© Roger Turesson/Reporters

Paul Auster : « Pour écrire, il faut tout donner de soi »

Le Vif

Installé à la terrasse d’hiver d’un bel hôtel parisien, Paul Auster profite des derniers rayons de soleil. Son regard est caché par des lunettes noires. N’en reste pas moins cette voix, grave et magnétique, teintée par des volutes de cigarillos. « Ecrire commence dans le corps, c’est la musique du corps », explique-t-il dans sa Chronique d’hiver (Actes Sud). L’écrivain américain s’y livre à une mosaïque autobiographique, sans réel ordre chronologique. Les souvenirs affleurent chez ce sexagénaire qui regarde en arrière pour mieux saisir l’homme et l’auteur qu’il est devenu. L’enfance, l’amour, la sexualité, la quête existentielle et professionnelle ou le désir d’écrire traversent cette âme hypersensible, qui ne parvient pourtant pas à pleurer. Et si vieillir ce n’était pas mourir, mais renaître à mille possibilités ?

Le Vif/L’Express : Vous vous percevez comme « un individu imparfait et blessé, qui verse le sang des mots sur une page ». Ecrire consiste à rouvrir les plaies ou à les cicatriser ?

Paul Auster : Les deux, mais mieux vaut se confronter aux choses que de leur tourner le dos. Si je décris l’écriture comme la musique du corps, c’est parce que le corps et l’esprit sont indéniablement liés. Le langage et le son me paraissent essentiels à cette entreprise, parce qu’ils donnent la profondeur du sens à la prose. Quelles que soient les difficultés de l’écriture, je me sens plus heureux et pleinement vivant quand je travaille. Entre deux livres, je suis juste un névrosé normal (rires) !

Pourquoi cette envie de scruter les choses infimes du quotidien ?

La vie ordinaire est intéressante à examiner. Nous sommes façonnés par nos expériences, nos douleurs et nos plaisirs, mais le propos du livre vise à dire qu’il n’y a rien d’exceptionnel dans mon existence. Je ne suis qu’un exemple parmi d’autres. Chanceux, je n’ai pas été déchiré par la guerre, la famine ou les terribles choses de l’humanité. Il ne s’agit, à mes yeux, ni d’une autobiographie ni de mémoires. Le but n’étant pas de m’intéresser à moi-même, mais d’expérimenter ce que signifie être vivant. J’espère que les lecteurs partagent cela, grâce à toutes ces petites choses de la vie que je décris. Puissent-elles faire écho à leurs maux, leurs joies ou leurs expériences sexuelles.

Ce livre évoque d’innombrables déménagements et une vingtaine d’adresses différentes, votre véritable maison est-elle dès lors l’écriture ?

L’écriture représente effectivement ma résidence. Tant que j’ai une page blanche devant moi, je me sens chez moi. J’ai écrit toute ma vie, mais ce n’est néanmoins pas confortable. Prendre la plume reste un challenge difficile, or j’aime cet effort en soi. C’est une tentative de dire quelque chose de vrai, si possible de façon intéressante. Il y a dix ans, je me suis demandé pourquoi j’avais fait ça tout au long de mon existence. Conclusion : pour écrire, on doit tout donner de soi. On fournit, chaque jour, un effort maximal. Même si je déchire mon travail, à la fin de la journée, je peux me lever de ma table en ayant l’impression d’avoir tout donné. C’est l’un des rares jobs au monde, où les gens font ça. Impossible d’être feignant pour trouver la bonne phrase. Certains écrivains trichent en imaginant des formules, alors qu’il faut se réinventer chaque jour. C’est précisément ça que j’aime.

En quoi l’écriture vous nourrit-elle ?

Quand on est assis, seul dans une pièce, on a le sentiment que l’univers entier se trouve là. Tout est possible, tant on doit s’ouvrir à l’ensemble des beautés et des laideurs du monde. Cela peut sembler déprimant, mais il est fondamental d’aller au coeur des choses, au lieu de se cacher.

Ce qui vous intéresse, c’est « l’enfance, la jeunesse, avant que l’écrivain ne devienne lui-même ». Est-ce cette genèse que vous décrivez ici ?

Je n’y avais pas pensé… Mais quand je lis la biographie d’un artiste, je suis toujours attiré par son enfance. J’aime découvrir cette part personnelle qu’on ne connaît pas. Comment s’est-il développé en figure publique ? Je ne me présente pas comme un écrivain, mais comme quelqu’un qui éprouve, ici, le désir de raconter de petites histoires et des anecdotes. Ce bloc de prose, composé d’expériences en « fugues musicales », serait comme la chanson d’une vie. Lorsque je revisite mon enfance, il n’y a tant de choses dont je ne me souviens pas. Outre des flashs, représentant des expériences émotionnelles imprimées, il reste des perceptions vagues ou des puits nébuleux. La vie quotidienne représentant un flux continu, il est difficile de distinguer un jour d’un autre jour, or certains sortent du lot. Alors qu’il avait 75 ans, mon ami, le poète américain George Oppen, m’a fait cette émouvante confidence : « C’est si étrange que la vieillesse arrive à un petit garçon. » Je le ressens également… Plus le temps avance, plus je pense à mon enfance. J’ai beau vieillir, je reste profondément connecté à elle.

Que reste-t-il du petit garçon en vous ?

Je travaille actuellement à un livre, qui sera le jumeau de celui-ci, puisqu’il parle de souvenirs encore plus anciens. Pour moi, tout a une histoire. Quand je regarde les nuages, je continue à y chercher des visages, des paysages ou des tableaux. Un souvenir surgit soudain. Je me revois à trois ans et demi. Mon papa m’encourage à faire du tricycle, tout en mangeant une prune, mais après une première bouchée, je la jette dans la rue. Il me reste un terrible sentiment de culpabilité envers mon père. N’avons-nous pas tous nos prunes (rires) ?

« Nous héritons d’histoires. » Quelle est la vôtre et en quoi vos racines juives vous ont-elles façonné ?

Au début, je ne savais pas que j’étais Juif. Mon prochain livre se penchera justement sur cette question, quand ai-je compris que j’étais Américain et Juif ? La Seconde Guerre mondiale s’étant achevée peu avant ma naissance, on s’amusait à jouer à la guerre. Or quand j’ai saisi d’où étaient issues ma famille et mes racines, ça m’a fait un drôle d’effet. C’est là que j’ai réalisé à quel point la vie est précaire et arbitraire. Mes grands-parents sont partis à temps en Amérique, mais toute leur famille a été annihilée en Europe. Même si ce pays a sauvé les miens, c’est particulier d’être Juif en Amérique. L’appartenance n’étant pas totale, c’est comme si une part de moi restait extérieure… Le sentiment d’être un outsider transforme les gens en artistes. Si on était totalement satisfait, on ne ferait pas d’art.

Vous écrivez d’ailleurs que « nous sommes tous des étrangers à nous-mêmes ». Récolter ces « îlots de mémoire » est-ce une façon de vous réapproprier votre vie ?

Si l’outsider est lié au groupe, l’étranger est lié à soi-même. On ne se comprend jamais, tant on se surprend dans le meilleur et le pire. C’est parce qu’on ne se voit pas qu’on ne sait pas qui on est. Certes, je peux regarder mes mains ou mes pieds, mais pas mon visage, or c’est ça qui définit une personne. Durant l’acte d’écrire, des « îlots de mémoire » remontent à la surface. On n’en a jamais fini quand on écrit sur soi, sur sa famille ou sur le monde. Peut-être est-ce pour cela que je continue… Quand je compose un livre, je me bats pour faire émerger du chaos quelque chose de cohérant concernant mes idées, mes pensées ou mes expériences.

Diriez-vous que c’est un roman sur l’identité ?

L’identité, je ne sais pas ce que ça signifie. Je sais qui je suis, au sens basique, d’où je viens, qui sont mes grands-parents, mais je ne connais pas mon « passé génétique ». Cela m’intéresse intensément. On m’a même offert une recherche sur mon génome, mais j’attends encore le résultat. Dire que certains retrouvent des aïeux aux quatre coins de la terre !

Pourquoi redoutez-vous vos faiblesses ? La vieillesse correspond-elle à leur acceptation ?

Il s’agit d’une partie du livre, pas de son thème principal. Ces pages nous rappellent effectivement qu’on se croit fort, alors qu’on ne l’est pas toujours. Au fil du temps, on acquiert une sagesse qui nous permet d’accepter nos faiblesses et nos échecs. C’est un cheminement obligé, mais l’important est de se pardonner. Là, on approche toutefois d’une question éthique, à laquelle chacun doit décider pour soi.

Devient-on réellement adulte lorsqu’on perd ses parents ?

Non, perdre un parent correspond à une terrible déchirure. On entre alors dans une autre période de sa vie… Il y a différentes façons de grandir, mais j’attends toujours de découvrir la mienne.

Ce livre rend aussi hommage aux femmes de votre vie. Que vous ont-elles appris ?

Quelle question ! C’est énorme ce que vous me demandez là (rires). Honnêtement, je ne sais pas si ce n’est que je ne fais pas de distinction entre les hommes et les femmes. Certains hommes ont peur des femmes, mais moi, j’ai toujours aimé leur compagnie. A commencer par ma mère, que j’adorais. Et puis, je suis un éternel amoureux. Ma femme, Siri Hustvedt, m’a enseigné énormément de choses. Elle m’a aidé à être optimiste en ce monde et ce, en dépit de mon fervent pessimisme. C’est elle qui m’a appris à apprécier les petits plaisirs de la vie. Mais Siri est nettement plus heureuse que moi. J’admire sa capacité à sourire et à rire. Sa présence m’est précieuse. Vivre avec un autre écrivain me semble merveilleux. Elle est d’ailleurs ma première lectrice. Ce n’est donc pas un problème pour nous, au contraire c’est bien plus avantageux d’habiter avec quelqu’un qui comprend parfaitement ce que vous faites.

L’écrivain, en vous, observe également le monde. Qu’est-ce qui vous touche dans « les fléaux de la vie américaine contemporaine » ?

L’Amérique d’aujourd’hui est un lieu très problématique. Elle traverse un moment de crise, tout comme bon nombre de pays, y compris la Belgique. Le conflit a toujours fait partie de la société américaine. Sa pensée s’articule autour de deux idées. Primo, chacun vit pour soi, totalement libre. Secundo, il faut reconstruire ce pays ensemble, en étant responsable les uns des autres. Exceptée la guerre civile, nous avons réussi jusqu’à présent à combiner ces deux idéologies. Mais on se situe dorénavant dans un moment antagoniste. Certains ne parlent plus la même langue, tant ils sont opposés. On revient, hélas, en arrière.

Quelles révolutions s’avèrent nécessaires ?

Quand j’observe le monde – que ce soit en Russie, en Espagne ou au Moyen-Orient – je suis frappé par ces révolutions, lancées par des jeunes de 20-30 ans, bien souvent laïcs et éduqués. Etant donné qu’ils vivent dans des pays sans travail ni avenir, ils ont du mal à y croire. Toutes ces protestations de rue ne s’accompagnent pas d’une organisation politique, susceptible de changer les choses. J’ai toutefois l’impression que le monde, qu’on a connu et bâti, doit changer, or nul ne sait comment. Alors que le marxisme a donné l’espoir d’une société juste, le triomphe du capitalisme ne fonctionne pas. Le consumérisme ne peut pas être érigé en religion, parce qu’il n’apporte guère de satisfaction et de bonheur. Malheureusement, personne n’a développé une nouvelle philosophie pour vivre dans le futur. Nous traversons donc une crise intellectuelle et émotionnelle.

Vous estimez que « chaque période fabrique ses propres légendes ». Quelles sont les nôtres et est-ce à l’écrivain d’en imaginer ?

Je ne suis pas sûr que nous sommes en train de construire des légendes actuellement, mais ce n’est point le rôle de l’écrivain. Notons toutefois une bonne chose : alors que le XXe siècle est synonyme de boucheries et de bains de sang, notre époque récente n’a plus vécu de guerres mondiales. Bien que nous connaissions toujours de violents conflits, ils ne se déroulent pas à la même échelle. Peut-être que la légende de notre époque sera celle d’une ère plus paisible, mais elle devra néanmoins tenir compte des insatisfactions ambiantes.

Qu’en est-il d’Obama, est-il entré dans la légende ?

Je ne dirais pas qu’il incarne une légende, mais il est sûr qu’il représente une figure historique importante, tant pour les Etats-Unis que pour l’Occident ou le reste du monde. Avoir un président noir est extraordinaire, c’est l’une des choses les plus positives que j’ai vécue. Il y a pourtant tellement de gens qui le haïssent à cause de sa couleur de peau, or cela paralyse le pays. Je suis d’autant plus désolé pour lui qu’il est coincé. L’opposition est si forte, si véhémente que cela semble presque irrationnel.

Votre livre s’intitule Chronique d’hiver. Une fois qu’on entre dans l’hiver de sa vie, à quel printemps aspire-t-on ?

Il n’existe que quatre saisons. Comme je demeure désormais dans la période hivernale, j’espère qu’elle sera douce et clémente. Ce n’est finalement pas si mal d’être vieux. Le physique est bien entendu amoindri. Que voulez-vous, on n’a plus la même force ou la même rapidité qu’avant, mais croyez-moi tout le reste est mieux. Ainsi, c’est bizarre de perdre la peur. On s’en fout du qu’en-dira-t-on, parce qu’on réalise qu’on est avant tout le produit d’une expérience et d’un vécu. Ce sentiment d’avoir de moins en moins de choses à perdre est porteur d’une certaine liberté.

PROPOS RECUEILLIS PAR KERENN ELKAÏM, À PARIS

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