et faire de la politique, ce serait une option ?
Non. J’ai déjà été approché, mais le but de ma vie, ce n’est pas de faire des interviews. Ça ne veut pas dire que je ne suis pas politisé. Mon frère et ma soeur font de la politique à un niveau local. Mon frère est échevin MR à Aywaille, ma soeur est plus de gauche et a travaillé pour le CPAS. Moi, je pense qu’il n’y a plus vraiment de gauche ou de droite, mais je donnerai toujours priorité aux gens qui travaillent. Donc, si on regarde les schémas existants, on dira que je suis plus un homme de droite.
Le sport de haut niveau, de toute façon, c’est un peu une ode à la méritocratie, non ?
Evidemment. Il y a une forme de sélection naturelle. Mais je suis conscient que ça ne peut pas s’adapter à la vie de tous les jours. Tout le monde n’a pas ces capacités-là.
Le fait de vivre à Monaco et de profiter des avantages fiscaux qui en découlent, comme une bonne partie de sportifs de très haut niveau, Belges ou étrangers, vous comprenez que ça puisse choquer ?
Je ne pense pas que l’argent puisse nuire. J’ai eu la chance, il y a dix ans, de pouvoir déménager et j’avais les ressources financières suffisantes pour m’établir à Monaco. J’ai saisi l’opportunité et ma vie est ici maintenant. J’y ai eu mes enfants qui s’y sont épanouis et j’y ai beaucoup d’amis. J’ai même réussi à ouvrir un magasin de cycles ici. Je vis dans un certain milieu, mais avec mes valeurs. Ici, c’est comme partout, il faut travailler pour gagner sa vie. Et puis, j’ai toujours voulu habiter dans le Sud. Alors oui, je pourrais vivre à Nice, mais il faudrait être stupide pour vivre à Nice, non ? Je ne pense pas qu’il y ait une grande surface en Belgique ou en Europe qui n’ait pas délocalisé son siège social. Pourquoi, moi, sportif, devrais-je être un exemple ?
(1) On parle de monument quand on évoque l’une des cinq classiques les plus prestigieuses du calendrier international. A savoir : Milan-San Remo, le Tour des Flandres, Paris-Roubaix, Liège-Bastogne-Liège et le Tour de Lombardie.
Bio express
1982 : Naissance le 5 juillet à Verviers.
2003 : Première victoire professionnelle au Tour de l’Avenir.
2005 : Se révèle au grand public en remportant la Coupe de France et en terminant 6e de Milan-San Remo.
2006 : Première grande victoire professionnelle avec le circuit Het Volk.
2009 : Remporte son premier monument avec le Tour de Lombardie et pour la deuxième fois Paris-Tour.
2011 : Termine la saison à la première place du classement mondial après avoir notamment remporté Liège-Bastogne-Liège et porté le maillot jaune sur le Tour de France.
2012 : Champion du monde sur route à Valkenburg.
2016 : Devient pour la deuxième fois de sa carrière champion de Belgique sur route.
2017 : Vainqueur du Tour des Flandres et pour la 4e fois de l’Amstel Gold Race.
2019 :Vainqueur de Paris-Roubaix et 11e victoire d’étape sur un grand Tour.
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