Carte blanche
Pauvreté, le piège permanent de la saisonnalité
La saisonnalité et la conditionnalité sont des modalités fréquentes de l’action politique. Ainsi, tel citoyen a droit à tel service, pour un temps précis à des conditions particulières. Cette logique s’enracine dans des éléments de situation: quand la pluie est passée, on ferme son parapluie.
Mais, souvent aussi, cette logique puise aux bonnes intentions: encourageons les bénéficiaires à donner le meilleur d’eux-mêmes ou, à l’inverse, pénalisions-les s’ils le méritent. Cette légitimité, compréhensible, est aussi contestable. Parce qu’une telle approche peut être inefficace dans la durée, inefficiente, voire contre-performante. On le comprendra à un exemple dans le domaine de l’action sociale.
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Parier sur la durée
‘Housing first’, le logement d’abord, est un programme visant à éradiquer le sans-abrisme. Né dans les années ’90 à New York, il consiste à fournir à des SDF un logement sans condition et sans limites de temps. Un bail classique est conclu avec la personne qui sort de la rue et en assume la charge, par le biais d’un revenu du travail ou des aides sociales. Cette personne bénéficie alors d’une sécurité de logement. Elle choisit aussi le type d’aide et d’accompagnement dont elle a besoin, ainsi que son rythme. Un pari est fait sur la capacité de chacun à s’en sortir dans la durée, pour peu que l’environnement soit correct, que l’aide soit réellement disponible, que de la confiance et du temps soient accordés.
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Les résultats positifs des premières expériences américaines ont été tels que la méthode s’est précisée et généralisée. En Europe, les programmes existent dans une douzaine de pays, dont certains qui ont pratiquement éradiqué le sans-abrisme[1]. En Belgique, un projet pilote avec 278 sans-abri a permis de constater que le dispositif est à la fois nettement plus efficace et moins coûteux que les programmes classiques. Ainsi, après deux ans, 93% des bénéficiaires du programme ‘housing first’ étaient toujours dans leur habitation. Par comparaison, via le système classique il fallait deux ans pour que seuls 48% des SDF parviennent à ce logement, les autres personnes se trouvant encore dans la rue, en abri précaire, prison, hôpital… Quant au coût, un jour d’accompagnement ‘housing fisrt’ revient en moyenne à trois fois moins cher qu’une nuit en abri de nuit, sept fois moins cher qu’une nuit en prison et 17 fois moins cher qu’une prise en charge en urgence psychiatrique[2].
À un moment, et à certaines conditions
‘Housing first’ a pris le contrepied de la méthode habituelle d’aide aux SDF et de ses deux caractéristiques principales. La première est la dimension saisonnière de l’action. L’hiver étant particulièrement douloureux et dangereux pour les personnes à la rue, des moyens financiers sont dégagés : davantage de places d’accueil, de repas, d’encadrement. Si l’intention de cette approche est logique, compréhensible et louable, son résultat est néanmoins discutable. En effet, quand les beaux jours reviennent on revient aussi aux moyens ordinaires, à la même rue pour les mêmes personnes. Le problème reste entier. Et il peut être aggravé, notamment par ce sentiment accru d’être exclu une fois de plus, encore.
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La seconde caractéristique est la conditionnalité des aides. Le parcours d’un sans-abri pour accéder à un logement est en général progressif. Dans un premier temps, il doit passer par des abris de nuit. Ensuite, il peut bénéficier d’un logement supervisé. Enfin seulement, il peut avoir son propre logement. À chaque étape il importe qu’il respecte les règles de chaque lieu, parfois qu’il paie des services, souvent qu’il accepte des traitements ou suivis, par exemple afin de rompre avec ses addictions. Là encore, l’intention est compréhensible et louable : après des années à la rue, le retour à la vie en domicile nécessite un accompagnement. On sait que, souvent, les transitions de vie échouent parce qu’elles sont trop abruptes. Pourtant le résultat est également discutable, puisque ‘housing first’ est plus efficace et moins cher.
La portée des bonnes intentions ?
Si ce succès de ‘housing first’ amène à s’interroger sur la saisonnalité et la conditionnalité dans l’action classique à l’égard des SDF, il invite aussi à élargir l’interrogation.
D’abord, on peut transposer le questionnement dans le champ de la lutte contre la pauvreté en général. Ainsi, l’accompagnement à l’insertion par certaines asbl peut, lorsqu’il n’est pas imposé ou conditionnel à l’accès ou au maintien de droits sociaux, donner de meilleurs résultats[3]. Les CPAS connaissent la grande difficulté de créer une relation de confiance avec les personnes suivies quand les travailleurs sociaux sont à la fois ceux qui aident et ceux qui contrôlent.
Ensuite, cela pousse à s’interroger sur le caractère exceptionnel et conditionnel des aides liées à la crise sanitaire que nous traversons. Car, d’une part, la légitimité de l’intervention massive des pouvoirs publics pour limiter les dommages économiques et sociaux du confinement est incontestable : au service des urgences, on sauve un patient avant de pouvoir le soigner. Mais, d’autre part, les mesures d’urgence sont souvent prolongées sans que des actions plus durables soient mises en place. Lors de la reprise, des travailleurs peu formés dont l’emploi a été supprimé se retrouvent sans perspective, des entreprises protégées de la faillite sont sans plus de stock ni trésorerie. Alors, que se passe-t-il ?
De l’humanitaire au long terme
La saisonnalité d’une action, née d’une bonne intention, n’est donc pas nécessairement pertinente ni suffisante. Elle peut au contraire être un piège dangereux, qui absorbe des moyens dont il pourrait être fait meilleur usage ou qui anesthésie la capacité d’imaginer des alternatives. Parant au plus pressé, elle réduit l’action politique à une pratique humanitaire.
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Pour autant, jeter le bébé avec l’eau du bain n’aurait aucun sens : une action saisonnière qui se répète d’année en année est plus le signe d’un problème que d’une solution, mais limiter la casse pour enclencher une évolution positive a tout son sens. La question de la saisonnalité devient alors celle de l’articulation entre le ponctuel et le structurel, l’intervention d’urgence attisée par l’émotion médiatique et le travail à long terme. Cette articulation est difficile dans tous les pays, et singulièrement en Belgique.
Une des pistes pour réinscrire l’action publique dans la durée pourrait être de confier, au moins en partie, cette action à des agences. Celles-ci, à l’instar des agences de la dette ou pour la sécurité de la chaine alimentaire, combineraient l’exigence d’une mission précise, une réelle autonomie de moyens et des programmes pluriannuels, indépendants des échéances électorales, dont les résultats et impacts seraient évalués avec rigueur. Puisque si les bonnes intentions de certaines politiques peuvent être critiquées, c’est bien en fonction de leur manque d’impact qui, à terme, mine la crédibilité de la démocratie.
Joël Van Cauter
Philosophe et économiste, Itinera Fellow.
[1] Fédération européenne : housingfirsteurope.eu
[2]Données disponibles sur le site belge : www.housingfirstbelgium.be
[3] Voir par exemple la comparaison entre Actiris et Duo for a Job, disponible sur www.duoforajob.be/fr.
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