Pénurie de masques, inondations, crise de l’accueil: quand l’État baisse les bras, la solidarité citoyenne prend le relais
Faute de moyens et de volonté politique, l’Etat ne répond pas présent sur tous les fronts. L’associatif et les citoyens prennent alors le relais. La solidarité est belle, mais…
Vous avez une machine à coudre? Nous avons du tissu.» L’appel date du 20 mars 2020. Lancé par la commune d’Ixelles et d’autres, il est censé pallier, dans l’urgence, l’absence et la pénurie de masques à une époque où le monde découvre avec stupeur les ravages de l’encore méconnu coronavirus.
Juillet 2021: des inondations sans précédent ravagent la Wallonie, affectant dans une moindre mesure Bruxelles et la Flandre. D’emblée, la Croix-Rouge demande aux volontaires désireux de prêter main forte aux sinistrés de ne pas se rendre sur les lieux. Ils s’y rendront malgré tout, massivement. Très vite, des groupes se constituent et rassemblent des milliers de bonnes volontés, au nord comme au sud du pays. L’Etat semble totalement dépassé par les événements: en quelques semaines, la coordination de l’aide, fédérale au départ, est transmise aux Régions puis reprise en main par le fédéral. Sur le terrain, les citoyens s’activent et dénoncent la situation, catastrophique.
Ça laisse le choix au privé de dire ce qui mérite de la solidarité ou pas.
Janvier 2022: l’Etat belge et Fedasil, l’agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile, sont condamnés par le tribunal de première instance de Bruxelles pour leur mauvaise gestion de l’asile et de l’accueil. «Il appartient à l’Etat belge de prévoir les structures appropriées pour faire face à des hausses du nombre de demandes qui n’ont, en tant que telles, rien d’extraordinaires et sont récurrentes», argumente le tribunal. Dès août 2015, une plateforme citoyenne avait organisé l’accompagnement des demandeurs d’asile qui campaient au parc Maximilien, à Bruxelles, faute d’hébergement. Un appel massif avait été lancé aux citoyens pour qu’ils les accueillent temporairement chez eux. Le mouvement citoyen avait connu un succès inédit.
Trois situations, trois contextes. Dans chacun des cas, l’Etat n’est pas en mesure de répondre à ce qu’on attend légitimement de lui. Chaque fois, des citoyens, souvent encadrés par des associations, prennent le relais. Comblent des lacunes. Apposent des sparadraps. Bien sûr, une situation n’est pas l’autre et la conduite des affaires publiques peut parfois être victime d’urgences, d’événements inattendus et inédits. Néanmoins, une même question traverse ces trois exemples: assiste-t-on à une lame de fond sous la forme d’un désengagement multiforme de l’Etat, d’un abandon de missions que reprennent à leur compte, vaille que vaille, l’associatif et la population? Si tel est le cas, cette «désertion» de l’Etat constitue-t-elle un objectif politique ou témoigne-t-elle plutôt d’une absence de moyens, d’une impuissance à faire mieux?
«L’Etat explose en plusieurs niveaux et apparaît de plus en plus comme un partenaire parmi d’autres de l’action publique, relève Abraham Franssen, professeur de sociologie et d’analyse de l’action publique à l’université Saint-Louis – Bruxelles. Que l’Etat ait déserté ce qui était autrefois ses champs d’action et qu’il les ait délégués à d’autres acteurs ou que d’autres acteurs aient investi des domaines encore vierges de l’action publique, la gestion de la chose publique est aujourd’hui plus le fait d’un ensemble d’acteurs multiples qu’il s’agit de coordonner.» Face à cette incontestable transformation du rôle de l’Etat, de la nuance, donc.
Imprévisibles, les surprises?
Le cas des demandeurs d’asile est le plus édifiant. Condamné à de très nombreuses reprises, l’Etat n’a commencé que tardivement à répondre aux injonctions de la justice. Avec une approche très différente selon qu’il s’agisse de ressortissants ukrainiens, depuis le déclenchement de la guerre en février 2022, ou d’autres venus d’ailleurs. «A l’égard de l’accueil des Ukrainiens, un choix politique fort a été posé, analyse Catherine Fallon, professeure émérite en administration publique et analyse des politiques publiques à l’ULiège. Pour les autres réfugiés, on assiste à un véritable abandon de l’Etat.»
En 2015, lors de l’arrivée sur le sol belge de milliers d’Afghans et de Syriens, des citoyens avaient pris le relais pour assurer leur hébergement, par l’intermédiaire de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés. Le mouvement s’est inscrit dans la durée. En 2017, ces hébergeurs avaient assuré quelque 50 000 nuitées à des migrants qui ont ainsi pu dormir à l’abri. «Ce n’est pas beau d’avoir à héberger les abandonnés de tous dans un Etat de droit, écrivaient Mehdi Kassou et Adriana Costa Santos, les coprésidents de la Plateforme citoyenne, en février 2018. Des solutions existent mais notre gouvernement n’en veut pas. Dommage.»
L’impréparation de l’Etat lorsque déferle le corona- virus, en mars 2020, sera mise sur le compte de la surprise et de l’imprévisibilité. «Dans ce cas, l’Etat n’a pas choisi d’être défaillant, analyse Catherine Fallon. Il n’a pas dit que ce n’était pas son rôle de s’occuper de ce problème: simplement, il n’était pas prêt.» On se souvient que des millions de masques FFP2 stockés dans les réserves de l’Etat avaient été détruits, leur date de péremption une fois atteinte. La ministre fédérale de la Santé, Maggie De Block, avait choisi de ne pas les remplacer: la menace avait paru insignifiante, sans doute, et toute économie était bonne à prendre. Là encore, dans l’urgence, ce sont les citoyens qui sont montés au front, cousant des masques bénévolement. Personne ne conteste la beauté de cet élan de solidarité. Sur son absolue nécessité, il n’en pose pas moins question.
Imprévisibilité encore lors des inondations qui ont submergé tant de terres wallonnes, en juillet 2021. Jusqu’où peut-on parler d’imprévisibilité? Le changement climatique est une réalité depuis des lustres. Des signaux d’alerte ont été adressés aux autorités, qui ne les ont pas pris au sérieux et ne s’y sont pas préparés en amont. Lorsque la Wallonie s’est retrouvée sous eau, les volontaires y ont débarqué par milliers, dans une totale impréparation et un manque flagrant de coordination. Là encore, la solidarité était prégnante, touchante. Elle a sans doute fait des miracles. L’Etat, lui, a fait ce qu’il pouvait…
«Autre chose qu’un terrain vague»
Le même constat s’impose face à des événements comme Viva for Life, qui a récolté près de huit millions d’euros en décembre dernier pour lutter contre la pauvreté infantile, ou le Televie et ses dix millions d’euros collectés pour soutenir la recherche contre le cancer. «Seules les associations peuvent transformer l’espace entre le sujet et l’Etat en autre chose qu’un terrain vague», assurait le philosophe Pierre Ansay. Là encore, la question du désinvestissement de l’Etat est soulevée, notamment en matière de défense de la sécurité sociale. Ce sont l’associatif et les citoyens qui mettent ainsi à l’agenda les sujets qui leur semblent prioritaires et auxquels ils donnent de la visibilité. «Mais cela laisse le choix au privé de dire ce qui mérite de la solidarité ou pas, nuance Damien Piron, chargé de cours en administration publique à l’ULiège. Cela pose les limites de la solidarité citoyenne.»
L’Etat ne se montre pas assez soucieux de prendre soin de lui.
La question de l’efficacité de l’Etat est indissociable de celle des choix politiques qu’il pose en amont. Notamment en matière d’investissements publics, en jachère depuis cinquante ans. Ce que d’aucuns justifient par le carcan budgétaire européen. N’est-ce pas ce carcan qui, dès lors, est à questionner? Comparé au PIB, les investissements publics ont diminué de moitié depuis le début des années 1970, relevait la Banque nationale de Belgique en 2017: l’Etat belge faisait alors partie des pays européens qui investissent le moins. «En investissant de moins en moins dans ses infrastructures depuis plus de trente ans, l’Etat ne se montre pas assez soucieux de se maintenir et de prendre soin de lui», déduit Catherine Fallon. La donne est censée changer aujourd’hui, notamment avec le plan de relance européen post-Covid. Le montant total des investissements publics devrait s’élever à 2,6 milliards d’euros sur la législature.
Autre signe du retrait de l’Etat: les partenariats public-privé, très en vogue depuis 2008 et adoubés par l’Union européenne. Cet instrument budgétaire permet à des entreprises privées de prendre en charge le financement, la construction et la gestion d’une infrastructure publique pour une longue durée, en contrepartie d’importantes indemnités. En Belgique, on y a eu recours pour la construction d’établissements pénitentiaires, dans le chantier du tram à Liège et dans les bâtiments scolaires en Flandre.
Pour les pouvoirs publics, l’intérêt de la formule consiste à pouvoir étaler les dépenses engagées dans le temps… et à rencontrer les exigences du carcan budgétaire européen. Mais il y a un revers à la médaille. «Dans cette logique, insiste Damien Piron, la concrétisation d’un investissement n’est plus seulement conditionnée à une décision souveraine des gouvernements mais aussi à l’évaluation de sa rentabilité par des investisseurs privés, désormais placés en position de juges ultimes de la pertinence des politiques publiques. Derrière ce concept de partenariat se cache donc une forme de subordination inédite de la capacité d’action de l’Etat à la satisfaction des intérêts financiers de grands groupes privés. Sans parler du risque de perte de compétences et de cet autre risque qu’à terme, les autorités publiques se dessaisissent complètement de ces matières.»
Dès lors que des politiques néolibérales se généralisent en Europe, quelles que soient les majorités politiques au pouvoir, l’Etat-providence s’effiloche incontestablement. Raison de plus pour se demander avec insistance quel est le champ d’action légitime des pouvoirs publics. Et avec quels moyens.
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